GRAHAM ﴾ on fait un deal ? tu prends mes talons, je prends tes chaussures ﴿

Je ne me sens pas à ma place, est-ce le prix à payer lorsque vous avez été enfermé pendant trois ans ? On pourrait croire que trois années dans une vie ce n’est pas grand-chose mais je peux vous assurer que vous avez tout faux, je me sens plus isolé que jamais alors que je pensais retrouver tout ce que j’avais abandonné en étant condamné à purger vingt ans pour avoir assassiné mon père. Finalement avoir fait appel un an après le début de ma peine pour mettre en exergue la légitime défense m’aura permis d’échapper à dix-sept ans de ma vie en prison, une bonne évolution qui me permet de fouler le sol de cette boite de nuit ce soir. Être ici me permet de comprendre que j’ai loupé énormément de trucs pendant tout ce temps, je pensais être capable de rattraper mon retard mais il est difficile de le faire quand le monde continue d’avancer, de se dérober sous vos pieds quotidiennement. Finalement j’en suis venu à ne plus aspirer à rattraper, désormais je veux juste apprendre à vivre en 2014 pour limiter la casse et petit à petit me réintégrer dans une société qui a continué d’exister sans moi. « Salut ! » Je sors de mes pensées, surpris par les deux mains qui se sont plaquées sur mes épaules, je baisse la tête pour regarder la jeune femme plus petite d’une dizaine de centimètres. « Salut ? On se connait ? » Je ne crois pas mais sait-on jamais.

C’est bizarre quand même de voir ô combien le monde change en l’espace de quelques années à peine. Depuis ma sortie de prison j’ai comme l’impression d’être mort et revenu à la vie des années lumières plus tard. Très perturbant comme sentiment, la musique n’est plus du tout la même qu’à l’époque, l’ambiance non plus. J’aurais soixante ans et je retournerais en boite de nuit pour la première fois depuis trente ans je crois bien que j’éprouverais la même putain de sensation de ne pas être du tout à ma place. Je suis pourtant jeune, très jeune, et même si la prison m’a petit à petit fait perdre une fougue innocente reliée à ma jeunesse je reste encore très animé par les soirées. Il me faudra probablement un peu de temps pour me remettre dans le bain, pour m’habituer. Pour l’heure, je suis bien plus concentré sur la jeune femme qui vient de m’interpeller, ses mains sur mes épaules me maintiennent droit devant elle, les yeux dans les yeux. « Est-ce qu’on se connaît ? » Elle répète ma question sans pour autant y apporter des éléments de réponse qui pourraient me permettre d’en savoir plus. « Disons que… je ne crois pas que ce soit le cas. » Nous sommes d’accord, je ne crois pas avoir déjà eu l’occasion de faire sa connaissance, je m’en souviendrais croyez-moi. « Ou peut-être que si ? » Je relève un sourcil, interrogateur. « J’en doute fort. » Non, je ne pense définitivement pas la connaitre. « Peut-être que si tu me dis d’où tu viens, je pourrai te dire qui tu es… ou qui je suis. Enfin, tu m’as compris j’espère ! » Difficile à dire, je crois bien qu’elle m’a perdu dès le début de sa phrase. « Désolé, tu m’as perdu. Je pense qu’il est un peu trop tard pour des réflexions philosophiques de ce genre. Mais je viens de Las Vegas… J’suis sur Cambridge depuis une dizaine d’années ! » Évitons de parler des trois années de prison, pour le moment ça n’a aucun intérêt. « J’espère que tu me prends pas pour une folle au moins. Je me sens pas trop bien je t’avoue, j’ai pas les idées claires… Je suis paumée. Ai-je mauvaise mine ? » Cette jeune femme a un petit quelque chose de très… Rafraichissant, elle est marrante même si ce n’est probablement pas l’effet recherché. Je l’analyse brièvement du regard, un sourire naissant sur mes lèvres quasi-instantanément. « Tu es très belle, mais tu devrais peut-être ralentir sur la boisson ? » Je ne sais même pas si elle est ivre, peut-être bien qu’elle n’a pas touché à une seule goutte d’alcool. La honte sur moi dans ce cas-là. « Moi c’est Graham ! »