Encore une journée de travail. Heureusement que Pavel tâchait de varier et de faire en sorte que les journées ne semblent pas monotones. Pourtant, il n'y parvenait pas jusqu'au bout. Il y avait toujours ce parfum amer à la fin de la journée. Cette atmosphère si lourde. Autrefois, lorsqu'il rentrait de l'Université, sa fille venait se jeter dans ses bras, et son épouse l'embrassait tendrement sur les lèvres. Mais voilà bientôt deux ans que ce n'était pas arrivé. Deux longues années que le trentenaire se sentait vidé de tout. Sa femme était décédée brutalement, d'une manière si froide et lui rappelant tant la mort de son frère...Et il avait tout gâché à propos de son enfant. Au lieu de se faire plus présent pour elle, de la rassurer, de la serrer dans ses bras, il s'était tourné vers le désespoir. Il avait sombré dans l'alcool. Sans doute la petite avait dû en parler à l'école, certainement éprouvée par le fait que son père reste affalé sur le divan tout son temps libre et par le fait qu'il soit parvenu, une fois (et une fois seulement) à oublier d'aller la chercher après la danse.
Mauvais père. Homme stupide.
Ce soir-là, après avoir délaissé sa sacoche de documents sur la table basse et balancer sa veste contre le canapé, il se hâta dans la cuisine, sortit une bouteille de vodka qu'il ouvrit, avant de ne la porter à ses lèvres. Et soudain, une hésitation. La même qu'à chaque fois où il faiblissait. Il devait être fort. Pavel avait arrêté son traitement quelques semaines auparavant. En effet, les comprimés qu'il prenait et qui lui interdisait de boire ne lui convenait pas. Il avait fini par se jeter sur les boissons. Il s'était senti si mal qu'il avait cru être en train de mourir. Il avait même loupé une journée de travail, ce qui lui avait valu une bonne convocation. Fort heureusement, ses compétences et son sérieux n'étaient plus à prouver, et certainement le directeur avait-il eu pitié du professeur en observant sa pâleur et ses mains tremblantes. Dans tous les cas, il n'avait plus le droit à l'erreur.
Reposant la bouteille contre la table, il ferma les yeux un instant. Il recommençait à boire. Chaque jour un peu plus. Bientôt, tout ce qu'il avait réussi deviendrait vain. Bientôt, il sombrerait de nouveau dans la loque qu'il avait été. Il pensa alors à sa fille, Jenny. Jenny mon ange, pardonne-moi. Jenny, je t'en supplie, comprends-moi. Mais que pouvait-elle comprendre ? Elle n'avait pas encore atteint l'âge de dix ans. On la privait de son père et chaque soir au téléphone, sa petite voix lui rappelait combien elle lui manquait.
Il revînt donc au salon de son appartement, contrôlant ses pulsions comme il avait longtemps su le faire. Un être comme lui n'aurait jamais dû se retrouver dans un état pareil. Ce devait être une erreur de la nature. Le trentenaire allumant son ordinateur portable et se brancha illico presto sur Skype. Quelle ne fut sa joie lorsqu'il remarqua que sa mère était en ligne ! Il pourrait ainsi certainement avoir une conversation vidéo avec sa fille. Voir son petit minois lui ferait sans doute énormément de bien et lui rappellerait pourquoi il devait se battre. Mais personne ne répondit à son appel. Il dût retenter trois fois avant que sa mère n’apparaisse à l'écran. Elle lui annonça que Jenny était partie en classe de neige pour quatre jours. Comment avait-il pu oublier ? Il n'avait même pas appelé le matin-même afin de lui souhaiter bon voyage et de la rassurer ! Oh mon Dieu ! Pourquoi donc ce fichu boulot lui prenait tant de temps. Une moue déçue et attristée s'empara des traits de son visage alors que le trentenaire avait la sensation de s'effondrer. Depuis deux semaines, il avait tout raté. Etait-il déjà un homme fini ? Avait-il tord d'espérer encore se relever alors qu'il se trouvait peut-être encore plus bas qu'il ne le pensait ?
Il souhaita une excellente nuit à sa génitrice avant d'éteindre son ordinateur d'une main.
Il se rendit alors compte qu'il était aussi vide qu'une coquille d'oeuf délaissée : il n'avait pas faim, il n'avait même pas envie d'alcool. Il se laissait aller dans des idées plus noires les unes que les autres. Seule, il dépérit. Une voix dans sa tête, cette voix qui le tétanisait, qui lui soufflait ces paroles affreuses : Tu n'es qu'une larve Pavel. Tu vas faire du mal à toute le monde. Surtout à ta fille.
Il avait envie de hurler, de se débattre, de se défenestrer, mais au lieu de cela, il se saisit de son téléphone, après s'être levé d'un bond de son apathie. Recherchant dans ses contacts, ses yeux se fixèrent sur un nom. Ellie. L'infirmière de l'université d'Harvard, mais surtout l'une de ses plus grandes amies. Elle savait ce qui lui arrivait, elle était au courant d'absolument chaque détail, ou presque. Tous deux étaient confidents, comme deux personnes que le destin réunit dans leur malheur afin qu'ils se rassurent et demeurent heureux. Jamais encore il n'était parvenu à déprimer en sa compagnie. C'était comme un baume sur le cœur. Comme une crème salvatrice. Le cœur battant, les mains tremblantes et moites, une sensation de brûleur dans le ventre, il rédigea un long SMS dans lequel il lui demanda de le rejoindre dans la soirée. Un horaire donné à la va-vite, sans réfléchir, sans se rendre compte qu'il n'aurait pas le temps d'atteindre les lieux aussi vite. Mais cela n'avait pas d'importance. Du moment qu'ils se voyaient. Du moment qu'elle était là. Elle sera là, c'était forcé. Jamais encore elle ne l'avait laissé tomber. Jamais. Tout comme il avait toujours été là pour elle, pour lui rappeler chaque jour à quel point elle était forte, elle était belle et pleine de fougue. Peut-être aurait-il pu tomber amoureux d'elle si la situation avait été différente ? Mais sa défunte épouse possédait encore une énorme place dans son coeur, une place qu'il ne voulait pas réduire, bien que les prétendantes soient nombreuses. Il doutait de lui, il se sentait comme une âme errante sans aucune chance de revivre. Seule Jenny lui donnait la foi. Mais ce soir-là, la flamme s'était éteinte. Il avait encore oublié une étape importante de la vie de son ange. Impitoyable. Stupide. Monstre. Monstrueux...
Rongeant ensuite son cellulaire dans la poche de sa veste, il enfila tout ce qu'il fallait pour rester au chaud et se hâta jusque dans le lieu du rendez-vous. Un bar où il était déjà allé une ou deux fois et où l'ambiance était on ne peut plus plaisante. Rien à voir avec la peur et la douleur de certains endroits clos et privés. Lorsqu'il eut poussé la lourde porte d'entrée, son regard fit rapidement le tour de la salle, pleine de monde, avant de ne s'arrêter soudainement sur son amie. Certainement sa meilleure amie. Il courut presque pour la rejoindre, jetant un œil à sa montre, s'apercevant ainsi de son regard. Il poussa un soupir. Encore une preuve de sa nonchalance et de sa fragilité. Encore une preuve qu'il n'était peut-être pas fait pour ce monde.
Arrivé à la hauteur d'Ellie, le trentenaire lui offrit un pâle sourire.
« Salut. » fit-il simplement. Ses traits étaient défaits. Rien à voir avec ceux qu'il montrait chaque jour lorsqu'il donnait des cours en amphithéâtre. Il faisait semblant. Toujours semblant. Semblant d'être cet homme fort qu'il n'était pas, qu'il n'était plus depuis de nombreux mois à présent.
« Excuse-moi pour mon retard.... je suis désolé, mais je suis tellement un incapable ! » s'exclama-t-il simplement. Il ne prit même pas la peine de lui demander par politesse comment elle allait, ni même de dire encore d'autres mots avant d'enchaîner. Son cœur battait trop fort, il frémissait beaucoup trop, il avait peur. Une crainte qui lui bouffait les entrailles tels les vers un cadavre. Il avait besoin d'évacuer, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'il ne se fasse du mal ou qu'il en fasse à d'autres. « Je ne vais jamais récupérer ma fille ! »
Un cri, un cri de désespoir. « J'ai cédé...Je suis tellement minable. Cela va faire deux semaines que j'aie recommencé à boire, que je ne suis plus mon traitement...Trop de faiblesse. Et tu sais quoi ? J'y ai pensé tout à l'heure...au...au suicide. »
Ces paroles n'étaient pas vraiment liées entre elles, signe de sa véritable souffrance intérieure, mais Pavel n'y pouvait rien. Un rictus inquiet envahissait son doux visage pâle et il baissa même les yeux. Il avait honte. Honte de ce qu'il était.