Elle entre, à l'aise, elle promène son regard un peu partout, elle prend ses marques, admire et complimente. Je la remercie, la décoration est simple mais c'est vrai que contrairement à la plupart des hommes seuls, j'ai aménagé l'appartement avec un peu plus qu'un frigo pour les bières, le matelas pour dormir et la télé pour s'occuper. Pour commencer, je ne trouve pas sain pour un enfant de vivre là-dedans, et ensuite, si je ne veux pas avoir le mal du pays, j'ai besoin de me rappeler le chaud soleil d'Italie. Le salon est donc grand, bien éclairé, une lithographie de Venise, ma ville natale, au mur, deux ou trois plantes vertes ici et là. Et puis bien entendu, il y a ma collection de DVDs, qui arrive deuxième derrière mon fils dans mon cœur, soigneusement alignée sous l'écran plat.
Je ris quand elle me complimente également sur le dîner à venir.
- Les américains croient que les pizzas à dix dollars et les pastabox représentent tout le talent culinaire de l'Italie, mais c'est de la connerie ! Ces pâtes, tu t'en souviendras toute ta vie, et un jour, tu iras à Venise, tu trouveras un restaurant coincé entre une maison prête à s'écrouler sur ses pilotis et un cordonnier qui va bientôt atteindre les cent ans, dans les tréfonds de la ville, l'odeur qui s'en échappe te rappellera une soirée merveilleuse datant de ta jeunesse, alors tu y entreras. Tu commanderas des spaghettis bolognaise sans vraiment y réfléchir, tu sais juste que c'est ça que tu veux. Et quand tu prendras ta première bouchée, tu te souviendras de l'italien sexy à la chemise tachée de café, qui t'a fait les meilleures pâtes du monde, des pâtes qui avaient exactement le même goût que celles que tu manges maintenant. Tu sais pourquoi ? Parce que ce restaurant, c'est celui de la meilleure amie de ma mère, qui a tout appris à ma mère, qui m'a tout appris à moi. Tu peux y aller dans quarante ans, ne t'inquiète pas, il sera toujours ouvert, il existe depuis des générations et ils ne risquent pas de laisser tomber l'entreprise familiale un jour.
Je raconte volontairement cette histoire avec ma plus belle voix de lover, en appuyant mon accent, en une caricature honteuse des clichés italiens. Pourtant ce que j'ai dit est tout à fait véridique. Je prends la bouteille qu'elle a ramené et regarde l'étiquette. Je ne sais pas si elle l'a fait exprès, mais elle a pris précisément le bon vin pour accompagner le plat que j'ai préparé. Mais elle n'a pas fini et mes yeux pétillent quand je la vois sortir une bouteille de tequila. Ça tombe bien, j'ai du citron vert...
- C'est parfait, tu n'aurais pas pu faire mieux ! Je te garantis un excellent vendredi soir, alors. En tout cas, tu me remontes déjà le moral, ajouté-je avec un clin d’œil.
Je sers nos deux verres, en la laissant s'installer sur le canapé. Sans plus tarder, je retourne dans la cuisine, où tout est prêt et sent délicieusement bon. Je mets en un tournemain les spaghettis parfumés au basilic dans deux assiettes, ajoute la bolognaise maison par-dessus, mets ce qui reste dans un bol et ramène le tout, avec fourchette, cuillère et parmesan, sur la table du salon. Je n'ai pas de vraie table, j'ai préféré prendre une table basse à la hauteur modulable, et je la fais remonter afin que nous soyons idéalement installés.
- Si tu veux un couteau, demande, je ne t'en voudrai pas, promis, plaisanté-je.
N'empêche que j'ai voulu faire le malin, mais je ressens un violent pincement au cœur en m'installant à côté d'elle. Avant qu'elle arrive, quand je cuisinais, j'avais presque l'impression d'être de retour chez moi, et je m'étais illusionné dans cette idée, savourant les souvenirs ramenés à la vie par mes gestes. Et maintenant, alors que j'ai fini de m'agiter, je me souviens que je ne suis plus chez moi, que ma mère est morte et ne critiquera plus jamais ma cuisine, que le seul rappel que j'aie de ma ville chérie est une simple reproduction accrochée à un mur, que les plantes égayant mon salon ne sont qu'une pâle imitation des oliviers embaumant la campagne italienne. Je suis écrasé par un terrible mal du pays depuis que je suis arrivé ici, et je n'ai même pas eu le temps de prendre cinq minutes pour m'attarder sur ce problème. Ça n'était pas arrivé l'année dernière - sans doute parce que le déménagement s'était déroulé sous de bien meilleures augures - si bien que cette fois, je suis totalement perdu et ignore comment y réagir.
Allez, Ezio, ce n'est pas le moment. Tu as invité cette fille sympa et sans prise de tête pour te changer les idées, justement. Haut les cœurs ! Je lève mon verre et plonge mes yeux dans les siens. On trinque. On boit. On commence à manger.
La soirée a commencé, ce soir, il n'existe plus rien d'autre que ce vin et cette fille qui me tendent les bras.