SHIN LEE ► Sen Mitsuji

T’entends les rumeurs proférées par les autres. Ça te rend dingue. Tu sais plus où donner de la tête. Quand on te demande la vérité, tu sais pas quoi dire. T’es qu’un enfant. Tu fixes l’autre, silencieux. Tu hausses les épaules. Tu répètes ce que ton papa t’a dit souvent : ta maman est partie une journée d’hiver. Mais on te croit pas. Une maman, ça part pas comme ça. Une maman, ça aime son enfant. Ca a un instinct maternel. Ça se déchire quand on lui enlève son gosse. Toi, t’en sais rien. T’as jamais eut de maman. C’est ton père qui t’a élevé. C’est le seul repère familial que t’as, le seul auquel t’es habitué. Tu finis par t’énerver. T’aimerais qu’on te fiche la paix avec tout ça. T’aimerais qu’on arrête de te dire que ton père est un menteur.

Des fois, tu te demandes si ton père est de bonne foi. S’il te raconte pas une version des faits qui puisse l’arranger. S’il invente pas les choses. Puis au final, tu te rends compte que ça a pas vraiment d’importance. Cette vérité, c’est la tienne. Ton père, tu l’aimes. Ton père, c’est pas celui qui t’as enlevé une mère, c’est pas celui qui t’as volé une enfance qui aurait put être plus heureuse. Ton père, c’est celui qui a essayé de t’offrir de belles années en dépit d’une mère qui est partie en te laissant derrière elle, sans mot dire. Tout ce qu’elle t’a laissé, c’est un nom et ses traits japonais.

T’as beau essayer de faire comprendre aux autres que ton père arrive à t’élever seul, le fait que tu t’énerves laisse croire aux autres que t’as eu un manque dans ton enfance. Le manque d’une mère. Tu sais pas trop si c’est pour ça que ton père s’est remarié. Il a tenté de t’offrir un modèle féminin de substitution. Et si aujourd’hui encore tu reconnais et salues même les efforts fournis par ta belle-mère, tu t’es jamais trop senti à ta place dans cette famille de substitution. Sentiment qui s’est renforcé quand ton demi-frère est né. T’es peut-être un peu jaloux, tu sais pas trop. A plus forte raison qu’à l’école, t’es toujours le gosse abandonné par sa mère, et qui a maintenant une famille reconstituée. T’es sujet à moquerie. Et ton frère aussi. Mais ça, tu le supporte pas. Parce que lui, il a une « vraie » famille. T’es pas vraiment proche de lui. Mais t’es toujours derrière lui pour cogner si on lui cherche des noises.

Tu grandies sans trop d’amis. T’as du mal à t’en faire, t’as du mal à accorder ta confiance, parce que t’as peur qu’on te fasse mal. Tu restes souvent dans ton coin. Tes notes sont bonnes, mais les profs t’aiment pas trop. Les années passent, tu prends en âge, en maturité. T’apprends à te montrer plus accessible, même si t’es toujours sur tes gardes. Maintenant, tes problèmes, tu les gardes pour toi. T’aimes pas étendre ton linge sale aux yeux des autres, tu dis. Tu veux pas de la pitié des autres. Quand t’as la majorité, tu décides d’attaquer des études de psychologie à l’université d’Harvard. Tu sais pas trop ce que tu vas faire après, mais c’est un truc qui t’intéresse. Et pour l’instant, tu t’en sors pas trop mal.