Judith Thompson ► Sophie Turner

Karl Parker, riche trader trentenaire new yorkais à l’apogée de sa carrière qui fait des envieux parmi tous ses collègues, est habituellement un jeune homme très vigilant. Pourtant, en cette journée du 10 mai 1995, une seule chose occupe l’esprit de Karl : Sally. La jolie blonde qu’il a rencontrée la veille au soir et avec qui il a passé une nuit inoubliable. Elle n’a laissé qu’un petit mot sur son oreiller ainsi que des trainées de son parfum enivrant dans tout l’appartement. Il a l’esprit ailleurs ce matin Karl. Comment va-t-il pouvoir oublier Sally ? Alors, lorsqu’il marche en direction de son bureau, passant comme d’habitude devant ce vieillard à l’air pouilleux qui fait la manche sur le trottoir, il sort distraitement son portefeuille et lui tend un billet, qu’il pense de 1 dollar, comme il le fait tous les matins, trop étourdi pour en vérifier la valeur. Il ne remarque même pas l’air ahuri du mendiant qui lui a tout de suite noté les deux zéros accolés au 1. Mais Karl est pressé, il entend à peine le merci plein de reconnaissance du SDF et il accélère le pas, ses pensées trop occupées par Sally pour réaliser qu’il venait de remettre une coupure de 100 dollars et non pas un traditionnel petit billet de 1 dollar. Il ne s’en rendra même pas compte Karl... Sa journée sera trop remplie par ses recherches sur le net pour la retrouver. Et puis, d’ailleurs, qu’est-ce que c’est 100 biftons en moins dans le portefeuille pour Karl Parker ? Pas grand chose…

Harry Larson, 62 ans, et dix années de vagabondage dans les rues de New York à son actif, n’en croit pas ses yeux. 100 balles ! Il vient de lui filer 100 balles ! Ce mec en luxueux costard qui passe devant lui tous les jours lui offrant généreusement un petit billet, et bien ce matin, il vient juste de lui donner 100 fois plus. Harry a à peine le temps de le remercier, la voix pleine de gratitude, que l’homme a déjà disparu. Harry est bien trop occupé à admirer ce petit bout de papier qui signifie tellement pour lui pour s’attarder sur l’air soucieux de son généreux donateur ou de s’inquiéter de savoir si cette augmentation de charité est bien voulue par le trader. Il a ce billet entre les mains, et en ce 10 mai 1995 il est riche soudain Harry ! Il donne une petite caresse sur le dos de son clebs et il pense déjà à la soirée qu’il va passer grâce à cela…

Medor est un chien errant. Trois ans qu’il a été abandonné par ses précédents maîtres, trois années donc qu’il partage ce petit bout de trottoir avec Harry, recevant quelques caresses du vieux clochard qui n’hésite pas à fouiller les poubelles pour lui trouver un os à ronger. Il ne lui a jamais levé la main dessus. Mais ce soir, échauffé par le pinard qu’il s’est payé grâce à sa toute nouvelle richesse, Harry est moins calme qu’à l’accoutumée. Il ne reste plus grand chose du billet de 100 de ce matin à part des bouteilles vides et cet énorme hamburger dégoulinant de sauce qu’Harry tient encore entre ses mains. Medor l’a bien remarqué et il louche de plus en plus dessus. D’ailleurs, c’est quand le molosse essaie de lui voler une bouchée de son festin qu’il eut raison de la patience de son maitre. Un violent coup de pied alla frapper les côtes du chien amaigri qui s’échappa aussitôt dans un jappement de douleur, surpris par la soudaine irascibilité de son maitre, habituellement si doux. Il a mal Medor, et surtout il ne veut pas revivre l’enfer qu’il avait vécu avec ses précédents propriétaires. Il fuit aussi loin qu’il peut, pris d’une panique sans nom, il court à vive allure, affolé. Il traverse une rue puis une autre, ne prenant pas le temps d’observer la circulation. Et soudain, son flanc est percuté par quelque chose et il est balayé sur le côté, heurtant violemment le bitume. Une nouvelle douleur le submerge...

Karl est désespéré. Il a passé sa soirée dans le bar où il l’a rencontrée, mais Sally n’y est pas revenue. Cette nuit, seule la solitude viendra se glisser sous ses draps…
Harry, lui, n’aura aucun mal à s’endormir. Il va s’écrouler comme une masse, trop saoul pour s’inquiéter de la disparition de sa bête. Même les crissements de pneus et les bruits de tôle froissée non loin de là ne parviendront pas à interrompre le sommeil du vieil homme.
Quant à Medor, ses aboiements plaintifs se feront de plus en plus faibles, puis finalement cesseront complètement. Les sirènes des pompiers, elles, elles vont résonner un bon moment dans la rue.

Alors à quoi ça tient une vie ? Une histoire d’un soir qui se termine mal? Une fille qui ne laisse pas son numéro ? Un jeune homme amoureux trop étourdi ? Un verre de trop pour un clochard ? Un chien paniqué par les coups de ses maitres ? C’est ça le coût d’une vie ? Un billet de 100 dollars mal gagné, mal donné, mal dépensé ?

J’ai imaginé des centaines de fois cette histoire, et peut être au moins milles autres du même genre. Un Karl, une Sally, un Harry, tant de gens sur qui déverser ma colère, ma rage, ma détresse. Des gens à détester, à montrer du doigt, à blâmer pour le décès de cet homme merveilleux que je n’aurais jamais la chance de connaître : mon père.

J’ai longtemps posé des questions sur lui. Ce papa que je ne rencontrerais jamais, comment était-il, qu’aimait-il, et cet accident que s’était-il passé ? La coïncidence des dates m’avait toujours intriguée… J’aurais du voir dans leur silence un signe… Maintenant je comprends tout, maintenant je sais, et je saisis pourquoi tout ce tabou autour de cette perte :