« This is the first day of my life
Swear I was born right in the doorway. »
Un bruit sourd et puis plus rien. Le silence complet, le souffle coupé. Tu entends ce bruit siffler dans le pavillon de ton oreille, comme celui des projectiles qui fusent. Ça fait mal. Ça fait mal comme une balle perdue. Comme la violence d'un ouragan : tu es dévasté. Fatigué, éreinté, tu te sens lourd comme si soudainement tu as le poids du monde sur tes épaules. Complètement essoufflé, tu as l'impression d'avoir couru le marathon de ta vie. Le temps s'est arrêté quelques secondes, tout est devenu sombre. Un écran noir.
La voiture s'est retournée.
« I went out in the rain suddenly everything changed
They're spreading blankets on the beach. »
Trois appels manqués. Ca a commencé comme ça, un coup de fil à vingt heures. Tu as raccroché sans rien dire. Parce que les mots ne venaient pas, comme noyés par un flot d'émotions. Une boule au fond de ta gorge qui t’empêche d'avaler ce que tu viens d'entendre. Tu essayes de te répéter les mots, en espérant qu'ils prennent un sens cette fois-ci. Ton père est mort. Ton père est décédé, il a quitté ce monde. La maladie a pris le dessus et il a arrêté de se battre. Disparu, pour toujours. (Non, décidément tu as beau changé la formulation, tu ne comprends toujours pas ce qu'il se passe.)
Les larmes brûlent tes yeux, mais tu essayes de te retenir du mieux que tu peux le temps de rassembler tes affaires. Tu as l'impression de suffoquer, tu mords l'intérieur de ta joue comme si la douleur pouvait y faire quelque chose. (Ça laisse juste un goût métallique dans ta bouche.) Tu enfiles ta veste, ton sac à dos et tu te précipites à l'extérieur.
Dehors, tu arrives enfin à respirer. La pluie glaciale qui te griffe le visage, mais ça ne change rien. Tu marches sans but, juste pour te changer les idées. Pendant une heure ou deux, tu as complètement perdu la notion du temps. Tu essayes de te souvenir de sa voix mais elle s'efface déjà de tes souvenirs. Tu n'as pas eu le temps de lui dire au revoir, tu n'as pas eu le temps avoir une réponse à toutes les questions que tu te poses la nuit, à celles qui te maintiennent éveillé.
T'es juste perdu.
« Yours is the first face that I saw
I think I was blind before I met you. »
Onze appels manqués «
On peut partir. » Tu la fixe d'un regard joueur. «
Chez toi ou chez moi ? » Tu dis ça en ricanant mais tu es sérieux. Ce soir tu as besoin de ce genre de compagnie. «
Non. On peut partir, prendre ta voiture et se barrer d'ici. De Cambridge. » Tu fronces les sourcils, pas sûr de tout avoir compris et elle doit lire la détresse dans ton regard parce qu'elle pousse un soupire. «
Personne ne remarquera notre absence. On disparaît, comme ça, pouf, à la recherche d'une vie meilleure. T'en dis quoi, Finn ? »
T'as oublié comment tu as atterri ici. Tu te rappelles d'avoir marché sans jamais t'arrêter. Au bout d'un certain temps, tes jambes ne répondaient plus de rien. Elles ont continué leur propre chemin, tu n'aurais pas pu les stopper si tu avais essayé. Et puis, épuisé, tu t'es arrêté dans ce bar. Tu ne sais même plus combien de verres tu as pris mais l'addition sera salée. Tu avais déjà quelques grammes d'alcool dans le sang quand elle a posé sa main sur ton épaule. «
Finn ? » Tu t'es retourné, tu l'as vue et ton visage s'est figé.
Ava. Une explosion de souvenirs.
« Now I don't know where I am
I don't know where I've been
But I know where I want to go. »
Ava. Tu ne l'as pas revue depuis deux ans maintenant.
Tu étais en première année à cette époque. Encore un gamin coincé, à vouloir jouer les petits princes parfaits. Ton colocataire t'a proposé une soirée, et pour une fois tu as accepté. Depuis ton arrivé à Cambridge, tu as fui toutes ces fêtes étudiantes parce qu'on te l'a interdit. «
Soit respectable, tu représentes la royauté, tu représentes ton pays. Ce genre de rassemblements, c'est une porte ouverte à la débauche. » Mais tu as voulu voir de tes propres yeux. Alors tu lui as dit oui. Il t'a donné l'adresse et tu t'es pointé là-bas trente minutes avant l'heure indiquée. (Tu n'avais aucune idée que la ponctualité ça n'existe pas lors d'une soirée.)
Tu es resté assis dans un coin du canapé, ton soda à la main, en veillant à ne jamais trop t'étaler. Tu as détesté cet instant. Même en y réfléchissant, tu n'as pas compris pourquoi les gens aiment autant ces soirées. Tu t’ennuies, la musique est trop forte, tu te sens moite de la transpiration des autres. L'enfer sur Terre. Et puis elle est arrivée.
Elle s'est jeté sur le canapé où tu étais installé, vos jambes se sont cognées. Tu ne sais plus comment réagir (Tu n'arrives plus à réfléchir, tes pensées se limitent à '
wow' et tu ne sais pas vraiment ce que ça signifie.) alors tu te contentes d'un sourire gêné. Elle, elle rit à gorge déployée. «
Tu t'es perdu ? » Tu fronces les sourcils. Cette fille n'a aucun concept d'intimité, c'est officiel, tu la détestes.
« And so I thought I'd let you know
That these things take forever
I especially am slow. »
«
Ne mets pas tes coudes sur la table. Dimanche midi. Dimanche, le pire jour de chaque semaine. Tu portes cette chemise parfaitement repassée que tu détestes plus que tout, et cette cravate qui te donne un look impeccable. Tu as l'air parfait, trop parfait. Et tu enrages au fond de toi. Du haut de tes sept ans, tu cherches déjà à défier leur autorité.
Toi, tu rêves de liberté. Tu rêves de devenir un de ces grands criminels recherchés, toujours en cavale sur des chemins malfamés. Tu rêves de semer la terreur rien qu'en prononçant ton nom dans la cour de récréation. Tu veux devenir un Robin des Bois des temps modernes, un super-héros incompris. Peut-être un grand fugitif ou un soldat de la liberté. Tu rêves de partir, un jour parcourir les routes à la recherche d'adrénaline. Mais voilà, à la place de ça, tu es un prince. Ils te rabâchent à longueur de journée que tu as des responsabilités et tu réalises assez vite que tu es prisonnié de ta destiné. Grand-mère vient de terminer de réciter les grâces et ton père répète à nouveau les mots que tu avais mimé ne pas entendre. «
Tes coudes. » Tu sais que tu n'auras pas le dernier mot, alors tu t'exécutes en silence et retire tes bras de la table. Tu reste muet le reste du repas et tu obéis, comme toujours, petit garçon exemplaire que tu es. Mais secrètement tu espères que le monde s’effondrera demain.
Tu as l'impression qu'ils te dictent tout. Ce que tu dois aimer, comment tu dois te comporter. Les vêtements que tu porteras, les personnes que tu fréquenteras. Tout est calculé d'avance.
Tu as grandi, et douze ans plus tard, tu as fait la rencontre d'Ava.
C'était la première fois que tu acceptais une bière, la première fois que tu fumais une cigarette. (Après quelques minutes, quand ta tête a commencé à tourner tu as réalisé que ça n'était pas une cigarette.) Tu ne t'es jamais autant amusé dans ta vie, pour une fois, tu as eu l'impression d'être libre. Ava a rencontré quelqu'un d'autre quelques mois plus tard et a disparu de ta vie, mais tu as décidé de ne jamais renoncé à cette liberté.
« But I realize that I need you
And I wondered if I could come home. »
Neuf appels manqués. T'as déballé toute ta vie, comme ça, à cette fille assise à côté de toi. (Tu es persuadé qu'elle a arrêté de t'écouter une heure plus tôt, mais tu as continué de vider ton sac.) Elle hoche la tête de temps en temps pour rythmer la conversation, tout en restant silencieuse. Tu la regardes avec admiration. A chaque fois que tu poses tes yeux sur elle, elle t’éblouit. C'est un effet qu'elle a toujours eu sur toi. Ça faisait bien quinze minutes que tu étais lancé dans un monologue quand elle t'a coupé.
Elle t'a dit '
viens'. On peut partir là, maintenant, s'évader. Les laisser derrière nous et s'oublier ensemble. C'est toujours mieux que de moisir ici. Viens. On sentira le vent dans nos cheveux, le froid contre nos jours, à courir au beau milieu des rues. Parfois on s'arrêtera le temps de reprendre notre souffle, on s'allongera au bord de la route en attendant qu'une voiture passe. Qui sait-où elle nous emmènera. Peut-être qu'elle ne nous verra pas, laissés pour compte sur le bitume. Trois kilomètres plus tard, c'est reparti. On regardera la nuit, ton corps contre le mien pour vaincre le froid. Viens. C'est mon plan, l'avenir comme je le vois ; avec toi. Sur les chemins de l'impunité.
T'as haussé les épaules en réponse. «
Ok. » Tu as essayé de réfléchir mais tu n'as pas trouver une seule bonne raison de rester. Tu as juste l'impression que plus rien ne te retient ici. (Tellement de choses te retiennent en réalité, tu as juste choisi de les ignorer.)
« Remember the time you drove all night
Just to meet me in the morning
And I thought it was strange you said everything changed
You felt as if you'd just woke up. »
Trente-trois appels manqués. Dès le début, c'était mal parti. T'as dû rater un truc, une marche dans l'escalier de la vie, quelque chose comme ça et tu t'es cassé la gueule une centaine de fois. T'aurais dû t'y habituer avec le temps, mais la chute est toujours aussi violente.
Vous avez pris la route ce soir-là, et vous ne vous êtes jamais vraiment arrêté, sans savoir où vous iriez. Une fois sobres, vous avez réalisé que tout ça, c'était une mauvaise idée. Alors vous vous êtes dit qu'en restant alcoolisés, ça serait plus facile. Vous avez pris un verre de plus, et tu as oublié de compter les autres.
« And you said "this is the first day of my life
I'm glad I didn't die before I met you
But now I don't care I could go anywhere with you
And I'd probably be happy". »
Cent quarante-six appels manqués. «
C'est comme d'être mort. Tu disparais comme ça, sans laisser de trace, sans crier gare. Du jour au lendemain, tu n'existes plus et la Terre continue de tourner sans toi. » Elle te regarde, absorbée. Parfois tu as l'impression qu'elle t'écoute même quand tu racontes de la merde. Tu restes concentré sur la route mais du coin de l’œil tu peux apercevoir son sourire. Tu n'as jamais été aussi heureux qu'à cet instant précis : tes rêves d'enfant se sont réalisés. «
C'étaient quoi, tes derniers mots ? » Elle te pose une colle, tu soupires. «
J'ai oublié, ça remonte à bientôt une semaine. » Le problème, c'est que tu t'en souviens parfaitement. T'étais éméché, ta sœur t'a appelé après qu'on t'ait annoncé le décès de ton père et tu lui as crié au téléphone. Tu lui as dit '
putain, j'ai pas envie de te parler' avant de raccrocher. C'était stupide. T'es parti. Tu pars toujours, c'est une de ces manies. Tu te sens incapable d'affronter une situation alors tu lui tournes le dos en pensant que peut-être que si tu fermes les yeux assez longtemps, elle disparaîtra.
« So if you want to be with me
With these things there's no telling
We just have to wait and see
But I'd rather be working for a paycheck
Than waiting to win the lottery. »
Deux cents quatre-vingt-dix-sept appels manqués. La sonnerie de ton téléphone résonne encore une fois. Réveil difficile entre les cadavres de bouteilles, le verre brisé et les mégots qui nagent dans une flaque de bière, tu as la tête qui tourne, et aucun souvenir de la veille. Tu attrapes enfin ton portable, et la lumière t'aveugle. C'est toujours le même numéro qui s'affiche inlassablement. Putain, ça fait déjà deux semaines. Difficile d'imaginer que le temps file aussi vite. Deux semaines depuis ton père est mort, et tu n'as toujours pas répondu. Disparu sans laisser de trace, mort laissé pour compte. Pourtant, tu es bien vivant, et les effets de la gueule de bois te le rappellent. Tu me lèves tant bien que mal, pour aller te rafraîchir un coup dans la salle de bain. Il fait un froid fantomatique dans la chambre du motel, comme en manque d'une présence.
Ava, t'es là ?' Tu n’as jamais eu de réponse. Juste un post-it. '
T'as merdé. Appelle-la.'
Merde. Tu te souviens.
Deux cents quatre-vingt-quinze appels manqués. Ava te raconte qu'elle a rencontré un homme. Le coup de foudre, un mec bien à ce qu'il parait, qui lui a proposé de lui faire visiter Paris. Au fur et à mesure que tu l'écoutes, tu as l'impression d'être écrasé par le poids de l'univers. Un goût amère dans la bouche et cette sensation que tout tourne autour de toi. A cause de l'alcool, ou à cause de ses mots. Tu la stoppe brusquement dans son histoire. «
Attends. J'croyais que le plan, c'était de continuer nos chemins, de refaire nos vies ensemble? » Elle t'a regardé, l'air grave, comme si tu venais de dire quelque chose d'aberrant. «
Arrête Finn. On a jamais vraiment été ensemble, c'est toi qui l'a dit. T'es libre, moi aussi. On n'va pas vivre comme ça indéfiniment. J'ai envie de me poser, et d'avoir un avenir un peu plus glorieux que de dormir dans un motel, tu vois ? » Ses mots éclatent dans tes oreilles. Tu n'as rien dit, tu t'es juste levé et tu as claqué la porte en sortant. De toute façon, c'est toujours la même histoire. T'as juste envie de rentrer à la maison, tu ne sais même plus pourquoi tu es parti. T'es perdu.
Tu as atterri au bar au coin de la rue, il y avait cette fille, une blonde plutôt charmante dont tu as déjà oublié le nom. Tu lui as offert un verre, et vous avez continué de boire jusqu'à ce que tu la ramènes à ton motel. Ava n'était pas là, partie rejoindre l'autre con. Tu l'as embrassée, elle avait le goût de l'interdit, en pensant à Ava dans les bras d'un illustre inconnu. Le téléphone a sonné, tu as préféré ignorer encore une fois. C'est ce que tu fais le mieux.
Deux cents quatre-vingt-dix-seize appels manqués. Et puis tu revois inlassablement cette scène, toi en train de vulgairement sauter cette blonde contre le mur de la chambre. «
.. Finn ? » Tu te retournes, la vue trouble sous l’influence de l’alcool, parce que tu as reconnu une voix familière appeler ton nom. Elle est là, face à toi. Ô Ava, les larmes aux yeux. Qu'est ce qu'elle fait là. -
Black out.- Tu t'es énervé, t'as lancé ta bouteille contre le mur à côté d'elle, ça a explosé en morceaux de verre et les mots sont sortis de toi. «
Ava, putain, faut que t'arrêtes tes allés et venus dans ma vie. Tu sais quoi, barre toi pour de bon. Va rejoindre le nouvel amour de ta vie et laisse moi seul, j'étais très bien sans toi. » Et puis la porte a claquée.
Tu t'es réveillé plusieurs heures plus tard au beau milieu d'un foutoir.
Deux cents quatre-vingt-dix-sept appels manqués. Tu as attrapé ton téléphone, tu es parti te rafraîchir dans la salle de bain avant de partir. Tu as démarré ta voiture, décidé à mettre fin à ton escapade, et tu as pris la route. (Vers la maison. Peut-être.) Tu as enfin consulté ta messagerie. Le dernier message remontait à hier soir, c'était la voix d'Ava.
Finn je suis désolée. J'aurais pas du dire ça, c'était stupide. C'était une mauvaise idée, un coup de tête, ce mec il ne représente rien pour moi. Avec toi, c'est pas pareil, toi et moi c'est pour la vie. Bon sang, j'suis désolée, j'voulais pas, maintenant je rentre et je ne pars plus, c'est promis. Ça me faisait juste peur, c'est tout, parce que je t'aime. Ok, c'est dit. Finn, je t'aime.Ô Ava. C'est la première fois que qu’elle te dit ça. Tu l'as appelée.
Un appel manqué. Tu n'as pas eu de réponse. Tu n'as pas non plus vu le feu passer au rouge. Ni le camion qui arrivait.
(Tout se passe trop vite, et puis juste un écran noir.)
« Besides maybe this time is different
I mean I really think you like me. »
(Tu as envie de rentrer à la maison. Tu entends des voix s'agiter autour de toi, celle du chauffeur qui contacte les urgences. Tu as encore ton portable dans ta main alors tu composes le numéro instinctivement. T'as juste envie de lui parler plus que tout. «
Salomée ? J'suis vraiment désolé. »)