V. D. SIREN IVANOVA ► Nina Agdal

Petite chipie. Stupida. Enfermée dans le minuscule placard, elle a peine à bouger tellement l’espace est restreint. Depuis longtemps, elle ne crie plus. Elle ne donne plus de coups contre la porte, retenue par une chaise sur lesquelles ses sœurs sont assises à tour de rôle. Elle sait que ses efforts seront vains. Elle inspire, expire. Les yeux fermés, elle s’imagine hors de ce placard, dans un monde où tout est beau, où tout est calme. Les rires cristallins et fiers de ses quatre sœurs aînées se font entendre à quelques pas seulement d’elle ; seule la porte constituée d’un matériau dispendieux atténue ces sons horribles qui lui donnent la migraine. Puis, le silence. Et encore, les cris de ma mère. Dio Mio! Dio mio! , s’écria-t-elle alors. Puis, l’éclatante lumière prit la place de cette obscurité dans laquelle Siren était plongée depuis de longues minutes, voire des heures. Puis, de nouveau le néant. Siren s’étala de tout son long sur le sol, tout juste comme la porte s’ouvrait, prise de convulsions. Tout devient flou, lointain. Elle fait une crise d’épilepsie.

Il n’y en a toujours eu que pour elles. Ces quatre filles hautaines, qui les lient toutes les unes aux autres par le sang. Horrible sensation de prendre conscience chaque jour et chaque soir avant de fermer les yeux, à quel point vos sœurs sont superficielles, hautaines et désagréables. Elles tiennent de leur père. Toi, tu tiens de ta mère. Cette pauvre femme, intelligente avocate réputée depuis sa sortie de l’université, aime comme une folle cet époux qui n’est jamais là, et qui traite ses cinq enfants comme des esclaves. Pourtant, elle ne lui en tient jamais rigueur, ayant vu de ses propres yeux le père de son mari le traiter lui-même de la sorte. C’est familial. C’est dans les gênes, il faut croire. Devant Monsieur Ivanov, riche homme d'affaires, millionnaire ayant tout simplement été au bon endroit au bon moment dans sa vie, Siren, Sofia, Alessia, Elena et Ariana se sont toujours tenues bien droites, le menton en l’air. Lorsqu’il les grondait, elles baissaient toute la tête. Sauf Siren. Toi, tu es têtue comme une mule. Ton père te fait tellement peur. Tu l’as rarement vu, à la maison. Le matin, il se lève, prend sa valise, s’en va aux alentours de 4h55 pour le boulot, et prend le petit-déjeuner là-bas. Le soir, il ne revient qu’à 18h00, et jamais il ne s’est plaint d’une quelconque fatigue, d’un épuisement professionnel. Jamais. Il t’impressionne, ton père. Il te fait peur, aussi. Peut-être est-ce pour cela que tu lui tiens tête. Il déteste cela. Tes sœurs aussi, d’ailleurs. Cela explique certainement qu’elles te font manger la poussière depuis toute petite. Vous ne vivez certainement pas dans la misère. Vous êtes même nées avec une cuiller d'or en bouche. C’est bien pourtant ce dont tu rêves. Que Papa Ivanov fasse faillite. Tu l'aimes, ton père. Mais parfois, les colères et crises d'une jeune adolescente la poussent à penser plus loin que ce qu'elle souhaite réellement. Un jour, tu l’as écrit dans ton journal. Tes sœurs, aussi mesquines puissent-elles l’être, l’ont trouvé et ont lu. Contre elles, tu ne trouves jamais rien à redire, à répliquer. Cadette, différente, et aux allures délabrées si on te compare à elles toutes réunies, on pourrait presque te méprendre avec les nombreuses servantes qui vivent dans la maison. Sofia, Alessia, Elena, Ariana, toutes de parfaites jeunes femmes qui ont tout ce qu’elles souhaitent grâce à leur charme fou et leur beauté indéniable. Et toi? Qu’as-tu donc? Un visage boutonneux et graisseux, des seins qui ne sont pas de la même grosseur, un ventre un peu plus grassouillet, et une puberté qui ne s’achève pas, même après son temps. Même ta jumelle Sofia est plus jolie que toi. Même elle n'a pas à endurer les moqueries de son physique. Même elle s'est longtemps moqué de toi et de tes différences.. À tes moments de solitude et d’espérances, où tu pourrais lister toutes les injustices qui se collent à toi comme de vrais parasites, tu espères leur voler toutes et chacune la vedette, un de ces jours. Tu voudrais être belle, tu voudrais être parfaite, comme ces célébrités hollywoodiennes que tu admires à la télévision. Ton père et tes sœurs étant catholiques pratiquantes et croyantes, s’entêtent pour dire que tu es une abomination, une erreur à mettre de côté, pour mieux réussir plus tard. Tu n’es qu’un essai parmi tant d’autre, un essai raté de la vie. En plus, avec ce dérèglement du système nerveux qu’est ton épilepsie, on se plaît à te répéter que tu es fille de Satan, lui ressemblant physiquement, tout compte fait. Ces insultes et critiques perpétuelles vinrent un jour à bout de tes espoirs de jeune adolescente en quête d’amour paternel et familial, amical, même. T’observant parfois dans le miroir pendant des heures et des heures, tu ne vois là que déception. Voilà ce qui est des choses les plus normales, puisque c’est ce qu’on te répète incessamment. À se le faire répéter, on finit par y croire. À se le faire répéter, on finit par vouloir changer les choses drastiquement. À se le faire dire et dire encore, on finit par tomber dans le piège de « l’apparence physique est plus importante que toute autre chose au monde. » Et c’est par dégoût de toi-même et par intérêt de plaire enfin à quelqu’un, que ce soit à tes sœurs ou à n’importe qui d’autre, que tu es tombée en plein trou noir, en plein drame, en pleins problèmes : la boulimie. C’est depuis tes seize-ans, et tu en as maintenant vingt-trois. On ne t’en sort pas. On ne t’en sortira pas : honteux secret que tu gardes enfoui au plus profond de toi depuis tant d’années…

À bien y penser, tu as menti. Quelqu’un connaît ta maladie mentale : ta mère. Et toute ta famille. C’est bien en te voyant penchée au-dessus du bol de cette splendide toilette, en plein milieu de cette extravagante salle de bain du domicile familial que ta mère t’aura surprise, un jour, une brosse à dents collée sur ta langue, insérée jusqu’au fond de ta gorge, à presque toucher les amygdales. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase pour ta mère, comme le dit si bien l'expression. Dans le temps de le dire, elle divorça, et t’emmena de force avec elle, dans une espèce d’hôpital pour mineurs, à dix-sept ans, afin de te nettoyer la tête et d’en finir avec ce problème mental. Malgré les bonnes intentions de ta génitrice, elles furent ratées, et sans aucun résultats. Tu as toujours bien joué sur les apparences, malgré ton physique déplorable : tu aurais facilement pu faire théâtre. On te crut d’abord guérie, puis on te ficha la paix, à ton plus grand bonheur. Puis, c'est en quelques mois à peine que vous vous retrouviez non plus en Bulgarie, mais aux États-Unis, à Boston, où de bons contacts de ta mère lui permirent de se trouver là de l'emploi en tant qu'avocate. Rapidement, elle se tailla une place énorme et on la reconnaissait bien dans les environs et même plus loin encore.

Oh vous savez, le temps fait bien les choses. Tu as 18 ans, maintenant. Tu viens d'entrer à Harvard, car c'est ton rêve, depuis toute petite, de fréquenter les murs d'une université réputée comme celle-ci. Jamais tu n'as rêvé de devenir princesse ; tu ne ressemblais même pas à celles des contes disney. Plutôt, tu rêvais de devenir une grande femme, de fréquenter les plus grands et les plus beaux endroits, à l'âge adulte. C'est ce qui se passa. Avec de la persévérance. Et enfin la paix. Ayant perdu tout contact avec tes sœurs depuis deux ans, ton moral se fait plus simple à vivre, à endurer. Non pas que tu sois plus heureuse, mais au moins, tu n’as pas à feindre de filer le parfait bonheur rien que pour se satisfaire d’apercevoir sur le visage d’une de celle que tu dois considérer comme être ton propre sang te cracher des insultes en pleine face et ne pas en tirer satisfaction. Ton acné est disparue et étonnement, c’est une peau lisse de bébé que tu as pu retrouver cachée en-dessous. À mettre de l’effort dans divers sports, comme tu as toujours pu mettre dans tes études, ton corps à trouver sa forme idéale : celle d’un mannequin, comme les autres Miss Ivanonva. Tu n’en es pas plus heureuse, mais puisque le monde entier vit dans des illusions où seule l’apparence à une importance vitale, capitale, on peut dire que tu parviens à jouer le jeu d’une jeune femme libre, épanouie, en santé et heureuse. Ce qui est loin d’être le cas. Depuis la petite école jusqu’à la plus grande (Harvard), tu es toujours parvenue à faire tes preuves. C’est la seule fierté que tu as toujours retiré au sein de ta riche famille : les résultats scolaires. Ta facilité d’apprentissage et à retenir les notions importantes t’ont toujours été utiles pour obtenir des A un peu partout. Où il n’y avait pas de A, on y retrouvait un B, mais rien de plus bas.
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Aujourd’hui, toujours boulimique, ton épilepsie n’a malheureusement pas disparu avec les années. Vingt-trois ans et enceinte de trois mois, tu as traversé une épreuve qui t’a fait frôler la mort. Prise au piège dans un restaurant en flammes, c’est suite à une puissante explosion que tu t’es retrouvée, le lendemain, dans un lit d’hôpital, sans même le savoir, puisque ce bandeau sur tes yeux t’empêchait de voir quoi que ce soit. Même sans, tu n’aurais pu deviner. Un peu comme lorsque tu fais des crises d’épilepsie, tout devient flou. Tout devient vague, lointain. Mais cette fois, ce fut permanent. Permanent, et dramatique. Jamais on ne t’avait encore vue dans un état de colère pareil. Ta mère étant retournée dans son pays natif, la Bulgarie, pour y travailler en tant qu’avocate, tu ne trouvas aucun repère, sur le coup. À l’exception de tes amis, mais c’est un tout autre support que tu aurais souhaité. Comme pour les raisons de ta boulimie, on te força à fréquenter des institutions pour la réhabilitation et l’adaptation de ta nouvelle condition. Tu y trouvas un ami, un véritable ami, Felix, dans la même situation que toi. Avec tout l’argent que tu possèdes – puisque avec une chance étonnante, ton père ne vous a pas déshérités, ta mère et toi, tu as pu subir de nombreuses opérations qui furent à demi-fructueuses : un œil étant complètement atteint, l’autre pourtant, tu as pu en retrouver l’usage et vivre normalement après de longs mois de réhabilitation. Le dessin t’a sauvée. Déjà douée, tu as retrouvé en cet art un réconfort jusqu’ici inimaginable pour toi. Et pourtant, comme tu arrivais à Harvard à tes 18 ans, la tentation de la débauche, son appel furent si fortes que même une éducation stricte comme la tienne ne vinrent pas à bout de ton côté rebelle, de ton caractère bouillant, et du mélange de toutes les qualités et tous les défauts que tu as. Tu as à peu près tout essayé, goûté à à peu près tout. Sauf le sexe. Ça t'faisait trop peur, jusqu'à ton début vingtaine. C'con, pas vrai? Peur d'avoir mal... Mais tu t'faisais bien plus mal avec la drogue, l'alcool, les nombreuses soirées de débauche où jamais tu ne t'es contrôlée. Jamais, c'est l'cas de le dire. Au moins, maintenant, tu te calmes un peu. Avec ton accident qui t'a ouvert les yeux ; ici dit avec tant d'ironie, et ta récente grossesse, tant souhaitée, vraiment, avec Graham, tu ne peux pas faire trop d'conneries de ce genre. Et pourtant... T'en fais. Mais bien autrement.

Et sur tout cela, tu te demandes maintenant : qu’a donc la vie à t’apporter, maintenant? Qu’a-t-elle donc à te faire subir encore, prochainement?