Inspire. Expire. Tu tombes. Puis te relève, parce que c'est ce que les hommes font. Alors que tu n'as même pas soufflé tes huit bougies, tu es le plus rapide. Tu es surpris. Tout le monde l'est, mais personne ne te le diras. Chez les Whitesides, on ne félicite pas. La seule ovation que tu auras, ça sera quand la fatigue dégoulinant de ton visage, tu tendras un chèque à ton père. Ton tout premier. Ta première paie, c'est à lui qu'elle appartiendra. Toutes celles qui suivent aussi, d'ailleurs. Mais ça, tu ne le sais pas encore.
Sportif de naissance, la compétition te fait pas peur. Des courses à pieds, t'en a gagné. A Birmingham, ton nom était connu avant même que tu sois né. Grâce à la famille dont tu étais issu, bien sûr, mais surtout grâce à ta tignasse qui rendait presque jalouse les carottes de monsieur Hamilton, ton vieux voisin. Quand tu gagnais, tout se passait bien. Rien d'exceptionnel. Parfois, t'avais le droit de rester plus longtemps chez ton meilleur ami le soir. Au final, ça arrangeait ton père, ça faisait une assiette de moins à payer. A ton âge, dix ans à tout casser, tu ne comprenais pas que ton père n'était pas normal. Ta mère te le répétait souvent pourtant, que ton père était « simplement fatigué ». Toi, tu la croyais. Soit parce que tu étais trop naïf, trop jeune pour te rendre compte de ce qui se passait sous tes yeux ou bien tu acceptais de te laisser tromper. Parce que, si tu devais être honnête, c'était le visage de ta mère qui était décoré de cernes, pas celui de ton père. Quand tu perdais, tu courrais dans ta chambre avant que ton père ne puisse t'attraper. Tu ne savais pas ce qu'il ferait si un jour il atteignait le seuil de ta porte avant que tu ne puisses la fermer. Cela n'est jamais arrivé. Cependant, ses mots étaient aussi tranchant qu'une lame de couteau et souvent, tu te demandais si sa main encore pleine de crasse de l'usine ne serait pas moins douloureuse. Tu soupçonnais ta mère d'être plus lente que toi, peut-être à cause de son âge. Ou bien leur chambre était plus loin. En tout cas, il était rare qu'elle puisse fermer la porte, elle. C'est pour ça, qu'un matin, alors que ton père était déjà parti, tu lui tendit la clé de ta chambre. Elle en avait plus besoin que toi. Elle ne dit pas un mot, mais son sourire valait toutes les déclarations d'amour. Tu t'en fichais. Parce qu'au final, tu savais que ta mère serait toujours là pour toi.
C'est à onze ans que ton père te trouva ton premier job. Rien d'impressionnant. T'étais souvent chez les voisins à ramasser les mauvaises herbes ou tu partais à l'épicerie du coin pour faire les courses de madame Hansen, dont l'arthrose était insupportable. Ça te plaisait plutôt pas mal. T'aimais bien rendre service aux gens et ils te le rendaient bien. Même si l'argent, tu ne le voyais pas. Au début, ils te le donnaient à la fin de la journée. Puis, ton père s'est rendu compte que t'en gardais dans tes poches pour tes soirées entre amis. T'amuser, t'adorais ça. Ta bande de copain, tu ne la quittais pas. Ton père t'autorisais à sortir pour que tu ne sois pas dans ses pattes, ce qui te réjouissait parce que le moins tu étais à la maison, le mieux tu te portais. Tout le monde savait que tu étais un cancre de première. Tu t'en plaignais pas. Tu préférais de loin être reconnu pour tes bêtises qui restaient amusantes plutôt que pour tes cheveux qui avaient tendances à attirer les moqueries. A l'extérieur du domicile familiale, tu étais tout à fait normal après tout. La seule chose qui te différenciait était que lorsque tes amis et toi alliez dans la salle de jeux-vidéos du coin, tu te contentais de les observais avec envie. Tes poches étaient vides. Quand son père s'est rendu compte de ton petit trafic, il demanda aux voisins de le lui remettre en main propre parce que les gamins, ça traîne partout et ça perd tout. Tu t'en fichais. Parce qu'au final, c'était toujours toi qui courrait le plus vite.
A douze ans, tu as eu ta première copine. C'était mignon. Innocent. Tu étais toujours chez elle. Tu ne savais pas vraiment ce que ça voulait dire, être amoureux, mais si tu devais le décrire, tu donnerais son nom. Mila. Ça sonnait comme un mélange de soleil et bord de plage. Sauf que tu ne l'avais pas rencontré à la plage, non. Pendant des années, vous avez été meilleurs amis. En fait, tu n'étais même pas sûr de l'apprécier plus que ça, quand vous vous êtes mis ensemble. C'était l'époque où tous les garçons avaient leur première petite amie, alors tu as accepté. Tout ça parce que tu ne voulais pas être en retard. T'as jamais aimé être derrière les autres, de toute façon. Dans la vie comme au stade. Ton père te reprocha de t'intéresser plus aux filles qu'au sport. Tu lui répliquais toujours que ce n'était pas une fille, mais Mila et que tu aimerais qu'elle vienne à la maison. A chaque fois, ton géniteur te riait au nez. « Tu pourras ramener une copine quand tu seras un homme », qu'il te disait. Mais quand est-ce que tu seras un homme ? Cette question te brûlait les lèvres, mais tu restais toujours silencieux. Tu t'en fichais. Parce qu'au final, ta mère invitait Mila dès que ton père n'était pas là.
A quatorze ans, ta première histoire d'amour bien oublié, tu étais bien plus indépendant. C'était étrange, plus l'emprise que ton père avait sur toi se relâchait, plus ta mère semblait oppressée. Désormais, tu avais l'âge de protester. Tu ne le fis jamais. Par crainte ou par ras-de-bol, parce que ta mère, t'as essayé de l'aider. Tu lui a dis yeux dans les yeux, que ton père méritait de crever. Pour la première fois, elle t'a giflé. Tu lui a dis que si vous ne partiez pas, c'était elle qui allait crever. Pour la centième fois, elle a pleuré. Tu es parti avant de pouvoir sécher ses larmes. Trop souvent ces derniers temps, tu t'échappais. Parce qu'avoir du bon temps avec ses amis, c'était tout ce dont tu avais besoin. Tes première fêtes, cuites, relations sexuelles, changement de la course à pieds pour le softball, sans oublier quelques substances illégales... Tout ça arriva très vite. Tes notes se dégradèrent, même si tu n'étais pas un excellent élève, tu avais toujours su prouver tes capacités. T'étais à la limite du redoublement. Tu t'en fichais. Parce qu'au final, tu te disais que les longues études, c'était pas pour toi.
La veille de tes quinze ans, fut le tournant. La fin des péripéties. Ou peut-être bien que c'était le début. En tout cas, le poids que tu avais sur la poitrine, que tu n'avais jamais remarqué auparavant bien que l'air te manquait parfois, se souleva lorsqu'un groupe d'hommes vint chercher ton père. Tu n'étais pas certain de leur identité. C'était peut-être des flics. Ou des types pas très net qui avaient des soucis avec ton père. A ce stade là, ça n'avait plus d'importance. Si tu n'avais pas été fils unique, t'aurais sûrement tenté de retenir tes larmes pour garder la tête haute devant les plus jeunes que toi. Mais comme ce n'était pas le cas, tu te laissas tomber à terre aussitôt que la porte se referma. Le liquide chaud te brûlait la peau comme de l'acide. Ta mère te souleva. Elle aussi, pleurait. Tu t'en fichais. Parce qu'au final, c'était la dernière fois que tu voyais de la tristesse dans ses yeux.
Moins d'un mois plus tard, les valises étaient bouclées. Ta mère voulait recommençait à zéro et argumentait qu'une plus grande ville vous ferait le plus grand bien. Tu savais qu'elle craignait surtout le regard des gens, parce que quand quelque chose arrive dans le quartier, tout le monde est au courant. Tu ne savais pas si partir était une bonne idée, mais quand ta mère t'a dit que vous alliez habiter chez votre tante, aux États-Unis, t'as tout de suite accepté. Bien que le choix ne dépendait pas de toi, évidemment. Le plus dur fut de l'annoncer à tes amis. Mila, avec qui tu entretenais toujours une relation amicale, te supplia de rester. Tu t'excusas. Il n'y avait rien d'autres que tu puisses faire. Ton meilleur ami voulait te voir juste avant ton départ. Littéralement. Il débarqua pas moins de quinze minutes avant que tu ne montes dans la voiture qui t'emmenait ta mère et toi à l'aéroport. Assis au milieu de ta chambre vide, la tension présente était étrange. Vous étiez comme cul et chemise, sans être vulgaire. Votre amitié se serait peut-être détérioré puisque ce dernier étant plus jeune que toi d'un an, vous n'auriez plus fréquenté le même établissement l'année prochaine. Une petite voix te fit remarquer qu'un autre quartier aurait toujours été plus près qu'un autre continent. Ta voix trembla quand tu lui dis qu'il allait te manquait avant de lui tendre l'une de tes guitares. Sa préférée. Après tout, c'était lui qui t'avais appris à jouer de l'instrument quelques mois plus tôt. Ce fut tes paupières qui tremblèrent quand il écrasa ses lèvres sur les tiennes. Tes joues étaient probablement de la même couleur que tes cheveux. Jamais tu ne l'avais vu sous cette angle. En réalité, jamais tu n'avais vu un garçon sous cette angle. Mais alors pourquoi capturer à nouveau ses lèvres avant même qu'il ne puisse s'expliquer ? Aucun de vous ne s'est excusé. C'était comme un au revoir. T'es parti en courant dans la voiture et il t'a regardé de loin, guitare à la main. C'était peut-être la dernière fois que tu le voyais. Tu t'en fichais. Parce qu'au final, tu savais qu'il serait toujours ton meilleur ami.
Ta vie, c'est aux États-Unis qu'elle a commencé. L'air n'était pas le même, plein d'ambitions et de rêves. Cambridge n'avait rien à voir avec Birmingham, mais tu t'y sentais plus à ta place. Partager une maison avec ta tante et son mari, en plus de ses enfants était plus une bénédiction qu'une contrainte. Les études trouvèrent une place importante au sein de ta vie, bien que les fêtes restèrent régulières. Il t'en a fallu du temps, mais tu as finis par comprendre que les deux pouvaient parfaitement cohabiter. Si y'a un truc que t'as abandonné sans trop réfléchir, c'est le sport. Toi, qui avait tant la forme, tu te transformes en patate fainéante de jour en jour. Cela était encore soutenable durant tes années lycées, mais depuis que t'es entré à Harvard (qui aurait cru qu'un mec comme toi, serait accepté?), tu te laisses vachement aller. Entre les soirées arrosées et tes nombreux cours, t'as bien du mal à trouver du temps pour aller courir. Ou t'es juste devenu fainéant. En tout cas, l'abus de bière commence à être visible et tu devrais peut-être t'inquiéter. Bien que tout le monde te prenne pour un nounours sympa, il faudrait quand même pas perdre le contrôle. Ca n'arrivera pas de toute évidence. Plus maintenant, parce que le contrôle a pris une place importante au sein de ta vie. Sans parler de la méfiance. T'es en sixième année de médecine vétérinaire avec anglais comme étude mineure, mais en vrai, t'es un gamin. T'as presque aussi peur des responsabilités que de ton reflet. Tu fais le con, parce que c'est le plus simple. T'arrives même pas à tenir une relation plus de quelques semaines, parce que l'engagement, c'est tout ce que tu crains. Le métier de ta tante t'a conforté dans cette idée, surtout après l'avoir aidé dans plusieurs de ses missions. Non, elle fait pas partie de la CIA, ça serait plutôt cool. Elle travaille juste dans une agence destiné à briser des couples. Un peu étrange comme concept, mais plus rien n'est étonnant aux États-Unis. Tu l'as aidé deux ou trois fois. Ça a suffit à te faire comprendre que les gens font confiance aveuglement. Ça te fait penser à ta mère. Des fois, elle essaie de te parler de ton père. Tu t'en fiches. Parce qu'au final, c'est qu'un étranger pour toi.