HUGO N.-L. De La Rose ► Ryan Cooper

Elle te regarde vulgairement, son carnet de notes en mains, les lunettes sur les yeux, l'air sévère. Miss Wellington suit ton cas depuis qu'on a diagnostiqué ta maladie : le syndrome d'Asperger. Et rien que pour ça, tu la détestes. Car en 15 ans, tu n'as fait aucun progrès, aussi minime fut-il. Du moins, il n'y aura jamais aucun progrès possible. Seulement, on t'avait fait quelques promesses, en début de traitement. Promesses dans lesquelles un gamin de huit ans, victime de la moquerie de ses camarades, ne peut qu'y mettre de l'espoir, en vain. "Alors mon chéri, comment s'est passée ta semaine?" Le rouge recouvrant ses lèvres gercées et craquelées t'avait toujours donné froid dans le dos. Si c'est pour vous donner une idée de ce à quoi la vieille chimère - qui t'a servie de psychothérapeute pendant près de vingt ans maintenant, ressemblait, imaginez vous Germaine, dans Monster Inc. Ajoutez-lui un sourire sadique au visage, et vous aurez Miss Wellington. Tu paniquais, tu tremblais rien qu'à l'idée de pénétrer dans son bureau. Tous les stéréotypes de la psychologie étaient regroupés dans cette pièce, y compris le long lit sur lequel tu t'étendais, pour lui raconter ta semaine, de façon lasse. "Comme la semaine passée.", avais-tu pris l'habitude de dire, au fil du temps. Jamais tu ne t'es vraiment exprimé sur tes émotions. Et puis, tu préférais esquiver ses questions, ne sachant jamais quoi répondre, ce qui inquiétait autant Miss Wellington, que tes parents.

P'pa, passe-moi les pinces, je dois ajuster un truc." Et tu disparais sous la voiture, pour réparer ce qui cloche. Perfectionniste, il n'y a sûrement que dans le domaine de l'ingénierie et des voitures que tu excelles à perfection. À l'exception du sport, et encore là, ta passion se résume aux voitures. Les voitures, c'est ta thérapie. Les voitures te mènent assurément plus vers le chemin de la guérison psychologique que ta psychothérapeute ne peut le faire. C'est ton père qui t'a fait connaître sa passion. Encore en Nouvelle-Orléans, il s'était ouvert un garage. Vous n'avez jamais vécu librement. L'argent est ce qui vous a toujours manqué, et pourtant ça n'a empêché personne d'être heureux, chez les De La Rose. Si ça ne vous a pas empêché d'être heureux, ça vous a pourtant empêché de poursuivre paisiblement la vie en Louisiane. Vos concitoyens de la Nouvelle-Orléans préférant les tramways et les rues touristiques aux voitures, ce n'est pas là qu'aurait réussi ton père à subvenir aux besoins de la famille. C'était donc en train bas âge que vous avez quitté la Louisiane pour vous installer aux États-Unis, à Boston, où tout a semblé s'enchaîner. On te croyait atteint de du trouble du déficit de l'attention, ce pourquoi ta mère t'a fait suivre par un spécialiste, sans succès. Jusqu'à ce qu'on te diagnostique, si on peut dire ainsi, le syndrome d'Asperger, qui ressemble de près  à l'autisme, sans les difficultés de langage pour en rajouter sur tes problèmes. Aujourd'hui, vingt ans de thérapie, ou de suivi par cette Miss Wellington, que tu ne sembles apprécier guère, mais que tu retournes tout de même visiter semaine après semaine, comme si elle représentait le seul support véritable que tu peux avoir, la seule routine sur laquelle tu peux t'appuyer.

P'pa.. tu es sûr que c'est ce que tu veux?, lui avais-tu demandé d'une voix tremblotante, passant tes yeux à tour de rôle sur le bonhomme, puis sur la bonne femme. Tes parents sont fiers de toi. Tu le vois, et jamais tu n'as été si heureux. Intérieurement, c'est le chaos du bonheur. Suite à de nombreuses années d'incompréhension, d'essais et d'erreurs, ils sont parvenus, au bout du compte, à comprendre ce qu'était le syndrome d'Asperger, et à gérer ton cas, selon la manière dont tu en étais atteint. Jamais ils n'ont connu une personne aussi enjouée, dévouée pour un projet, pour un sujet, pour une matière telle que les voitures, la mécanique, l'ingénierie.. Jamais ils n'ont vue une personne mettre autant d'efforts dans un seul projet, pour en faire le but de sa vie. Même ton père, qui tenait le garage qu'il t'offre maintenant, qu'il va mettre à ton nom, car incapable de continuer de travailler suite au diagnostic de son problème cardiaque.. Même lui n'a jamais été si motivé que tu peux l'être. Ils ont appris à comprendre tes maladresses évidentes dans les relations sociales - bien que peu nombreuses depuis le temps, que tu entretiens. Tu comprends peu les réactions des gens autour de toi. Un sourire en coin, un haussement d'épaules, un clin d'oeil, tu ne sais rien analyser. Ou si tu commences à faire des progrès sur certains points, ça te prends beaucoup d'efforts de ce côté. Tu n'es pas handicapé. Ni déficient intellectuellement. Tu n'es pas réellement atteint des traits physiques d'où l'on reconnaît la plupart des personnes atteintes du syndrome d'Asperger. On te croit égocentrique, niais, et parfois même hautain. Tes parents ont su comprendre la raison de ton isolement, et ton besoin de suivre une routine. Ils t'ont encouragé du début à la fin dans la démarche de tes études - que tu réussis d'ailleurs haut la main. Tu as même obtenu une bourse en ingénierie. N'ayant pas vraiment d'argent autre que celui que tu te fais grâce au garage depuis tes quatorze ans, aux côtés de ton père, jamais tu n'aurais cru pouvoir intégrer une université aussi prestigieuse qu'Harvard. Tu n'en avais même pas vu la possibilité en rêve. Et pourtant, le premier jour de la nouvelle année scolaire de tes dix-huit ans, tu te trouvais sur le campus de l'université Harvard, fier, dans ta bulle, et c'est ainsi que tu as continué ta vie d'adulte. Atteint du syndrome d'Asperger, suivi par une psychothérapeute qui t'apaise, mais te paraît pourtant futile, propriétaire d'un garage indépendant, t'isolant constamment des autres, peu bavard, peu démonstratif de tes émotions, ne comprenant pas trop celles des autres qui t'interpellent, tu essaies d'avancer la tête haute au travers des moqueries de ces immatures qui se croient tout permis, ceux qui ne fournissent aucun effort et qui, au bout du compte, finirons leur vie le cul par terre. Après tout, bien qu'elle paraisse inutile aux yeux de bien des gens, voire trop compliquée, ta vie te plaît comme elle est.