"Non." J'avais à peine dix ans mais me dressai contre le monde, contre mon père. Pour la première fois, je prenais la défense de mes soeurs, Heather et Zelda. La première, plus âgée, était devenue sa proie numéro une, et l'on n'en finissait plus d'entendre ses cris résonner dans la maison. La seconde, c'est ma jumelle. Et je ne supportais plus son regard terrifié à l'idée qu'il pose les mains sur elle, à l'idée que le cauchemar continue.
Mais malgré toute ma volonté...
Rien ne changea. Et deux ans plus tard, Heather se tua. Elle trouva le seul échappatoire qu'il lui restait, la seule solution pour soulager son malheur déchirant.
Zelda tremblait dans son lit, comme chaque soir, chaque jour. Et je sentais que je devais rester forte pour elle, pour nous. On avait peur, on osait à peine bouger. On resta dans cet état de transe plusieurs jours, qui devinrent vite des semaines. Le manque de sommeil, le stress, cela nous mettait les nerfs à vif. Je regrettai que l'on ne soit pas avec notre mère. La justice l'avait jugée incapable de nous élever, mais ils n'avaient sans doute jamais imaginé que la situation basculerait à ce point.
Un jour, j'eu la bêtise de m'absenter, seule. Je laissai Zelda à la maison, cédant au caprice de l'une de mes amies. Mais lorsque je revins, ma jumelle n'était plus là. "Elle est partie chez sa tante." qu'il me disait, ce sale type, mon connard de paternel. C'était un mensonge. Je le savais, je le sentais. Ce qu'on dit sur les jumeaux, c'est vrai : elle pouvait être à l'autre bout du monde que je devinais que ça n'allait pas.
Il me fallut presque un mois pour tomber sur du courrier avant qu'il ne me le confisque. Un mois de silence radio, où j'avais désespéramment tenté de la traquer, en vain. Je tombai sur une lettre d'un hôpital psychiatrique. Très vite, je retins l'adresse, sans me poser davantage de questions. Et à peine avais-je fini de lire ces quelques lignes que mon père m'arracha le papier des mains pour me frapper au visage. Les jeunes filles sages n'avaient pas à fouiller dans les affaires des grands, qu'il disait. Quel menteur. Quel hypocrite, quel salaud. Mon regard se glaça, et ma haine pour lui n'avait jamais été si sûre. Dans la nuit, je m'échappai pour retrouver ma soeur.
Traverser la ville lorsque l'on est seule et que l'on a 12 ans, qu'on n'a pas mis ses chaussures et que l'on est en pyjama, ça me semblait comme un rêve éveillé, une chose incroyable, un voyage dont je ne verrai jamais l'arrivée. Plongée dans la nuit, évitant les passants qui s'élevaient bien au dessus de moi, subissant les regards inquiets ou étranges de certains, j'avançais d'un pas hésitant.
Mais j'arrivai.
Je me faufilai entre les brancards, les infirmières sans me faire voir, passant la tête devant chaque porte vitrée, chaque fenêtre. Et mon regard empli d'angoisse finit par croiser son jumeau. Elle était pâle, les larmes aux yeux, les joues creuses. Mais elle était moi, et j'allais de nouveau être elle. Je me laissai tomber dans les bras de ma soeur, et y resterai pour plusieurs semaines. Cachée, jouant de nos ressemblances, j'avais réussi à rester sans me faire remarquer. Oh, mon père devait sûrement me chercher. Mais tant qu'il ne prendrait pas la peine de voir Zelda, il ne me verrait pas.
La vie dans l'hopîtal était meilleure que celle qu'on avait pu avoir jusque là. Mais l'équipe médicale commençait à suspecter quelque chose, et l'on n'allait pas passer le restants de nos jours enfermées. Doucement mais sûrement, j'analysai chaque déplacement de chaque infirmière, chaque heure de chaque repas, de chaque fermeture, ouverture des portes. Ce monde, le monde semblait finalement réglé comme une horloge au rythme effréné. Mais on allait enrailler le mécanisme.
Deux idiotes habillées de blanc, courant dans les rues d’Édimbourg, main dans la main, le sourire aux lèvres. On était sorties, on était libres. Et on allait faire ce qui aurait du être fait bien longtemps avant : aller vivre chez notre mère.
Le quotidien était tranquille, mais difficile. Maman n'avait pas d'argent, et l'on dormait toutes les trois dans le même lit. Sauf quand maman invitait un copain à la maison. Dans ce cas, on dormait sur le canapé avec Zelda. Mais on n'avait plus peur.
Quelques années plus tard, dès que la loi nous y autorisa, on commença à travailler. De petits boulots en petits boulots, on accumulait quelques économies. On voulait partir. J'aimais maman, elle était douce et gentille. Mais elle aimait un peu trop l'argent que l'on ramenait. Et moi, je voulais partir loin. Partir en Amérique.
On était des acharnées, vraiment. Nos notes au lycée n'avaient jamais été aussi bonnes ; et l'on se tuait à la tâche pour subvenir à nos besoins. Toutes les deux, on finit par recevoir une bourse au mérite pour aller étudier à Harvard. Le choix était tout fait... Non, la question ne se posait même pas. Dès que possible, on plia bagages, et Zelda et moi filâmes aux Etats-Unis pour nos études, et peut-être pour la vie. On trouva de nouveaux boulots, on emménagea ensemble. Le passé était loin, très loin.
La vie à Harvard a été mêlée d’événements simples et compliqués. Je résumerai du mieux que je pourrai...
Je rencontrai May à l'hôpital suite à l'attentat à la bombe ; on lia très rapidement une amitié solide, comme l'on a rarement l'occasion d'en connaître. Nous étions là l'une pour l'autre. Enfin. Jusqu'à ce que mon regard sur elle change. Que je tombe amoureuse, bêtement, de celle qui deviendrait ma meilleure amie. Je réussis tout de même à contenir toute ma frustration et mes sentiments pour elle pendant quelques années. Jusqu'à ce soir-là, à peine alcoolisé, où elle décida de m'ouvrir enfin ses portes -si vous voyez c'que je veux dire. Mais bien évidemment, c'était sans compter sur un premier élément perturbateur, aka Finn. Mon prof de neurosciences, amoureux de la même fille que moi -awkward right ?-, et avec qui j'avais déjà partagé un moment carrément charnel -on ne se forge pas une réputation sans rien-. Voyez le tableau. On ajoute là dedans un beau chevelu au petit nom de Koray ; et... Voilà. Le cocktail fut assez explosif pour que chacun d'entre nous se retrouve à fuir Harvard de son côté.
Zelda -ma jumelle- fut la première à quitter le pays pour rejoindre notre Ecosse natale. J'hésitai avant de la rejoindre. J'avais tant eu l'habitude de la materner que j'avais mal à la simple idée de la laisser se débrouiller seule. Puis Finn quitta l'Université. Puis May. Puis Koray. Plus rien ne me retenait.
Je rejoignis ma soeur en Europe pendant plusieurs mois. Mais les études me rappelaient. Il fallait au moins que je revienne finir mon année. Zelda m'y encouragea. Enfin, elle me botta presque les fesses pour que j'y remette les pieds. De toutes façons, j'y serais bien tranquille. Tout ce petit monde était loin.