Pauvre petite fille riche qu'elle est, Théa, possédant pourtant une existence que des milliers, des millions de personnes désirent. Fille unique d'une respectable famille anglaise dont la renommée n'est plus à faire, elle est née à Londres, un jour du quatre janvier quatre-vingt quatorze, faisant le bonheur de ses parents et autres membres de la famille, qui ne lésinaient pas sur les cadeaux, transformant la chambre d'hôpital en salle de jouets, de peluches et de fleurs. Un joli bijou qu'elle était, avec son teint blanc, aussi blanc que la neige qui tombait à travers la fenêtre, et ses yeux verts tournés vers le plafond, comme si elle cherchait déjà à comprendre le monde qui l'entourait. Si seulement, elle savait, si elle avait su. Pourtant, elle a eu une enfance des plus heureuses. Une immense maison, ressemblant quasiment à un château, dans laquelle elle avait droit à une aile entière. Une véritable chambre de princesse, des gouvernantes à son service, une garde-robe qui ferait rêver des tas de filles, toutes les choses qu'elle souhaitait, il lui suffisait de le prononcer. C'était Noël tous les jours de l'année. Une parole, et tac, elle l'obtenait. Sauf ses parents. Mais il fallait comprendre, ils étaient bien trop occupés avec leur travail, à organiser des soirées mondaines, à se rendre ici et là all around the world. Alors Théa devait se montrer sage. On lui a enseigné très tôt les bonnes manières, les façons de se comporter à table, on lui a appris à prier, on l'a baptisé. Ah ça, oui. Les Caldeira-Archibald, famille catholique pratiquante, qui disposaient tous d'une Bible dans leurs chambres et qui se rendaient chaque dimanche à l'église, pour la messe. On y emmenait Siloé, qui faisait ainsi l'émerveillement de toutes les autres personnes présentes, s'extasiant sur cette petite blonde angélique qui savait si bien prier et avait la foi. Siloé, elle, était toujours un peu perdue dans sa robe de dentelle blanche Oscar de la Renta, parmi tous ces adultes, sans cependant en perdre son sourire, parce que comme maman répétait " les photographes seront là, il ne faut pas faire la tête, sinon tu ne seras pas jolie sur les clichés. " Elle se contentait alors de suivre ses parents, sans oser lever la voix, ni se plaindre, toujours pressée malgré tout, de rentrer à la maison. Pourtant, elle s'ennuyait souvent chez elle, toute seule dans sa chambre, regrettant ainsi de ne pas avoir de sœur, ou de frère, avec qui partager tous ses jouets. Dans ces cas, parfois, Mila sa gouvernante attitrée venait s'amuser avec elle durant quelques heures, et il n'y avait pas autre moment où elle était réellement heureuse. Puis quand vint l'âge, on l'envoya au jardin d'enfants, le meilleur de toute la ville. La gamine y voyait tous ses petits camarades venir avec leurs parents, tandis qu'elle, c'était son chauffeur qui la déposait et revenait la chercher. Et quand elle se plaignait auprès de Leanna, sa mère, celle-ci lui répondait toujours que " aucun de ses enfants n'a autant de jouets que toi mon bébé, ils ne vont pas en vacances aussi souvent que toi, ils n'ont pas tout ce que tu as " et résignée, Siloé repartait en sens inverse, pas consolée pour autant. Mais elle a bien aimé la maternelle Théa, il y avait plein de petits comme elle, avec qui jouer pendant des heures, à faire des dessins et rire. L'enfance insouciante qui s'écoulait.
La fortune des Caldeira-Archibald n'est plus à refaire. Grâce à ses arrières grands-parents qui ont réussi à investir dans de nombreux domaines, aujourd'hui c'est à William qu'il en profite. Une station d'essence, une banque, plusieurs agences immobilières dans différents pays, l'aspect financier n'a jamais été un problème. Le père de Siloé n'en est pas devenu radin pour autant, pas de ceux qui conservent tout l'argent uniquement pour leur famille. Se décrivant lui-même dans ses discours comme " un homme du Christ, un adorateur de Dieu, qui souhaite que la paix règne sur la planète ", l'homme à l'imposante stature qu'il est à crée nombreuses associations caritatives, venant en aide aux plus démunis. Et pour être conforme à l'image renvoyée par sa famille, Siloé a toujours apporté son soutien aux plus pauvres. Mais pas parce qu'on le lui imposait, non, mais parce qu'elle le veut. Un bon cœur qu'elle a, la petite des Caldeira-Archibald, comme disaient les gens, faisant la fierté de ses parents. Siloé, elle ne supportait pas de voir des enfants mourir pratiquement de faim ; alors elle œuvrait pour leur apporter de la nourriture et des vêtements, des besoins premiers. Et elle le faisait avec plaisir. Parfois, elle rêvait qu'elle se réveillerait un lendemain et que tout le monde aurait un toit et du pain. Oui, elle était utopique Siloé, souvent même. Et aux côtés de sa mère, sa tante, sa grand-mère, elle se rendait aux quatre coins du monde pour la bonne cause. Elle allait prier dans des églises, distribuait des couvertures aux personnes sans domicile, donnait de l'eau et des biscuits, devant ainsi parfois délaisser l'école au profit de cours à la maison. Et elle était une brillante élève, elle résolvait des problèmes de mathématique sans difficulté, connaissait l'histoire et la science, et avait une grande facilité à retenir ce qu'on lui enseignait. Une adolescente comme en désiraient les parents du milieu social aisé. Ils ne cessaient de la complimenter lorsqu'ils l'apercevaient dans des dîners, des bals, des grandes cérémonies. Belle, intelligente, généreuse. Parfaite. Et dans ses tenues de haute couture, ses sacs et bijoux luxueux, la jeune fille qu'elle était alors dessinait un sourire sur ses lèvres roses, et les remerciait modestement, repoussant les avances des garçons un peu trop avenants. Et ils n'en manquaient pas. Avec ses cheveux blonds bouclés, ses sublimes yeux émeraudes hérité de William et sa taille de guêpe, elle avait tout pour plaire, Théa. Cependant, elle n'avait aucune envie de 'sortir' avec le premier venu. Elle voulait être follement amoureuse, vivre une magnifique histoire, de prince et de princesse. Et un mariage en grande pompe, surtout un mariage en grande pompe. Et à part ça, elle n'avait pas de grand projet Théa. Aussi, elle ne pouvait vivre sa vie d'adolescente comme ses amies, d'aller en discothèque chaque week-end, de boire et fumer comme un pompier, coucher à tout va. Impensable. Elle n'aurait pas pu, la pression familiale accumulée à sa timidité l'en empêchaient. Non, elle, elle était la fille modèle, la bonne chrétienne. Du moins dans un premier temps. Et avec succès, l'adolescente de dix-huit ans a obtenu son diplôme, marquant la fin des années lycée, lycée qu'elle n'a pas vraiment fréquenté, bien trop occupée à être trimbaler d'ici à là.
Dix-neuf ans. Comme à chacun de ses anniversaires, Théa avait droit à une soirée impressionnante, à la Gatsby, où l'or et le champagne débordait, les cadeaux se comptaient par centaine, et où tout le gratin de la bonne société était invité. Les femmes coiffés en chignon, vêtues de robes Chanel et les messieurs en costume Armani défilaient, lui souhaitant tout le bonheur du monde, la santé ainsi que tous ses vœux deviennent réalité. On la contemplait avec admiration Siloé, son visage parfaitement ciselé, sa corpulence fine, elle était époustouflante. On se battait pour avoir droit à ses faveurs, les hommes tentaient le tout pour qu'elle les remarque, mais jamais son attention n'a été capturée. Elle préférait de loin rester en compagnie de ses amies, boire des coupes de champagne coûteux, échanger des potins. Et elle n'avait jamais de surprise lorsqu'elle s'attelait à la tâche d'ouvrir ses paquets : des bijoux Tiffany en diamants, des invitations aux croisières les plus chics, des vêtements crées sur-mesure par de célèbres stylistes, des soins chez les meilleures esthéticiennes de la ville... Parfois, ça la lassait Théa, tout ça. Assise sur son lit à baldaquin, elle se demandait ce qu'aurait été une autre vie, s’entraînant dans de folles pensées, avant de se rendre compte que c'était ridicule, qu'elle possédait tout ce que tout le monde désirait : une excellente situation, l'amour de sa famille, de bonnes amies, des études de médecine ainsi que de stylisme qu'elle entreprenait depuis un an, à l'université prestigieuse d'Oxford. En effet, après son diplôme de lycée et une conversation avec William et Leanna, il avait été décidé que Siloé irait étudier à Oxford, lui achetant une villa non loin de l'université, avec chauffeur et bonnes à disposition, évidemment. Elle passait ses vacances dans les plus belles villes du monde, Paris, Venise, Sydney... Elle n'avait donc pas de quoi se plaindre, et pourtant, lors des prières, elle se surprenait à implorer un changement dans sa vie.
Cette année aurait pu être celle de la réussite. Se préparant pour ses examens de premier semestre, Théa avait opté un soir de se rendre avec les amis en boîte de nuit, pour danser simplement, relâcher un peu de stress. Sa robe Gucci blanche enfilée, ses cheveux lisses détachés pour changer de son habituelle queue de cheval, et les lèvres rouges assorties à ses talons aiguilles, elle s'apprêtait à passer la meilleure soirée de son existence, ondulant au fil de la musique, laissant l'insouciance s'emparer de son corps. Et c'est lorsqu'elle prit place face au bar que la réalité reprit le dessus. Les garçons ici n'étaient certainement pas les fils des De Castellane ou des Wittelsbach, un simple non ne suffirait pas à les faire éloigner, ne connaissant apparemment pas les bonnes manières et coutumes. Et elle en eut la preuve lors de leur acharnement à vouloir s'amuser avec elle, d'elle. Et Théa s'était sentie soudainement si impuissante, elle qui avait toujours été sous la protection de papa et maman. Alors, un autre avait repris le flambeau, le barman, derrière le comptoir qui les fit s'en aller, ce qui la soulagea aussitôt. Tenant son sac d'une main tremblante, Théa n'avait alors pas pu détacher son regard de ce dernier. Il était beau, très beau. Grand, aussi. Mais dans la mesure où il travaillait ici, la blonde en avait conclu qu'il ne devait probablement pas appartenir à sa classe. « Les gens peu fréquentables » aurait dit sa mère. Mais à cet instant, elle ne pensa pas aux paroles de ses parents, ni aux valeurs qu'on lui avait inculqué, ni à la sagesse dont elle savait si bien faire preuve. Elle était subjuguée. Littéralement. Et elle ne voulait pas partir sans l'avoir remercié, lui avait donc proposé avec un courage surprenant de le raccompagner chez lui, sa limousine l'attendant. Mais quel ne fut son étonnement lorsqu’il refusa, elle qui d'habitude ne se faisait jamais prier, celle que tout le monde désirait qu'elle leur accorde une attention particulière. Et lui, il l'envoyait se faire promener, comme ça. La ténacité faisant, Théa avait ce soir, décidé d'insister, se retrouvant bien vite devant l'appartement du barman, Clint, comme elle avait pu lire sur son badge. Vraiment, elle le trouvait... différent. Différemment parfait des autres, ne le connaissant depuis quelques minutes seulement. Mais il avait ce quelque chose d'irrésistiblement attirant, et ce soirée, encore inconsciente des conséquences, Théa ne lutta pas, s'offrant corps et âme " au premier venu ", comme l'aurait vulgairement qualifié les bourgeois qu'elle côtoyait. Et elle n'a rien regretté de cette nuit, aussi douloureuse que plaisante soit-elle. Finalement, c'était une happy end. Du moins, c'est ce qu'elle a cru dans un premier temps. Ils se sont mis en couple, ils étaient heureux, ils s'aimaient. Et bien que Clint ne soit pas apprécié par ses parents, le jugeant inférieur et non méritant de leur fille chérie, Siloé ne les a pas écouté, pas cette fois. Un mois, deux, trois, quatre, cinq sont passé. Elle vivait leur histoire comme un conte de fée, bien que cependant, les disputes s'ajoutaient à leur quotidien, comme dans toute relation. Et c'était ce soir de juin. Ils se préparaient pour la soirée organisée par des amis, venus à Paris pour l'occasion. Une énième dispute, violente, en boîte de nuit. Une question de jalousie, Clint ne supportant pas l'affinité qu'elle détenait avec ce con en filière de droit. Siloé lui répéta alors encore et encore qu'il n'y avait absolument aucune ambiguïté entre eux, que Nolan était simplement un ami, vit ses efforts être vains. Alors, agacée, elle lui a dit d'aller se faire voir, de lui foutre la paix et ne pas la déranger pendant qu'elle dansait, des mots qu'elle n'employait pourtant pas habituellement, préférant de loin user des formules polies. Et Clint est parti, plus énervé que jamais, dans sa Mustang grise nouvellement acquise. Et il lui a suffit de griller un feu rouge, une voiture déboulant de la gauche, et c'était terminé. Il était mort.
" Je m’habille. Du noir, du cuir, de la couture. Sac Dior piqué à ma mère. Ma dégaine de pouffiasse me ravit. Une pouffiasse en deuil. Je suinte le fric et la vulgarité. Je me dégoûte. J’ai un flash en m’arrêtant devant la grande glace de l’entrée. Je me revois trois mois plus tôt, je partais tout lui avouer et je me suis regardée dans cette même glace, l’espoir au cœur, en me demandant si j’allais lui plaire ce soir-là et si j’allais une fois encore finir cette nuit entre ses bras. Mais je n’ai pas fini cette nuit entre ses bras, et lui cette nuit-là, il n’en a jamais vu la fin. Je m’effondre. Place Vendôme à sept heures du matin. Une fille à genoux qui mord sa main ensanglantée. Et qui hurle. Qui hurle une plainte incohérente. Comme si le désespoir avait pris forme. La forme d’un cri. Je crie la fin d’un rêve, je cris la fin du monde. Je crie la fin de l’homme que j’aime et qui s’est planté comme un con, en sortant de boîte, dans sa caisse à cinq cent mille balles qui n’a même pas été foutu de le préserver. Mort sur le coup. Mort. Je crie l’atroce réalité de cette vie de merde qui donne, et qui reprend. Je crie ce qu’on a vécu, ce qu’on aurait pu vivre encore. Je crie ce qu’il est. Était. Ce qu’il aurait pu devenir. Je crie ma détresse, ma douleur, mon amour, mon amour, mon amour... "
Et l'ancienne Théa est morte avec lui. Pendant les mois qui ont suivi cette perte qu'elle a cru insurmontable, elle a tout laissé tomber, ne se donnant même pas la peine de se présenter aux examens finaux. Revenue à Londres, Siloé passait le plus clair de son temps à dormir, manger, dormir encore. Elle traînait ici et là, le soutien de sa famille ne lui fut aucunement bénéfique. Son mascara coulait sans cesse, et sa tête totalement embrumée à force de fumer clopes sur clopes. Un désastre humain. Jusqu'à la réception de l'invitation à intégrer l'université de Harvard. Après avoir lu le courrier du directeur, Siloé a d'abord cru bon de le jeter à la poubelle, étant donné qu'elle ne souhaitait plus étudier, n'y trouvant pas le courage pour, puis finalement, après quelques recherches brèves, a saisi l'occasion de se reprendre en main. Informant ses parents de sa décision, qui ont été soulagé de voir leur enfant reprendre des couleurs, Théa a donc fait ses valises, pour rejoindre l'université et entamé sa troisième année qu'elle avait raté précédemment.