Ca n’aurait pas dû arriver. Ca n’aurait jamais dû arriver. Pas à lui. Il n’aurait jamais dû se réveiller dans ce foutu hôpital, un bandage sur les yeux et un médecin lui annonçant d’une voix compassée qu’il ne retrouverait probablement jamais l’usage complet de sa vue et qu’il allait falloir qu’il lui une rééducation et une thérapie post-traumatique et tout un tas d’absurdités dont il ne le souvenait même pas. Ca n’aurait jamais dû lui tomber dessus. Il ne s’y était pas préparé. Pas lui, à qui on avait toujours dit que le monde lui appartenait, que rien ne pourrait jamais l’arrêter, qu’il était invincible.
Depuis sa naissance, pratiquement, on le lui répétait. Né dans une famille particulièrement fortunée de Seattle, Felix était le fils de William Hammond, un banquier qui avait très bien réussi sa vie à Wall Street, et de Felicia Hammond, sa charmant épouse de quinze ans sa cadette, la jolie potiche qu’il baladait de cocktail en cocktail et remplissait parfaitement son office de femme et mère au foyer parfaite. William était souvent absent, en déplacement à New York ou ailleurs pour ses affaires, laissant Felicia s’occuper de leur fils et de l’appartement impeccable et immaculé qu’ils occupaient au dernier étage d’un bel immeuble moderne doté d’une baie vitrée par laquelle Felix, encore petit, regardait la ville le nez collé sur la vitre, absorbé par l’extraordinaire panorama qui s’offrait à lui. Déjà môme, il avait faim, faim du monde, faim du dehors, faim de tout. Il avait toujours tout eu, et toujours voulu plus. Le paradoxe du nanti, bien connu de ses pairs et qui les faisaient sembler si insupportables auprès du commun des mortels. Les gens normaux ne savaient pas la solitude d’une cage dorée, même quand on pouvait l’ouvrir. Felix avait grandi, fils unique et solitaire dans cet immense appartement sorti tout droit d’un catalogue de design intérieur de luxe, sans personnalité et sans chaleur. Il était allée dans les meilleures écoles privées, en étant revenu souvent avec de bonnes notes, sauf en littérature peut-être, la lecture ne lui avait jamais bien plu. Des faits, des chiffres, voilà ce qui lui plaisait. La beauté abstraite et tellement réelle des sciences l’avait toujours plus attiré que les beaux discours et les belles lettres.
Du reste de sa famille, Felix ne savait pas grand-chose. Son père était aussi fils unique et ses grands-parents avaient pris leur retraite en Australie, revenant rarement au pays. Quant à sa mère, elle avait bien une sœur, mais une violente querelle entre elles à la naissance de Felix les avaient apparemment poussées à couper les ponts pour de bon. Des Hornsby, Felix n’entendait que très rarement parler. Il ne les croisait qu’aux grandes, très grandes occasions, comme par exemple les funérailles de la mère de Felicia. De hippies, disait sa mère, des gens qui se fichaient de la famille et qui n’auraient qu’une mauvaise influence sur lui. Des gens à éviter. Felix n’avait pas posé de question. Il était amplement satisfait de n’avoir que pour famille proche ses parents – ses cousins aussi distants soient-ils ne l’avaient jamais bien intéressé. Il avait d’autres choses à penser, que ce soit à cinq ans, à quinze, ou plus tard encore.
A l’école, il avait toujours brillé par son intelligence toute scientifique et factuelle, peu enclin à la rêverie et à la poésie du monde. Trop réaliste, trop pragmatique, déjà un peu pourri par ce monde aseptisé dans lequel il avait grandi. Et comme tous autour de lui lui étaient semblables, personne n’avait songé à l’attraper par le bras pour le sortir de ce moule conformiste dans lequel il s’enfonçait volontiers. Ecole, puis collège, puis lycée privé, entouré de tout autant de jeunes hommes et jeunes femmes destinés à reprendre les rênes de la classe supérieure. Toujours impeccables, toujours parfaitement maîtres d’eux-mêmes et de leurs apparences. Sauf en soirée, où la sauvagerie reprenant le dessus ; les folles nuits arrosées où Felix découvrit l’alcool, les drogues, les filles, l’opulence de la bêtise et de la vanité. Le monde de la nuit était sien, jusqu’à frôler le danger du bout des doigts parfois. Ses notes chutaient à mesure qu’il s’enfonçait, et il ne dut son salut probablement qu’à ses parents qui décidèrent de l’envoyer en pension pour endiguer le problème. Une école particulièrement stricte dans laquelle il passa deux ans, réussit effectivement à faire remonter ses résultats mais qui ne parvint jamais tout à fait à noyer le poison. C’est bien quand les interdits sont les plus forts que la tentation est la plus grande… Aujourd’hui encore, il ne peut pas s’empêcher de sourire en pensant au petit con qu’il avait été. Une vraie tête à claques qui avait toujours pensé que tout lui était dû. S’il n’avait pas fini par gagner un peu en maturité, il aurait sûrement fini par y rester.
A la sortie du lycée, il avait accepté de partir une année en projet humanitaire avec une amie du pensionnat. Après tout, les trucs comme ça, ça faisait toujours bien sur un dossier scolaire, et comme il visait rien de moins qu’Harvard, il fallait qu’il ait de quoi rattraper ses notes catastrophiques de quand il avait encore quinze ans et un taux d’alcoolémie trop élevé. Ils étaient partis enseigner l’anglais en Mongolie, dans les steppes battues par le vent où seuls quelques nomades vivaient encore en tribus sous des yourtes. Une année de calvaire, pensait-il. En réalité une année de libération. Pour la première fois, il était arraché à sa bulle, à son monde d’artifices et de faux-semblants, et il goûtait à la simplicité d’une vie modeste et difficile, où la solidarité et la compréhension étaient les seuls moyens de survivre. Pour la première fois, il n’avait plus à se soucier du regard de ses parents ou des autres dans son dos, plus à craindre leur jugement et redresser les épaules pour paraître plus grand sûrement qu’il ne l’était vraiment. Il respirait. Il avait mis du temps à sortir de son personnage, de sa carapace que comme tout le monde il s’était formé au fil des années. Avait-il changé quoi que ce soit dans la vie de ces gens ? Il n’en savait trop rien. Mais il savait que leur gentillesse réservée et leurs sourires silencieux, au fond, l’avaient un peu fait réfléchir. Oh, il n’était pas revenu transformé, non. Mais plus malléable, certainement. Moins dur. Moins con.
Il avait facilement intégré Harvard et n’en était plus reparti. Excellent en mathématiques et en physique, attiré par la recherche et la conquête spatiale, il avait désobéi à son père pour la première fois en intégrant un cursus d’astrophysique – heureusement une voie encore assez noble aux yeux de son paternel qui le voyait déjà grand chercheur à la NASA et Prix Nobel, au minimum. De belles ambitions, auxquelles Felix effectivement aspirait. Mais chaque chose en son temps. Comme il s’intéressait aux premières découvertes et à l’évolution de son domaine, pour le plaisir, il avait pris histoire en mineure. Le seul domaine ‘littéraire’ qui l’intéressât un tant soit peu, parce qu’il voulait en apprendre plus sur l’histoire des sciences et des technologies. Il avait intégré l’équipe d’escrime, aussi. Il s’y était rapidement illustré, au sabre notamment, sa spécialité, qu’il pratiquait depuis ses onze ans. En deuxième année, il était parmi les dix meilleurs sabreurs de l’Etat. En cinquième année, il s’était frayé un chemin dans le classement des meilleurs du pays et participait à des championnats nationaux, avec d’autres prodiges du club. On le surnommait Aramis, nom d’un des Trous Mousquetaires de Dumas, à la fois pour sa dextérité à l’épée et son côté charmeur. La comparaison lui plaisait. Il ne s’était jamais senti d’affinité avec Athos, et ni Porthos ni d’Artagnan ne lui convenaient vraiment. Même si, au fond, Felix n’était pas aussi séducteur qu’on voulait bien le croire. Oui, il aimait charmer, il aimait le jeu de séduction, voire une femme succomber peu à peu à ses sourires et ses compliments. Mais Felix allait rarement jusqu’au bout de ce qu’il entreprenait. Plus les années passaient, moins il s’intéressait aux fameux plans d’un soir que ses camarades prisaient tant. Il mettait ça sur le compte de la fatigue, de la charge de ses études, du manque de temps. En réalité, Felix sentait bien qu’il réalisait, peu à peu, que les relations charnelles ne l’intéressaient pas. Un constat qui l’embarrassait, lui faisait se demander s’il n’était pas malade. Mais il avait beau se lancer dans la séduction des plus jolies filles du campus, rien à faire. Elles lui plaisaient, de la même façon qu’une belle statue envoûte le spectateur averti. Mais rien de plus. Et ça le terrifiait. Et évidemment, il n’en disait rien à personne, continuant à laisser sa réputation de charmant séducteur s’entretenir toute seule, parfois se laissant aller, sans plaisir, dans les bras d’une fille pour qu’aucune autre rumeur n’aille tout révéler.
Tout allait dans le meilleur des mondes, pour Felix, au moins en apparence. Jeune homme sûr de lui et de ses capacités, charmant autant que charmeur, attentif aux autres sans oublier de s’imposer, c’était quelqu’un qu’il était bon de compter dans ses amis, ne cherchait pas à se faire des ennemis, et profitait de tout ce que Harvard avait à lui offrir. Moins prétentieux et hautain que ses pairs, un peu plus tout de même que l’étudiant lambda, un personnage un peu énigmatique dont on ne savait guère si c’était un chic type ou un bon comédien. Il haussait les épaules en souriant quand on lui posait la question. Ses amis savaient à quoi s’en tenir, c’était la seule opinion qui lui importait.
Jusqu’à l’attentat. Ce jour fatal de 2013, où il s’était retrouvé dans un lit d’hôpital et où on lui avait annoncé qu’il n’y verrait sûrement plus jamais complètement clair. Le pire jour de sa vie. Oh, il avait bien essayé, pendant plusieurs semaines, de se débrouiller tout seul, de se forcer à y voir, de marcher dans les couloirs sans se cogner aux portes – en vain. Il avait bien dû admettre que la guérison prendrait plus de temps que prévu… si elle survenait un jour. Il en était malade. Il avait sombré, pas en dépression mais en profonde déprime, sans doute. Il haïssait le monde, il se haïssait tout seul. Tout allait si bien. Pourquoi avait-il fallu que ça arrive ? La thérapie post-traumatique l’avait aidé à ressortir un peu la tête de l’eau, la rééducation ne servait à rien et il avait du mal à se concentrer sur ses leçons de braille et de maniement de canne blanche. Il détestait être handicapé, il détestait être diminué de la sorte. Il progressait lentement, il dépendait complètement des autres, était obligé de prendre les bras qu’on lui offrait pour se diriger dans l’université jusqu’à réussir plus ou moins à se déplacer seul – et encore. Sans compter cette sangsue d’Azalea, qui le suivait partout, sa cousine qui soudain avait voulu être présente pour ce cousin malheureux… elle lui rappelait sans cesse, sans le vouloir, qu’il n’était plus qu’un éclopé. Un bon à rien, même plus capable de prendre des notes normalement, d’observer à travers un télescope, ou de tenir un sabre. Tout s’était effondré.
Deux ans plus tard, il commençait à mieux s’en sortir. Il bénéficiait d’aménagements particuliers pour pouvoir suivre les cours normalement, et s’il ne faisait plus d’escrime il essayait de garder la forme par la musculation et la course à pieds, qui l’empêchaient d’avoir l’impression de s’empâter. Il n’était pas complètement seul, ayant trouvé du soutien de ci de là, des amis parfois inattendus, moins de jugement que ce qu’il aurait pensé… Felix n’était pas complètement sorti de ce bouleversement. Mais disons qu’il commençait à mieux aborder le virage pour, il l’espérait, mieux repartir…