The ugly things we'd say [Skyler]

Quand Mallory était arrivé à Harvard il y a trois ans, il avait adoré sa période de bizutage. Ses défis avaient toujours fous et fun. Il se souvenait encore de la tête de la secrétaire du doyen quand il avait du entrer dans son bureau pour pendre une guirlande d'atroces culottes de grands-mères par sa fenêtre. Ou quand il avait du repeindre tous les pénis des statues du campus en couleur or. Ou quand il avait du remplacer l'eau d'une fontaine par du whisky et que ça avait accidentellement pris feu quand un fumeur avait balancé son mégot dedans. Il s'agissait de bons souvenirs. Parce que même si c'était (presque) inoffensif, c'était hilarant. Il y avait un bon esprit.
L'année d'après, il avait été destitué de son statut de Mather par le doyen quand il avait assumé au nom de toute sa Maison une blague qui avait mal tourné et c'était la raison pour laquelle il était redevenu bizut à cette rentrée. Bien sûr, on lui avait proposé de repasser directement titulaire – après tout, c'était une sorte de héros pour sa Maison – mais il avait refusé ce privilège, préférant refaire les choses dans l'ordre, sans passe-droit.

Jusqu'à présent, ses défis avaient été sympathiques mais le prochain qu'il devait accomplir l'avait presque fait renoncer à son envie de rejoindre sa bien-aimée Maison. En effet, on exigeait à présent de lui qu'il aille dire des atrocités à une jeune femme de la Cabot House – atrocités qu'il était très loin de penser – et cela le mettait réellement mal à l'aise. On pouvait dire tout ce qu'on voulait de Mallory Bellwether, mais pas qu'il était méchant. Rien qu'imaginer dire toutes ces ignominies à une innocente demoiselle lui donnait des crampes à l'estomac. Il n'était vraiment pas sûr de pouvoir y arriver...

Mallory s'était renseigné sur l'emploi de sa cible : Skyler Boyle. S'il décidait de franchir le pas, il voulait essayer de la voir quand elle serait seule, pour que personne d'autres ne soit témoin des mots terriblement cruels qu'il devrait prononcer. Il l'avait très discrètement observée pendant deux semaines et avait fini par trouver un créneau où il pourrait réaliser son défi sans se taper l'affiche par la même occasion. Mais, bon sang, il n'avait vraiment pas envie !
C'était donc pour se donner une bonne dose de lâcheté qu'il avait pris deux lignes d'héroïne et qu'il avait descendu une demi-bouteille de whiskey avant de se rendre au lieu où il savait que Skyler serait seule. Le problème, quand on était un fidèle consommateur de drogues dures comme lui, c'était qu'il en fallait toujours plus pour obscurcir son jugement. Hélas, il était à court d'argent pour en racheter et il avait fini sa réserve. Ce n'était donc pas le moment de flancher.

Voyant arriver Skyler dans sa direction, exactement à l'heure qu'il avait étudié et parfaitement seule, Mallory se décolla du mur qui contribuait à le maintenir debout et alla à sa rencontre. « Heeeyy ! » lança-t-il avec le sourire du mec complètement défoncé, en manquant de se viander quand il descendit du trottoir. Il avait vraiment envie de vomir, et ce n'était pas du à l'alcool mais aux conneries qu'il devait dire pour s'acquitter d'un putain de gage à la con. Allez, plus vite ce sera terminé, plus vite il pourra dégager d'ici et aller se laver la langue avec du savon. « Je te connais, toi ! T'es une des nanas que Sheffield a engrossé. Ça  fait quoi d'être la numéro 298ème ? Paraît que t'as avorté du morpion. C'est mieux. Imagine s'il s'était tapé ta tronche ! » Mallory eut vraiment un haut-le-coeur et il se rattrapa à une poubelle heureusement fixée au sol. Qu'est-ce qu'il devait dire d'autres déjà ? Mais d'abord, qu'est-ce qu'il foutait là ? Ah oui, ça lui revenait. « Euh... oh ! Tu devrais t'faire tester. Baiser avec Sheffield sans capote, c'est jamais bon pour la santé. »

Voilà, mission accomplie. Skyler aurait toutes les raisons du monde de lui balancer son poing dans la figure maintenant. Mallory avait vraiment l'impression d'être le plus grand connard de la planète Terre. Et, à ce moment-là, c'était sans doute vrai.

Mallory fut assez surpris de ne pas s'en prendre une dans la gueule et, du coup, il ne s'était pas attendu à ce qu'elle le pousse. C'est donc comme une merde qu'il lâcha sa poubelle et s'écrasa sur le trottoir. Connerie de bizutage ! Bon, c'était fait maintenant. Il n'avait qu'à rester un peu là et attendre que l'effet de la drogue se dissipe pour regagner son dortoir. Juste attendre... C'est tout. Ne rien faire d'autre. Après tout, Skyler et lui ne se croisaient pas si souvent que ça. Qu'est-ce que ça pouvait faire qu'elle pensait à présent que c'était le plus gros connard de la Terre ? Il s'en foutait de son avis, non ? Elle pouvait le détester. Elle ne serait pas la première. Il faudrait même qu'elle prenne un ticket (même si le président des Eliot avait déjà pris les deux cents premiers tickets de la machine). Une de plus, ça n'avait pas d'importance.
Sauf que si !
Il avait beau n'avoir reçu aucune éducation à Chicago et avoir grandi dans un monde où seuls les pourris s'en sortent,Mallory avait tout de même réussi à développer quelque chose de précieux qui manquait à beaucoup de gens : un sens moral. Cela ne voulait pas dire qu'il l'écoutait toujours. Mais le fait qu'il en ait lui faisait toujours savoir si ce qu'il venait de faire et bon ou mauvais. Et dans ce cas précis, l'aiguille penchait dramatiquement vers le rouge.

"Attend !" S'exclama-t-il au moment où il attrapa la cheville de Skyler pour l'empêcher de s'éloigner au cas où elle l'aurait voulu. Toujours allongé sur le sol, Mallory ajouta : "Je suis désolé. Je te présente mes excuses." Il n'avait sans doute par le droit de le faire mais, après tout, on ne lui avait pas explicitement demandé de s'abstenir. "C'est ces conneries de bizutage. Je ne suis pas comme ça sinon. C'est moche d'avoir parlé de l'avortement. Je te connais pas et t'as eu tes raisons de le faire. Faut pas garder ce qu'on n'a pas envie de garder. Moi aussi j'aurais préféré que ma mère avorte de mes six frères et moi plutôt que de nous parquer dans un taudis à Chicago et de ne jamais s'occuper de nous."
Là, c'était clairement les effet de la drogue. Jamais Mallory ne racontait son passé aux gens d'Harvard. Il était persuadé qu'ils ne pourraient pas comprendre. La majorité des étudiants étaient des fils de riche dont le seul problème dans la vie avait été de choisir entre une Ferrari et une Porsche à leur seizième anniversaire.

A priori, Skyler n'était pas rancunière. C'était sa chance ! Peut-être qu'il lui avait fait pitié avec sa déclaration. Elle avait l'air de connaître l'étudiante qui avait organisé son bizutage. Comme Mallory l'avait soupçonné, elles avaient un sacré historique. Se mêler des affaires des autres n'était pas dans ses habitudes – chacun sa merde et la sienne était assez grande pour occuper les vingt-quatre heures de sa journée – mais cette demoiselle lui semblait sympathique. Même si elle ne voulait pas l'aider à se relever. Bon, ce n'était pas bien grave. Mallory avait tellement l'habitude d'être sous l'effet de la drogue qu'il était devenu assez doué pour se gérer dans ces moments-là. Il lui fallut tout de même quelques secondes pour retrouver la poubelle et s'aider d'elle pour se remettre sur ses jambes. Pouh ! Que le sol était bas.
Mallory eut un petit ricanement en entendant les propos de Skyler sur la Mather. Il haussa les épaules. « J'la connais pas trop, c'te nana. Mais, tu sais ce qu'on dit, on ne choisit pas sa famille. Le souci c'est qu'on dit aussi que la famille est sacrée donc je ne peux pas bitcher sur une verte. » En lui adressant un clin d'oeil, il chuchota : « Même si, après ce qu'elle m'a fait faire, je n'en pense pas moins. » Le jeune homme sortit son paquet de cigarettes qu'il tendit à Skyler pour lui en proposer une. « Et t'inquiète pas pour ma santé physique. Mon style de filles, c'est plutôt les grandes, sans poitrine, avec un gros truc entre les jambes et éventuellement une barbe de quelques jours. » Les mecs, quoi. Oui, il était gay, mais nul doute que son interlocutrice l'aurait compris toute seule.
Mallory s'alluma une cigarette et tira une taffe dessus. « Tu veux déjà te débarrasser de moi ou je peux t'inviter prendre un café pour me faire pardonner ? Si vraiment tu es très fâchée, tu pourras même prendre un muffin pour aller avec. » Le jeune homme lui adressa un sourire empreint de sincérité. Il ne payait jamais rien à personne. Il était beaucoup trop dans la dèche de thune pour ça. Mais il ferait une exception aujourd'hui parce qu'il se sentait vraiment mal d'avoir dit toutes ces horreurs à une fille qui lui semblait aussi cool.

Le franc-parler de Skyler fit sourire le rouquin. Décidément, cette demoiselle lui plaisait de plus en plus. Il rit quand elle se corrigea au moment de l'insulte. Pédé, tapette, gay, homo... C'était tout du pareil au même pour lui. Bizarrement, il n'avait jamais été blessé par la manière dont on le qualifiait. Peut-être parce qu'il avait conscience d'être plus que cela et qu'un mot ne pouvait pas le résumer. Alors, comme ça, le meilleur amide Grace était gay aussi ? Hum... Sans doute parlait-il d'Eugène. Il le voyait souvent en compagnie de sa bizutrice. Aaaah, le bel Eugène. C'était quand même dingue qu'ils n'aient jamais réussi à coucher ensemble alors qu'ils avaient essayé tant de fois. Mais il n'y avait rien à faire ; à chaque ils étaient interrompus. Mallory avait fini par tout bonnement laisser tomber.

"Un muffin au chocolat, ça marche." Le Bellwether lui sourit et ouvrit le bras en direction du coffee shop qu'il savait non loin pour l'inviter à reprendre la marche dans cette direction. Passant son bras sous celui de Skyler, il se justifia ensuite : "Ça t'ennuie si je me tiens un peu à toi ? J'ai pris tellement de meth pour arriver à te dire toutes ces conneries que je ne pensais pas que j'ai un peu du mal avec mon système de navigation là."

*

Lors qu'ils furent arrivés devant l'établissement, Mallory tint la porte à Skyler car, oui, sous ses airs de drogué déboussolé, il restait un gentleman. Titubant jusqu'au comptoir sous l'oeil suspicieux des serveurs, il commanda deux cafés et le muffin promis avant de tout régler en petite monnaie, au grand désespoir de l'employée à la caisse qui du tout recompter.
Par miracle, il parvint à ne pas foutre le petit plateau qu'on lui confia en l'air et s'installa sur la banquette en face de Skyler. En posant une main au dessus de sa tasse de café pour la réchauffer, il demanda, guilleret : "Alors, c'est quoi le problème de Mademoiselle Garce ? Pourquoi elle en veut à une fille cool comme toi ?" Évidemment, il avait fait exprès d'inverser deux lettres du prénom de sa bizutrice pour former un tout autre mot qui devrait plaire à celle dont il voulait bien devenir l'ami.