« Parlez-moi de vous, Cassie », déclara le psychothérapeute en levant les yeux de son carnet de notes au bout d’une dizaine de minutes d’un silence pesant. « Cela fait deux séances que l’on se voit et vous refusez toujours de dire la moindre chose sur vous, reprit-il. Je ne peux pas vous aider si vous ne me parlez pas ». La première chose à laquelle je songeai fut « je n’ai pas besoin d’aide », mais je tins ma langue, persuadé qu’il évaluerait déjà cette réponse comme un progrès dans nos entretiens. Digne, je restai sur mon siège, bras croisés, dans une attitude de défis. Ce qu’il pouvait être insipide, avec ses cheveux grisonnants et ses lunettes à grosses montures, sa cravate à imprimés démodée et son costume d’une couleur qui oscillait douloureusement entre un marron fade et un gris-vert des plus désagréables. « Je suis là pour vous aider. Pas pour vous juger », poursuivit-il de sa voix doucereuse. « Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai besoin d’aide, ou même que les gens me jugent ? », me rebellai-je avec hargne. Il y eut un bref silence pendant lequel il me dévisagea derrière ses lunettes. « Cassie, il ne faut pas prendre ce genre de choses à la légère, commença-t-il dans un soupir. Vous ne pouvez pas empêcher les gens de vous juger sur vos faiblesses. Et ce qu’il s’est passé a été aux yeux des gens le catalyseur de ces faiblesses. Nous sommes tous faibles et c’est ce qui nous rend humains. La faiblesse peut avoir du bon ». Je ne répondis pas, me contentant de le fixer froidement, les bras toujours croisés. Raisonna dans le cabinet silencieux l’unique son de la rue en contrebas pendant plusieurs minutes consécutives. Le téléphone se mit à sonner mais la psychothérapeute ne répondit pas et continua à me fixer en retour, comme si elle cherchait une faille dans mon attitude qui lui permettrait de me comprendre. « Professeur Yutsman, je suis très touchée par la volonté de mes parents d’avoir pris le soin de me savoir en parfaite santé, mentale et physique. Mais je me sens parfaitement bien et j’ai de nombreuses obligations qui m’attendent à l’extérieur. Aussi je vais partir dès maintenant pour honorer mes engagements », achevai-je en me levant et en décochant au passage un sourire poli au professeur. » « Parlez-moi de Julian », finit-il par dire de but en blanc. Je sentis mon cœur bondir dans ma poitrine. Il n’avait pas le droit, s’écria une voix dans ma tête. Il n’avait pas le droit de parler de lui, pas le droit de l’évoquer. Dans un bond digne et furieux, je me levai de ma chaise et m’apprêtai à ouvrir la porte à la volée. « Croyez-vous qu’il aimerait que vous fuyiez ce qui est arrivé ? », lança tout-à-coup le psychothérapeute d’une voix posée mais qui me fit l’effet d’une accusation. Je me figeai un moment, la main sur la clenche de la porte, glacée. Après un moment d’immobilité, je me retournai, la colère battant contre mes tempes. C’était plus que de la colère. C’était une douleur qui me donnait envie de me recroqueviller dans un coin et de me mettre à pleurer comme l’aurait fait un enfant. « Vous n’avez pas le droit de… Ce n’est pas… », balbutiai-je d’une voix rauque avant de m’interrompre. « Si vous ne pouvez pas me parler de vous, parlez-moi de lui », proposa-t-il. J’eu un petit rire sans joie. Je savais que ç’allait soulever des choses. Tellement de choses. Que je recommencerais à ne plus en dormir la nuit. Comme avant. Le psy me dévisagea un long moment derrière ses lunettes puis finit par soupirer, laissant son stylo retomber sur son bloc-notes. « Cassie, vous avez tenté de vous suicider. Vous avez besoin d’aide ».
« C’est une fille ? » « Oui, elle s’appelle Cassie. Et vous ? » « Un garçon. Julian » « C’est un joli prénom », commenta poliment Diandra avec un hochement de tête. Vivyan, sa compagne de chambre, esquissa une moue de dédain. « Vous trouvez ? Ma garce de belle-mère a décidé qu’il s’appellerait Julian, comme si ça la concernait », marmonna-t-elle d’un ton boudeur. « Mon père voulait que j’appelle ma fille Kirsten. Il peut toujours attendre », confia Diandra, amusée. D’ordinaire elle détestait rencontrer des gens quand elle n’était pas absolument certaine de contrôler son apparence. Mais aujourd’hui, assez étrangement, elle s’en moquait comme de l’an 40. Elle venait d’avoir un bébé, elle avait assez souffert pour s’octroyer ne serait-ce qu’une journée de relâchement, avait-elle décrété ce matin-là. Et puis elle s’entendait bien avec Vivyan, en laquelle elle retrouvait un peu de sa propre personnalité. Elle avait vingt-quatre ans, lui avait-elle confié, et Julian était son premier et — elle l’avait décidé pendant son accouchement — son dernier enfant. Son mari Kaiden était l’un des associés d’une société d’import/export relativement fructueuse, mais il avait selon les dires de sa femme une ambition dévorante qui lui donnait parfois des envies de meurtre. Mais en dépit des défauts qu’il semblait avoir, il avait au moins eu la qualité de venir plusieurs fois voir sa femme et le bébé, ce que Will n’avait pas encore fait — enfin si, mais seulement deux fois. Elle essayait de ne pas trop lui en vouloir, mais elle avait du mal. Trois ans qu’ils étaient mariés. Elle avait passé six mois formidables avec lui, après leur rencontre. Et puis il avait fini par la demander en mariage, comme ça, un jour, alors qu’ils n’en n’avaient jamais parlé. Elle avait dit oui, amusée, parce qu’elle aimait l’idée de ce grand bond dans un univers inconnu. Elle faisait partie de ces jeunes femmes issues de la bonne société et qui, insoucieuses de leur avenir financier ou avenir tout court, se sentaient vibrer dès qu’il était question de s’affranchir des règles qu’on leurs avait inculquées — elle trouvait ça exaltant. Elle était tombée enceinte peu après leur lune de miel à Rio, et avait mis au monde sa fille, qu’elle avait choisi d’appeler Cassiopée. Mais voilà, le bond dans l’inconnu commençait à avoir des relents d’erreur de jeunesse. Elle commençait à voir en Will plus de défauts que de qualités, et même si elle ne pouvait toutefois prétendre délibérément ne plus être amoureuse de lui du tout, elle commençait à se poser des questions, beaucoup de questions. A dire vrai, la naissance de Cassie avait été compliquée. Salement compliquée. On l’avait renvoyée chez elle alors que le bébé était en train d’arriver parce que son gynéco avait prétendu que c’était faux, et qu’elle devrait attendre qu’il revienne de son week-end. Sauf que c’était vrai, et que lorsqu’ils étaient revenus à la maternité, Will et elle, elle était à deux doigts de perdre Cassie, qui s’étouffait littéralement dans son ventre. Evidemment, sitôt sorti du bloc opératoire dans lequel on avait fait découvrir à Diandra les côtés merveilleux de la césarienne, Will avait moufté à son beau-père à quel point les choses avaient été compliquées par un incompétent notoire. Et comme de fait, Morgan Fortescue avait piqué l’une de ses crises légendaires et dépêché son avocat à la maternité avant même que Diandra ne soit réveillée. Lorsqu’elle l’avait appris, elle leur en avait voulu, à Will, à son père, à ce stupide avocat. Elle s’était sentie trahie par le fait que nul n’ait songé à attendre qu’elle se réveille pour décider ou non des poursuites. La vérité, c’était qu’elle n’en n’avait pas envie, ce qui avait choqué Will. Ce qu’elle n’arrivait pas à lui expliquer, c’était qu’elle se fichait que ce médecin débile soit traîné en justice. Elle avait son bébé, si minuscule et si merveilleusement adorable, et c’était tout ce qui lui importait. Elle pouvait le toucher, le prendre dans ses bras, l’embrasser, peu importait le reste au final. Mais Morgan et Will n’avaient rien voulu entendre, et ils avaient balayé ses arguments comme des morceaux de paille traînant sur le macadam. C’était vexant et inutile, aux yeux de Diandra. Mais elle savait d’expérience qu’il était impossible ou presque de faire changer d’avis un Fortescue — particulièrement Morgan.
« Cassie, Cassie s’il-te-plaît, veux-tu bien te tenir tranquille ? », soupira Diandra Fitzgerald en retenant sa fille par l’épaule. Haute comme deux pommes trois quarts, la petite Cassiopée « Cassie » Fitzgerald avait six ans et était un véritable boulet de canon. Avec sa robe tout en dentelle et en rubans spécialement créée par Diandra elle-même pour sa fille, Cassie respirait la fierté et semblait enflammée par l’excitation ambiante causée par l’exode annuelle de la classe aisée de New York en direction des Hamptons. « Mais maman, Julian est arrivé aussi, je le vois d’ici ! », s’exclama Cassie en se hissant sur la pointe des pieds pour s’accouder à la balustrade du perron. « Je le sais ma chérie. Vyvian m’a prévenue de leur arrivée. Mais tu le verras demain. Ce soir, nous sortons avec papa. Et je compte sur toi pour être sage », prévint Diandra. « Maman, je ne peux pas y aller maintenant ? Regarde, il vient de sortir ! », pépia Cassie, surexcitée. « Cassie, j’ai dit pas maintenant. Nous venons tout juste d’arriver et eux également. Ca ne se fait pas, voilà tout. Tu auras tout le temps de le voir demain », déclara Diandra en se replongeant dans son magazine. « Mais maman… », gémit Cassie. « J’ai dit non. La discussion est close. Et recule-toi. Je ne veux pas que tu te fasses mal.», ordonna sa mère. Cassie fit la moue mais n’ajouta rien. Elle rentra en traînant les pieds dans la maison puis, aussitôt hors de la vue de sa mère, se mit à courir vers l’étage, franchit le premier escalier quatre à quatre, traversa toute une série de pièces avant de pousser une nouvelle porte, menant cette fois-ci à un autre perron, et dévala les marches d’un escalier extérieur, qui débouchait dans la vaste propriété des Fitzgerald mais à quelques mètres seulement d’une clôture que partageaient la famille de la petite fille avec celle de son ami. Tout en courant à toute vitesse, Cassie jeta un œil derrière son épaule. C’est à cet instant qu’elle fut violemment projetée en arrière et se retrouva au sol, un peu sonnée. La petite fille ne put s’empêcher d’éclater de rire lorsqu’elle découvrit Marlon, qui avait visiblement tenté lui-aussi de fausser compagnie à sa mère. « Cassie, j’t’ai pas fait mal ? », demanda-t-il, inquiet, en se frottant la tête. « Non, mais toi tu t’es écorché le coude », souligna Cassie en regardant le coude ensanglanté de son ami. « Et ta robe… », grimaça Julian. Cassie jeta un œil sur la pauvre chose maculée de terre et de tâches d’herbe qui lui servait actuellement de robe. « Bah, je m’en fiche », déclara Cassie en haussant les épaules. Les deux enfants partirent bras-dessus, bras-dessous en bavardant gaiement. Et tant pis si maman les cherchait, se dit Cassie. Elle n’avait qu’à pas dire non.
« Allez Cassie ! », l’encouragea Julian en applaudissant. Il la regarda décrire une courbe avec sa planche sur une vague, avant de se faire ensevelir par une autre plus grosse. « Peuh, cet océan de malheur aura ma peau », décréta Cassie, crachotante, en se laissant tomber sur le sable à côté de Julian. Chaussant ses lunettes de soleil, elle offrit son visage au soleil, et Julian la regarda un instant en silence. C’était étrange de la voir ici. C’était étrange de la voir évoluer dans cette vie qui était si différente de celle qu’ils avaient ensemble à Londres. Lola se leva pour s’enrouler dans sa serviette, avant de se rassoir. « J’aime bien ce coin paumé », finit-elle par dire avec désinvolture. Il fixa un instant l’océan devant eux. « Tu trouves que Los Angeles est un coin paumé ? » « Tout ce qui n’est pas Monaco est un coin paumé ». « Tu rentres quand ? », demanda-t-il finalement. Cassie haussa les épaules avec désinvolture.« Je n’en sais rien. J’aime bien cet endroit. J’ai la bénédiction des parents donc tout va bien », déclara-t-elle. Julian se mit à rire. Il savait que c’était un jeu pour elle, de feindre la jeune pétasse obnubilée par son bronzage et la taille de son soutif. Mais il la connaissait depuis tellement longtemps maintenant qu’il s’avait que c’était faux. Parce que lui connaissait la vraie Cassie. Il connaissait la Cassie qui capable de le faire sortir avec elle à une heure du matin simplement pour avaler un seau entier de nourriture estampillée KFC, il connaissait la Cassie qui avait des idées bien arrêtées en politique. Six mois qu’il vivait à Los Angeles avec son père et sa famille. Six mois qu’ils étaient séparés par un pays entier. « Du nouveau de ton côté ? », s’enquit Julian en fixant Cassie.« Pas vraiment. Toujours avec Nate, pas encore shooté à l’exta, saine d’esprit, j’imagine que ça va bien », murmura-t-elle en baissant les yeux, triturant un bout de sa serviette. « Cass, arrête avec ce mec, il te rend malheureuse », soupira Julian. « Non c’est faux. On a des hauts et des bas comme tout le monde, mais il me rend… On est bien ensemble », s’entêta-t-elle. « Me prends pas pour un con, je sais que c’est pas vrai. En un an vous vous êtes séparés au moins cinq fois, sans compter toutes les fois où il te fait de vieux plans ». « Et alors ? Lui au moins il est là », répliqua Cassie en toisant Julian avec froideur. Soudain, il réalisa que la distance avait condamné leur relation. L’un et l’autre avaient la désagréable impression que cette distance avait fissuré leur relation pour laquelle ils n’avaient jamais eu de mot. Il était une partie de Cassie et Cassie était une partie de lui; ça n’avait jamais été autrement depuis que Diandra et Vivyan s’étaient rencontrées à la maternité. Et jamais ils n’avaient pensé que ça changerait. « Cass, attends », soupira-t-il lorsqu’elle se leva d’un bond. Serrant sa serviette autour de son corps, elle commença à remonter vers le parking. « Cassie, s’il-te-plait », plaida encore Julian en la suivant.« La seule chose qui rendait ma vie bien c’était parce que t’étais là, parce que je savais que si je faisais une connerie, t’étais là, quand je partais dans un délire, t’étais là, quand j’allais pas bien, t’étais là, putain Julian t’as toujours été là et maintenant on se parle quasi plus, on se voit plus, et tu comprends pas que je le vive pas bien », s’écria-t-elle sans même reprendre son souffle. Une larme roula sur sa joue et Julian la serra dans ses bras. Elle se débattit un instant avant de se laisser aller contre lui. « Pourquoi t’es parti sans rien dire » , sanglot-t-elle. « Je pensais que ce serait moins dur », confessa Julian. Il l’avait vraiment pensé, sincèrement. Il avait prétendu à Cassie que son départ était le lendemain parce qu’il savait que ce serait dur pour lui et pour elle de se quitter dans un aéroport. Ce n’était pas de ça qu’il voulait pour elle.