« Elle attend que ce monde étrange se perde et que tourne les vents. » La musique l'emportait, alors que ses doigts d'enfants foulaient, avec une adresse épatante pour son jeune âge, les touches bicolores. Mais peut importait, elle volait. Dans un ciel aussi bleu que ses yeux, si haut que rien n'aurait pu l'atteindre. Si haut qu'elle en oubliait tout. Le tapis rêche sous ses pieds nus, l'air étouffant dans ses longs cheveux, et même ce petit tiraillement au creux de l'estomac. Plus rien n'existait que la mélodie s’échappant du piano et elle. Leena, dix ans. Première d'une fratrie de trois enfants, elle habitait une petite maison en périphérie d'Helsinki. Le toit fuyait dès que la pluie tombait avec trop d'ardeur, l'air s’infiltrait partout, laissant parfois à peu de chose près l'intérieur à la même température que l'extérieur, et les ressorts de son lit lui rentraient douloureusement dans les cotes (elle avait, cela dit depuis le temps, apprit ingénieusement à les éviter). Les conditions n'étaient pas toujours très bonnes en somme. Mais rien de tout ça n'avait d'importance. Tout comme le son de l’instrument enjolivait la pièce, le rire de la famille qui y vivait la rendait la plus belle de toutes. Alors que la fillette était appelée à diner, elle quitta joyeusement son tabouret pour s'installer à une petite table autour de laquelle les discussions et rigolades allaient déjà de bon train. Ici, pas de télévision, mais une joie de vivre qui dépassait de loin les repas froids en face d'un petit écran. Au fil du repas, Leena finit par déceler un regard insistant à sa gauche, celui de Ruben, son cadet de deux ans, qui ne pouvait s'empêcher de dévorer des yeux le reste des pâtes de sa sœur. Oubliant les plaintes aiguës de son ventre, elle posa doucement ses couverts.
« Tu les veux ? Je n'ai plus très faim. » C'était bien sur faux, mais comme le reste, la vérité demeurait superflue et voir le plaisir de son petit frère dépassait bien aisément une petite faim de plus. Ce chaleureux bonheur aurait pu continuer ainsi pendant encore longtemps, à jouer du piano, sourire, s'amuser et profiter des plaisirs simples et souvent bien loin oubliés. Mais tout le monde sait qu'il y a toujours un "mais" dans les belles histoires. Le notre intervient cinq ans plus tard, lorsqu'un accident de voiture emporte les deux parents de Leena. Quinze ans, c'était bien jeune pour avoir la responsabilité de deux têtes blondes en plus de la sienne. Pour grandir exponentiellement et garder espoir. C'est pourtant ce qu'elle fit, quittant la Finlande avec tout ce qu'ils avaient, voyageant de pays en pays. Vers la France. Et plus tard, vers l'Angleterre.
« Tu crois que c'est comme les mines de crayons ? Tu crois que ça s'use quand on s'en sert ? - De quoi ? - Les sentiments. » Tout semblait se distorde autour d'elle. A quel moment avait-elle changer de pièce ? Elle ne se souvenait plus. Peut-être était-ce encore le même endroit en fin de compte. Les souvenirs se liaient et se déliaient avec une cacophonie instable et brutale, laissant l'adolescente aujourd'hui âgée de dix-sept ans, se noyer dans des méandres qu'elle ne maitrisait pas. S'enfonçant toujours plus profondément, spirale infernale la tirant vers le bas alors que le feu des substances qu'elle avait ingurgité couraient dans ses veines. Ce que c'était, elle n'en avait même plus la moindre idée et ne voulait plus y penser, à ça et ce qu'elle devenait progressivement. Elle ne l'avait pas voulue. Et ne le voulait toujours pas, si bien que l'image qu'elle se renvoyait lui donnait la nausée. Elle était si fatiguée. Mais pour autant, elle ne pouvait arrêter la décadence qui s'installait dans sa vie, pour la toxique béatitude qu'elle lui apportait l'espace de quelques minutes. Et si cette sérénité chimérique avait un prix, il n'était pour le moment pas assez fort pour qu'elle arrive à vivre sans. C'était lors de cette sombre époque où les petits boulots (additionner au lycée et à sa famille) exténuaient notre jolie brune, qu'elle le rencontra. Matthéo Silver, un grand brun qui remplit bientôt chaque recoin de sa vie, comblant le vide, bouchant les trous béants qui s'étaient ouverts, redessinant un sourire sur son visage. Alors qu'elle aurait tout donner pour le sien. Elle avait besoin de lui et aucune image n'était assez forte pour en illustrer l'ampleur. Cette idylle dura plus d'un an, avant que tout ne s'écroule à nouveau. Avant que les rumeurs ne se répandent, venimeuses et impitoyables. Laissant naître au cœur de Leena un sentiment qu'elle n'avait jamais ressenti pour lui. Le doute. Elle avait voulu l'ignorer, continuer de croire, ne pas entendre. Mais le mal avait déjà installer son foyer et consumait toutes ses certitudes. Jusqu'à ce qu'une amie (du moins le croyait-elle) lui confirme la véracité de tout ceci. Il s'était jouer d'elle. Depuis le début il n'avait eu pour elle qu'un intérêt superficiel, carnassier et tortueux, ne désirant d'elle qu'un corps de plus. C'était tout ce qu'elle avait toujours été et malgré la résistance de la jeune fille, ça, elle ne pouvait l'endurer. Alors elle avait fuit, arrachant de ses joues les larmes qui s'y déversaient, laissant derrière elle cette relation sans nom qui les avait unis. Et, si elle préférait l'ignorer, les unirait toujours.
« Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis, elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, il arrive souvent que sa voix affaiblie, semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie. » La porte claqua bruyamment, laissant derrière elle l'écho des marches qu'on cavale et plus rien. Le silence. Elle tenta de ravaler la boule qui s'était douloureusement former dans sa gorge mais sans succès, ses yeux toujours river sur la porte devant elle.
« Il reviendra Leena, il revient toujours. » La concernée laissa échapper un soupire résigné.
« Je sais. » S'éloignant de l'entrée et glissant ses longs doigts dans ses cheveux, elle tenta de se concentrer sur autre chose que l'énième dispute qui venait d'éclater dans le petit appartement des Lehtonen. Celles-ci étaient de plus en plus fréquentes entre son frère et elle, et le plus elle essayait de les éviter, le plus violentes elles étaient. La fratrie était arrivée à Cambridge depuis plusieurs semaines et le climat ne semblait pas exactement à son apogée. Mais Leena travaillait ce soir et elle avait intérêt à se dépêcher si elle ne voulait pas être en retard. Embrassant sa sœur, elle descendit à grande enjambés dans la froide ruelle américaine. Si les interactions avec Ruben la préoccupait, un autre était soudainement réapparu dans sa vie et la finlandaise ne parvenait pas encore à taire le conflit émotionnel qui faisait bataille en elle. Retrouver Matthéo à Harvard était une chose, mais tout ce qui avait suivit en était une autre. Elle avait tant voulu ne plus le connaître, l'oublier, l'effacer. Mais tout ce qu'elle avait réussit à faire était créer un manque tellement fort que le revoir aujourd'hui la destabilisait plus qu'elle ne le voudrait. Leena lui en voulait, plus qu'elle n'en avait jamais voulu à personne. Mais elle tenait également encore à lui bien plus que ça, bien plus qu'aucune chose tangible. Pour autant, jamais elle n'admettra qu'il était sincère. Jamais elle n'écoutera ses mots, ses excuses et toutes ses belles paroles qu'elle aimait tant. Car le reconnaitre serait accepter qu'elle avait eu tord, deux ans plus tôt. Qu'elle avait gâcher son bonheur et le sien pour des murmures cruels au creux de son oreille. Et ça, elle ne pouvait encore s'y résoudre. Ce soir-là, Leena rentra tard du travail, pour trouver une part de gâteau sur la table accoler d'un petit post-it : "
Je t'ai garder une part, et j'espère pour toi qu'il n'en restera rien demain matin ! Repose-toi. Lumi." Plus bas, on pouvait lire, d'une autre main, plus maladroite, masculine :
"Pardon." Et c'était tout ce dont elle avait besoin pour se rappeler à quel point elle les aimait.