RAE M. SULLIVAN ► Cailin Russo

D'une main tremblante je verrouille la porte derrière moi, interrompant l'écho lointain des voix dans le salon. Le dos appuyé contre la porte, je prends une inspiration profonde et je me laisse doucement glisser jusqu'à sentir le sol froid sous moi. Alors voila, j'en suis arrivée là, à m'enfermer dans la salle de bain au beau milieu du repas, toute faiblarde, parce que je n'arrive pas à supporter l'idée de discuter normalement autour d’une table après avoir enterré mon père deux heures plus tôt. Il est parti en trois mois. Trois mois seulement pour dire au revoir. Je trouve ça horriblement court. C’est le problème avec le temps, on a toujours l’impression d’en avoir assez alors que finalement, on finit toujours par en manquer un jour ou l’autre. Je sors de ma poche la petite photo pliée  en quatre, la déplie et caresse du bout du pouce le visage souriant de mon père. Je dois me mordre la lèvre pour ne pas pleurer. J’avais prit cette photo à Varsovie, la capitale, deux semaines après l’annonce de son cancer généralisé par le cancérologue de l’hôpital dans lequel nous l’avions amené, mon frère et moi, après qu’il  se soit effondré en sueur dans la cuisine.  C’était la première fois que nous quittions Frampol, cette petite ville dans laquelle nous étions nés, Kamil et moi. Cette même petite ville que ma mère avait fuit en nous laissant tous les trois derrière elle. Notre premier voyage. Ce jour là il était tombé dans la fontaine en voulant attraper une pièce qui avait glissé de son manteau. J’ai mal à la gorge. Mes yeux glissent de la photo au miroir en face de moi et je croise le regard de cette fille tirée à quatre épingles, coiffée d’un chignon et vêtue de noir. Elle est trop jeune. Beaucoup trop jeune pour tituber dans ce monde toute seule. Elle a encore tellement de questions à poser, tellement de choses à connaître et à comprendre. Comment est ce qu’elle va faire maintenant ? J’attrape la bouteille de whisky posée à côté de moi que j’avais prit soin d’emmener et la lève haut en l’air. « A ta santé, papa » je murmure en déposant un baiser le papier glacé de la photographie. Une gorgée, deux gorgées, trois, quatre … Un coup frappé à la porte interrompt mon toast. Je sursaute et range précipitamment la photo dans la poche de mon gilet au moment même où la voix étouffée de mon frère s’élève à travers la porte « Rae ? Je sais que t’es en train de te saouler dans la salle de bains, mais tout le monde se demande où tu es partie. Est-ce que tu peux sortir, s’il te plaît ? » Sa voix est douce malgré le ton pressant. Je m’essuie les yeux et j’arrange les deux ou trois mèches qui se sont échappées de mon chignon avant de me relever et de déverrouiller la porte qui s’ouvre sur le visage terne et fatigué de Kamil. Il m’adresse un sourire triste et me tend la main « C’est toi et moi maintenant » J’attrape sa main, chaude et familière « C’est toi et moi... ».

En silence, je laisse tomber mon sac sur le canapé et je retire ma veste tout en gardant les yeux fixés sur Kamil debout devant moi, encore vêtu de son uniforme de pompier. « Comment ça je vais aller étudier à Harvard ? J’ai jamais postulé … » La fin de ma phrase se perd dans un murmure quand je le vois se passer la main dans les cheveux avec une expression horriblement coupable greffée sur le visage. Il baisse les yeux quand je l’interroge du regard. « Je l’ai fait pour toi » me lance t-il, hésitant. J’en ai le souffle coupé. Comment ça il a postulé pour moi ? Depuis la mort de notre père, il y a quatre ans, Kamil a assuré le rôle de chef de la famille. J’avais seulement quatorze ans à l’époque, alors que lui en avait déjà dix-neuf, nous n’avions pas de famille proche et ma mère avait simplement disparue de la circulation. Après un an de bataille, il a eu ma garde. Et nous avons aussi pu garder la maison dans laquelle nous avions grandit. Ca a été difficile au début, Kamil rentrait tard et j’étais souvent seule mais on a finit par trouver un rythme et on s’est débrouillé pendant toutes ces années, même si parfois l’argent manquait. J’ai continué le lycée, j’ai eu mon diplôme mais j’avais toujours été claire sur un point : pas d’études. Nous n’avions ni l’argent, ni le temps pour ça. Le plan c’était que je commence à travailler dès que j’en aurai l’âge, pour aider mon frère à payer la nourriture, l’eau, le gaz et toutes ces choses qu’il faut payer quand on a une maison. Je n’avais ni le temps, ni l’argent pour me lancer dans des études longues. L’entendre m’annoncer qu’il a envoyé mon dossier à Harvard c’est donc, pour moi, la pire des trahisons.  « T’as un don Rae, me lance t-il dans un soupir.  Un don avec les ordinateurs, les réseaux  et tout ce bordel là. Je ne peux pas te laisser gâcher ça pour moi. » Ma main me démange. Je brûle. Comment est ce qu’il peut s’imaginer que je vais accepter de le planter là, après tout ce qu’il a sacrifié pour moi ? Il lève un doigt quand j’ouvre la bouche pour me faire signe d’attendre et plonge la main dans sa poche pour en ressortir un morceau de papier qu’il me tend. Je l’attrape en fronçant les sourcils et le déplie. Mon cœur manque une pulsation quand je reconnais l’écriture de mon père, fine et penchée : « Pour Rae ».Une lettre ? Mes yeux suivent les lignes en silence et ma gorge se noue. « J’imagine déjà à quel point tu dois en vouloir à ton frère et à quel point tu vas m’en vouloir quand tu finiras de lire ceci, toi et ton vieux caractère de harpie.  Pendant toutes ces années j’ai pu mettre une somme d’argent assez conséquente sur un compte que seul Kamil pourrait débloquer à ma mort. Cet argent, Rae, il est pour toi. Ou plutôt pour l’université qui t’accepteras (la meilleure, je n’en doute pas). Je t’ai vu grandir, de petite fille tu es passé à jeune fille, une magnifique jeune fille, le plus beau cadeau qui m'a été donné. Malheureusement, je ne serai plus là pour te voir devenir une femme. Je ne serai pas là pour venir te chercher quand tu auras trop bu, ni pour te consoler lorsque tu auras été déçue, je ne serai pas là pour fêter ton premier job, je n’assisterai pas à ton mariage, je ne verrai pas tes enfants grandir et j’en suis tellement désolé. Tellement. J’aurai tellement aimé pouvoir t’accompagner toute ta vie. Mais je peux te donner ceci : une chance de devenir celle que tu dois être, une femme extraordinaire. Je sais que je ne suis pas en position de te demander quoique ce soit alors que je t’ai menti tout ce temps mais, s’il te plaît, accepte. Pars, apprend et montre au monde entier à quel point tu es unique. N’oublie jamais à quel point je t’aime ma fille et à quel point je suis fier de toi. Papa. » Je me rends compte que je me suis mise à pleurer lorsqu’une grosse goutte s’écrase sur le papier usé par les années. Je le fixe sans le voir pendant quelques minutes, dans un silence total, sans penser. Lorsqu’enfin mes yeux rougis glissent de la lettre écrite de la main de mon père vers Kamil, je tombe sur un visage inquiet, abîmé et aussi fatigué que le jour où j’ai ouvert la porte de la salle de bains. Je ne sais pas quoi penser, ni quoi dire, en fait je pense qu’en l’état actuel des choses, je n’en suis pas capable. Je me sens trahie et à la fois heureuse, même si lire ce vieux morceau de papier a réveillé en moi une douleur brûlante. Les minutes passent avant que je ne me décide enfin à ouvrir la bouche. « Je ne pars pas sans toi » Le visage blanc de mon frère s’éclaire et se fend d’un sourire espiègle. « Je savais que tu ne pourrais pas te passer de moi. » J’attrape ma veste et lui lance à la figure. Il la rattrape en riant. « Alors Harvard hein ? » Je jette encore un œil à la lettre, toujours ouverte dans ma main et je souris. « Ouais, Harvard putain. »