« Je vais t’appeler Gulliver. Ce prénom te va trop bien. Moi c’est Troy au passage. » Assis à même le sol de sa chambre, le petit garçon observait avec une grande attention le cactus posé en face de lui. Ses jouets étaient éparpillés autour de lui mais il n’y prenait pas attention, il n’avait d’yeux que pour ce cactus. Gulliver. « Les deux grandes personnes qui étaient avec moi quand on t’a acheté, ce sont mes parents. J’ai deux sœurs aussi. Des jumelles : Olive et Mango. » Ce fut comme cela que le jeune Troy commença à parler à ce petit cactus. Troy, c’était le troisième enfant de Monsieur et Madame Shark. Shark ? Oui, ceux qui tenaient – et tiennent toujours – le fameux parc Under the Sea dans l’état d’Ohio. Avant lui, ses parents avaient eu le bonheur d’avoir des jumelles : Olive et Mango. Quatre ans séparaient le garçon de ses sœurs. « On est amis toi et moi désormais. » Oui ils allaient être amis. Même si le cactus n’avait pas le don de la parole. Même si, aux yeux des gens, cela pouvait paraitre étrange que Troy Shark parle à un cactus. Le garçon n’en avait que faire. Il avait un ami à qui parler, c’était tout ce qui comptait.
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Partie. Mango était partie. Disparue. En un claquement de doigts. Elle n’avait prévenu personne, ni son frère. Ah Troy … Il prit très mal ce départ surprise. Il ne comprenait pas pourquoi elle était partie comme une voleuse. Elle aurait pu prévenir, laisser un mot … Mais pourquoi l’aurait-elle prévenu ? Troy n’avait jamais parlé à Mango. Ni même à Olive et leurs parents. La seule fois où il s’était adressé à ses parents, c’était pour leur dire qu’il désirait avoir un cactus. Gulliver. Sinon, rien. Jamais une parole, un mot. C’était le silence total. Combien de fois Mango était venue le trouver pour qu’il joue avec elle et Olive ? Combien de fois l’avait-il ignoré en ne répondant que par un long silence ? Il écoutait mais ne répondait pas. Il écoutait aussi quand Olive lui racontait ses journées. Pourtant, Troy avait bel et bien une voix. Au début, il parlait à ses jouets. Chaque jouet avait un prénom différent. Il pouvait parler à ses jouets durant des heures sans que cela ne le dérange. Il se taisait juste quand on venait l’interrompre. L’arrivée de Gulliver le cactus ne changea en rien la situation. Gulliver avait tout le loisir d’entendre Troy parler. Sa famille et le reste du monde non. Ce mutisme, ce manque de communication, ses parents ont fini par s’en inquiéter. A dix ans, le garçon subit de nombreuses séries d’examens. Des examens en tout genre, de différents styles. Ses parents voulaient comprendre, ils le désiraient plus que tout. En vain. Aucun examen n’apporta de réponse concrète. C’était le mystère le plus complet. Un mystère qui ne fit que s’accentuer lors du départ de Mango donc. Sans que personne ne comprenne pourquoi, Troy se mit à avoir un comportement encore plus étrange. Comme une sorte de crise. Il battait des mains soudainement, lever les bras, tourner en rond comme un lion enfermé dans une cage… Sur le moment, les parents furent encore plus désemparés. Ils ne savaient comment gérer leur fils. Une réponse leur fut apportée quand Troy était dans sa seizième année. Là, un mot fut mis sur ce qu’il avait : schizophrénie. Difficile à accepter pour Monsieur et Madame Shark qui furent d’abord perdus. Perdus car ils ne savaient de quelle façon gérer cela. Les médecins les rassurèrent, leur disant qu’un traitement existait. Ce traitement avait pour but de faire en sorte que la maladie ne gagne du terrain, qu’elle ne s’accroît pas.
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Au fil des jours, des mois, des années, le traitement semblait fonctionner. Autant Troy pouvait toujours avoir des crises, autant celles-ci n’empiraient pas en intensité. Et il parlait. Et pas qu’avec Gulliver. Avec le départ de Mango, sa relation avec Olive s’était améliorée en quelque sorte. Il arrivait à lui parler, il rigolait aussi. Le jeune homme appréciait les moments passés avec sa grande sœur. Mango, elle, manquait toujours à l’appel. Étrangement, bien qu’il avait mal vécu son départ, il n’avait pas cherché à la contacter. A quoi bon ? Il avait Gulliver, Olive … De temps en temps, ils se disputaient. Des disputes banales comme des frères et sœurs pouvaient en avoir. Et puis … Et puis, un jour, tout changea à nouveau. Olive partit à son tour. Mais pas de la même façon que Mango. Troy trouva un petit mot sur son lit. Un mot qui lui mit du baume au cœur.
J’te jure sur ma propre vie qu’on se reverra. Je t’aime, Olive. Il la croyait. Il savait qu’il la reverrait. Il pouvait faire confiance à Olive les yeux fermés. Et comme de fait, quelques mois plus tard, il fut invité avec ses parents au mariage d’Olive. En Nouvelle-Zélande. Première fois que Troy quittait le pays, qu’il voyageait aussi loin. Évidemment, Gulliver fut du voyage. Revoir Olive lui fit le plus grand bien. Il eut bien une crise durant le séjour mais cela fut totalement secondaire par rapport au fait de revoir sa sœur. Une sœur qui étudiait désormais à Harvard. Cette information, Troy se jura de la garder précieusement dans sa tête.
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«
Gulliver ? T’aimes les voyages ? Oui ? Tant mieux ! Parce qu’on part tous les deux. » Troy attrapa son petit cactus d’une main et dans l’autre il empoigna sa valise. Discrètement, il avait ‘emprunté’ un peu d’argent à ses parents pour payer le billet de train. L’idée lui était venue d’un seul coup. Une idée géniale. Il allait rejoindre Olive à Harvard. Elle lui manquait énormément et c’était la meilleure chose à faire. «
On va à Harvard. Voir Olive. » Troy partit donc pour Harvard avec comme seule motivation et envie sa sœur Olive. L’envie de la revoir. Il ne lui en fallait pas plus.