« Mademoiselle Strudwick, comment allez-vous aujourd’hui ? » Je sais pas, comme d’habitude imbécile ? Simple coutume ou formalité pour introduire la séance. Un sourire exaspéré se dessine sur mon visage, puis je jette un coup d’oeil au garçon qui tourne autour de sa chaise. Il est mignon ce petit garçon, environ cinq ans, des cheveux blonds et les yeux marron. Rien d’extraordinaire. Il rigole et le son de sa voix résonne dans l’ensemble de la pièce. « Il est là ? » demande le docteur, le regard dans le vide à ses yeux, un simple sourire répond à ma place. « Où voulez-vous qu’il soit monsieur Fitzgerald ? ». Je parle calmement, je n’ai pas peur de lui, ni de ce petit garçon. « Il vous parle ? ». Je soupire, ce docteur ne comprenait définitivement rien, chaque jour je devais lui répéter les mêmes phrases. Des dialogues similaires s’enchaînaient de jour en jour, ne laissant aucune place à l’imprévu, tout était bien huilé. « Parlez lui Saphir ». Il me prend pour une imbécile ou quoi ? Les docteurs pensent toujours qu’on ne se doute pas de ce qu’ils ont derrière la tête, mais moi, oui. « Vous savez très bien que ce n’est pas comme ça que ça marche, monsieur ». Et puis, je l’observe, une larme se construit en douceur dans le creux de mon oeil avant de se rompre suite à un clignement. Elle descend le long de ma joue avant d’atteindre la commissure de mes lèvres, un goût salé envahit ma bouche et je déglutis afin de faire passer cette sensation désagréable. « Je crois que c’est mon frère monsieur, celui que j’ai tué ». Je penche la tête légèrement à droite avant de sourire de nouveau.
J'étais en train de clore le premier chapitre de mon futur non publiable livre puisqu'il était seulement personnel. Ma thérapie à moi pour extérioriser et en même temps faire travailler mon style d'écriture. Malheureusement, ou heureusement, je n'étais pas folle comme la protagoniste de ce récit. J'avais certes eu l'occasion de passer deux mois dans un hôpital psychiatrique suite à des problèmes psychologiques de toute évidence mais j'avais eu la chance de ne pas hériter des gènes de ma mère. Du moins je l'espérais, je n'avais jamais osé faire un test afin de vérifier la véracité de mes pensées. C'était pour cela que j'écrivais indirectement sur cet épisode de ma vie, parce que je connaissais et que je pouvais me permettre d'écrire en connaissance de cause. Et sûrement parce que ça m'aidait à accepter qui j'étais, mon chemin et mon passé. Ah mon passé, parlons-en. Je pourrais écrire un bouquin sur ma misérable petite vie qu'on m'accuserait de dramatiser tellement il semble peu joyeux. Mais je ne suis pas du genre à étaler ma jolie petite vie devant tout le monde. Je suis née d'une mère folle, schizophrène qui avait eu la charmante idée de copuler avec un inconnu quelque part - le lieu n'était pas spécifié dans mon dossier, ma mère changeait souvent de version à cause de sa maladie - sans se protéger, sûrement qu'elle pensait à cette époque-là posséder des super pouvoirs contre la grossesse et les maladies, ou alors elle avait tout simplement oublié. Le résultat restait le même, je suis née. Malgré un contexte familial délicat, les services sociaux avaient accepté de confier ma garde à cette dernière en gardant un oeil sur mon évolution. Cependant, malgré sa bonne volonté, ma génitrice était incapable de s'occuper de moi et de répondre à mes besoins, dans une période de lucidité impressionnante, seulement deux semaines après ma naissance, ma mère avait décidé de me laisser à l'adoption. Encore aujourd'hui, j'ignore si elle est vivante, où elle se trouve et je n'ai jamais cherché à le savoir, c'était une décision qui lui appartenait et j'ai décidé de la respecter pour toujours.
Rapidement, le système me trouvait une place dans une famille américaine, les Strudwick. La seule famille que je n'ai jamais connu jusqu'à mes cinq ans puisque je n'avais bien évidemment aucun souvenirs de ma « première vie ». À présent, j'aimerais ne plus avoir aucun souvenirs de ma « seconde vie ». Grâce à ce couple, j'ai appris depuis le berceau que violenter des enfants était une chose acceptable, que faire souffrir un autre individu était la réponse la plus appropriée mais surtout j'ai appris à me taire face à ces atrocités. J'ai également appris à recevoir sans donner, à me taire quand il le fallait et à retenir mes larmes. Les Strudwick avaient pour habitude de donner des coups aux enfants qu'ils adoptaient. La seule différence entre nous et les autres adoptés, c'était qu'on apportait d'une manière différente du bonheur à nos parents adoptifs. Je n'étais pas seule puisqu'il y avait également Alexander, Spencer, Scarlett et d'autres, et à présent ce sont eux ma famille, la vraie, non pas ces parents horribles. Alexander, de trois ans mon aîné suite à un coup de toute évidence trop fort avait eu un bras cassé et ce jour avait marqué notre délivrance puisque son voyage à l'hôpital avait permis aux autorités d'apprendre ce qu'il se passait véritablement chez la charmante petite famille Strudwick. Le deuxième chapitre de ma vie se terminait, laissant derrière moi ceux que je considérais comme mes frères.
Une famille de classe moyenne décidait de m'adopter suite à l'infertilité de madame Zimmerman mais avec du recul je pense que c'était surtout pour combler un manque affectif de la part de son mari. Je n'étais pas l'enfant rêvé puisque j'étais clairement perturbée. Les professeurs faisaient venir mes « parents » pour parler de mon comportement qu'ils qualifiaient d'anormal malgré mes résultats plus que satisfaisants. Le problème était que j'avais peur de tout le monde et il m'arrivait de faire des crises de panique lorsqu'on me touchait ou lorsqu'on me parlait tout simplement. Je n'étais pas violente et je pleurais devant le moindre acte de violence même lorsqu'il s'agissait d'un acte minime et souvent non intentionnel. La paranoïa envahissait mon enfance et le début de mon adolescence à tel point que je ne parlais que très peu. Le jour de mes treize ans, mes parents adoptifs décidaient de me montrer mon dossier et ce jour-là, j'apprenais la véritable histoire sur ma mère biologique. Nouveau traumatisme ? Bien évidemment. Suite à cette révélation, une nouvelle obsession était née chez moi : aider les pauvres. Je passais mon temps libre dans une association de mon quartier où j'aidais les personnes en détresse, sûrement dans l'espoir de tomber un beau jour sur ma mère jusqu'à ce que je réalise que ce n'était pas ce que je voulais et que je devais accepter sa décision. J'étais bien évidemment consciente que même si elle avait décidé de me garder, cela n'aurait pas duré longtemps, sa maladie non contrôlée l'empêchait de prendre soin de moi et les Zimmerman se débrouillaient parfaitement malgré des revenus plus que moyens. Ils n'étaient pas très chaleureux mais ils m'aimaient à leur façon, leur froideur me permettait de garder la tête hors de l'eau. Avec eux, je pouvais vivre sans me noyer. Néanmoins, mes problèmes ne guérissaient pas avec le temps et mes parents décidaient de m'interner à mes quinze ans afin de me faire suivre une thérapie de deux mois dans un hôpital psychiatrique. Ils savaient pour ma première famille adoptive et de toute évidence, les dégâts étaient toujours présents. La thérapie ne m'avait pas « guéri », on ne peut pas guérir de ce genre de blessure mais j'étais ressortie plus sereine et je n'étais plus « bizarre ». Enfin si, mais je rentrais dans une normalité plus acceptable, néanmoins je continuais à aider dans des associations. Je n'étais également pas seule dans cette famille puisqu'il y avait une autre fille et un garçon, plus âgés, étrangement malgré la grande partie de ma vie que j'avais partagée avec eux, le lien qui nous unissait restait moindre par rapport à celui qui me liait à mes frères et soeurs chez les Strudwick et c'était la raison pour laquelle je gardais leur nom de famille. Ces cinq ans de mon existence faisait ce que j'étais aujourd'hui, un être étrange et torturé mais qui pouvait s'émerveiller devant un rien. Malgré mon caractère paranoïaque je n'étais pas du genre à me laisser faire puisque abdiquer sans rien dire, c'était reproduire le même schéma que j'avais vécu durant toute mon enfance et je n'étais plus disposée à me faire torturer, qu'importe la manière.
Par miracle avec l'aide de mes bons résultats, j'entrais à Harvard avec une très bonne bourse permettant à mes parents de m'envoyer là-bas sans craindre de vivre dans la rue pour payer mes études. Je décidais de prendre la journalisme et la sociologie puisque depuis petite j'aimais écrire et que les comportements humains suite à mon passé, m'intéressaient. De plus pour payer mon appartement je donnais des cours de soutien à des collégiens et lycéens tout en cumulant un job qui n’en était pas vraiment un puisque je tenais depuis deux ans un blog et je pouvais donc me qualifier de « blogueuse mode », je suivais une nouvelle génération où internet était au centre de beaucoup de choses. Etrangement et à ma grande surprise, j’aimais faire ça et je jouais le jeu avec plaisir. J’arrivais donc à Harvard et le destin réunissait une nouvelle fois les Strudwick.