C’était un matin pluvieux de septembre 1991, au cœur de Londres, qu’Amyas poussait son premier cri, entrant dans cette nouvelle vie qui devenait la sienne comme n’importe quel autre nouveau-né. Il naquit à la date du huit septembre dans la clinique où travaillait sa mère Kate. De sang mexicain, grec et anglais, Kate fut très courtisée car elle était la fille d’un entrepreneur extrêmement riche, qui avait réussi toutes ses entreprises depuis son arrivée dans la capitale. Cet homme, bien connu pour être le fondateur d’une chaîne de restaurants et d’hôtels qui porte son nom, avait eu une vie bien moins reluisante dans sa jeunesse.
En effet, le grand-père d’Amyas vit le jour dans une Grèce occupée par les Allemands. Son père, un soldat anglais envoyé en Grèce, y rencontra la femme de sa vie. Il l’épousa et décida de s’installer avec elle dans un pays envahi par les forces ennemies, au détriment de sa famille restée en Grande-Bretagne. Mais les temps étaient durs, la Grèce s’enfonçait dans la misère et le jeune couple, attendant un enfant, se serrait la ceinture jusqu’à son arrivée. Les années passèrent et la situation ne s’améliorait toujours pas, le jeune garçon perdit sa mère, emportée par la famine. Fuyant la guerre civile qui plongeait le pays dans le chaos, le père retourna en Angleterre avec son fils mais mourut durant le voyage.
Foulant pour la première fois le sol anglais, les terres de son père, le fils survivant au voyage fut recueilli avec chaleur par sa tante, la seule qui acceptait le mariage de son frère. Elle le prit rapidement sous son aile, elle qui n’avait ni mari, ni enfants. Le garçon grandit, heureux, dans un havre de paix, aux côtés d’une seconde mère à ses yeux et loin du tumulte qui secouait son pays de naissance. Elle veilla à l’éducation de celui qu’elle considérait comme son propre fils. Assez fortunée, elle put lui offrir de prestigieuses études. De ce fait, il parvint à percer dans un monde qui n’était pas le sien. Il en apprit les codes tout en acquérant le sens des affaires. Habile et doté d’un flair incomparable, il se lança dans la restauration, pensant être en avance sur son temps. Le pari était risqué mais ce fut une réussite, la clientèle était au rendez-vous. Son rêve devint réalité, de son enfance misérable il était parvenu à se hisser au sommet de la gloire, à la tête d’un véritable empire hôtelier. Nul ne pouvait passer à côté de son nom désormais célèbre. Il était le grand Aristide Abernethie.
En visite d’affaires aux États-Unis, à la fin des années 60, il croisa inopinément une journaliste mexicaine, Marisa Suarez, dont il tomba amoureux. Aristide, qui aimait les femmes, resta fidèle à Marisa et lui demanda sa main l’année suivant leur rencontre. Elle accepta et suivit son nouveau mari en Angleterre. Ce ne fut pas difficile car plus rien ne la retenait au pays. Fille unique, elle n’avait plus de famille, ses parents étaient morts quand elle avait vingt-et-un ans d’un accident de voiture et comme elle adorait voyager, elle ne s’était jamais rendue en Angleterre de sa vie. Marisa, qui avait également le goût de l’aventure, s’habitua sans peine à sa nouvelle vie, malgré ses origines modestes. Cependant, elle faisait figure de bonne conseillère auprès de son mari et savait calmer ses ardeurs. Elle devint une Abernethie par excellence et c’était grâce à elle que le groupe connut une vraie expansion.
À la naissance de Kate, la mère d’Amyas, elle se retira de la vie publique pour s’occuper pleinement de sa fille. Aristide, aux petits soins de sa famille, offrit à sa femme une maison en Grèce. La situation là-bas semblait s’apaiser avec la proclamation d’une république. C’est accompagnée de sa fille que Marisa partit y vivre, laissant son mari derrière ses bureaux à Londres. Kate passa donc toute son enfance et adolescence en Grèce, faisant quelquefois des allers-retours avec sa mère vers l’Angleterre pour voir un père qu’elle ne voyait pas très souvent. Bien qu’il ne soit pas très famille, il chérissait chaque moment passé avec la sienne. Sa femme et sa fille lui manquaient beaucoup, c’est pourquoi par la suite, il multiplia les voyages vers sa Grèce natale, prenant l’habitude d’y passer des vacances ensuite.
En Grèce, lors d’une virée en bateau avec des amis, Kate fit la connaissance d’un ami d’un de ses amis venu avec eux. Il s’amusait à la draguer ouvertement, il était en fait subjugué par sa beauté surnaturelle, le résultat d’un méticuleux mélange de ses différentes origines. Elle était à la fois anglaise, grecque et mexicaine. La génétique entre ses parents ne pouvait que produire des miracles. De plus, Kate riait de son ignorance, c’était un pêcheur et il ne savait rien des restaurants ou hôtels Abernethie. Elle n’en parlait pas d’ailleurs, ni ses amis, bien contente de sa liberté. Trop de prétendants la courtisaient lorsqu’elle se présentait aux côtés de ses parents à des galas, fort heureusement qu’elle n’y assistait que rarement. Pour une fois qu’un homme ne s’intéressait pas à elle à cause de son nom. Le soir, elle finit justement dans le lit du mignon pêcheur qu’elle avait rencontré dans la journée et apprit non sans surprise trois jours après qu’elle était enceinte.
Craignant pour sa vie car elle n’avait pas son diplôme de pédiatre, chose qu’elle avait toujours voulu faire, elle ne dit rien les premières semaines et continua de fréquenter le jeune pêcheur. Elle commença à développer des sentiments pour lui, aussitôt elle se sentit soulagée pour l’avenir de son futur enfant. Toutefois, Marisa, la mère de Kate et par conséquent la grand-mère d’Amyas, n’était pas dupe, elle comprit que sa fille attendait un bébé et la poussa à annoncer la bonne nouvelle à son père. Avant de le faire, elle imagina un plan, car connaissant son mari, il n’apprécierait pas que sa fille épouse un pêcheur qui n’avait pas les moyens de l’entretenir. Elle accepta alors de l’envoyer dans une école de commerce où il apprendrait un métier plus valorisant aux yeux de son époux. Lorsque Kate affronta son père et appuya fermement sa décision d’épouser l’homme qu’elle aimait, il la renvoya en Angleterre pour terminer ses études commencées en Grèce, et lui aussi.
Kate adopta le nom de son mari à son mariage, elle était à présent une Leonidès. Ravie de sa nouvelle identité, elle compta en profiter pour faire les choses qu’elle avait toujours rêvées et qu’elle ne pouvait pas faire sous son nom de jeune fille, trop rattaché à son père. Aristide, qui ne voyait pas d’un bon œil son gendre au départ, le découvrit sous un jour nouveau à la naissance de César, son premier petit-fils. Sa venue ravit Aristide qui attendait un héritier, pour lui les filles comme Kate ne méritaient pas son siège. Puis ce fut le tour d’un deuxième petit-fils qui se prénomma Amyas. Alors qu’Aristide voulait faire de l’aîné César son futur héritier, il se rapprocha du petit dernier car il le trouvait bien différent de son frère. César, comme Amyas, grandirent, à l’abri des regards indiscrets, dans la banlieue de Londres. Rien ne venait perturber leur joyeuse existence. On veillait à cacher leurs véritables identités, qu’ils étaient les petits-fils du très connu Aristide Abernethie.
Comme César était l’aîné, on lui donnait tout et Amyas était plus en retrait. Cependant, les deux frères étaient inséparables et faisaient les quatre cent coups ensemble. Ils se complétaient même, César pouvait faire confiance à son jeune frère et inversement. Malgré les efforts de Kate pour le mettre sur un même pied d’égalité que son frère, il était naturellement plus ouvert, plus expansif. À l’adolescence, César était déjà un garçon très séduisant, il avait tout pour plaire. Amyas faisait moins parler de lui, sur toutes les bouches il n’y avait que le nom de César qui sortait. Normal puisqu’il était l’héritier tout désigné. Pour Aristide, c’en était trop, César était trop valorisé comparé à son frère alors qu’il leur accordait les mêmes privilèges. Il avait nettement une petite préférence pour le dernier avec qui il s’amusait plus. Comme son grand-père, il avait ce grain d’espièglerie qui le rendait si spécial. Il n’en restait pas moins un garçon intelligent, arrivant au même niveau que César. Parfois, il arrivait à Aristide de se reconnaître chez Amyas, d’y lire son propre reflet.
César et Amyas se comportaient tels des jumeaux, leurs caractères étaient assez semblables mais du fait d’être le futur successeur de son grand-père, César était plus consciencieux, plus appliqué et plus investi que son frère. Amyas respectait la place de César, il n’était pas jaloux de lui puisqu’il était aussi dans la ligne de mire de son grand-père. Il avait d’autres projets pour lui mais il ignorait quoi, Aristide savait rester mystérieux. Bref, sans avoir un poids sur les épaules, Amyas se réjouissait de sa liberté, il détestait la pression que pouvait donner la place d’héritier. Chaque année, à la période estivale, la famille Leonidès partait en vacances dans la maison où avait jadis habité Kate en Grèce. Elle adorait cet endroit où elle avait vécu avant la rencontre avec le père de ses enfants. Elle les lâcha dans la nature, les laissant profiter de leurs vacances, de la mer et du soleil environnant. La Grèce présentait aujourd'hui des cadres idylliques où passer un bon moment de détente, à l’abri des problèmes économiques qui touchait le pays.
Un jour, ils firent la rencontre de leur voisine Lydia qui habitait là avec son père. Ils l’enrôlèrent avec eux, ils étaient jeunes, deux garçons, et voulaient clairement passer le plus d’instants avec une fille, Lydia en l'occurrence. Ils se firent une joie de la retrouver chaque été, le reste de l’année ils le passaient en Angleterre. Kate était dévouée à la clinique où elle travaillait non stop chaque jour comme pédiatre, elle aimait plus que tout s’occuper des enfants, et son mari, Pierre, gérait les relations commerciales dans l’entreprise familiale. Aristide l’avait embauché sur-le-champ à la fin de ses études. Il n’était plus le pêcheur que Kate avait connu. Bref, en grandissant, Amyas prit conscience de l’importance de ses sentiments pour Lydia. Depuis toujours, il était amoureux d’elle mais ne prenait pas compte de ses sentiments, pensant qu'il ne s'agissait là que d'une passade. De belles filles il y en avait partout. Mais à l’âge de dix-sept ans, dans les derniers jours précédant le voyage en Grèce, il apprit par sa mère qu’elle sortait avec César, son grand frère. Il avait réussi à lui cacher sa relation épistolaire avec Lydia qui durait depuis le dernier été, soit près d'un an.
L’été ne s’était pas déroulé sans encombre, Amyas n’avait pas digéré la trahison de son frère, croyant pouvoir lui faire confiance car il lui avait dit une nuit qu’il pensait à Lydia. Il ignorait tout ce qu’avait pu écrire César dans ses lettres, ne préférant pas imaginer leur contenu. Lydia Kostas l’obsédait, il ne cessa pas de penser à elle l’année suivante. L’imaginer avec César lui rendait malade et Aristide approuvait leur couple d’ailleurs. Dans sa famille, Amyas ne se sentait plus du tout à sa place, tout le monde semblait se liguer contre lui car il refusait la nouvelle copine de César. On le crut jaloux de son frère, ou bien qu’il ambitionnait sa place. C’était ni l’un, ni l’autre. L’été approchait à grands pas et il allait revoir Lydia, mais dans les bras de son frère. À la fin, Amyas finit par capituler. Il ne gagnerait jamais le cœur de Lydia, elle appartenait à César. Un soir cependant, il eut la surprise de la voir entrer dans sa chambre. La suite le troubla encore plus, Lydia lui demandait s’il était d’accord de passer une nuit avec elle. À la fois emballé et choqué par l’idée, il sauta sur l’occasion pour passer la nuit de ses rêves. Lydia lui annonça qu’elle n’aimait que lui finalement. Ils débutèrent alors une relation secrète car elle restait encore aux yeux de tous la copine de César.
Amyas retrouva le sourire, il venait de fêter ses dix-huit ans et sa rentrée en première année à la prestigieuse université de Cambridge. L'année défila à toute vitesse et il revit Lydia de nouveau en Grèce. Les retrouvailles ne se passèrent pas comme prévues, à peine les valises posées César annonça publiquement à toute la famille ses fiançailles avec Lydia. Ce fut la goutte d'eau qui déborda le vase, Lydia lui aurait-elle une nouvelle fois menti ? Elle lui expliqua plus tard qu'elle avait accepté sa demande par accident. Le moral au plus bas, Amyas sentit qu'il allait devoir passer encore un sale été, malgré la présence de Lydia. Deux jours plus tard, pour une raison inconnue, les fiançailles étaient rompues. Cachant sa joie, Amyas resta aux côtés de son frère qui déprimait. Celui-ci ne doutait pas une seconde que son petit-frère continuait de fréquenter Lydia en cachette. L'été ne fut pas si mauvais que cela, Amyas avait passé de moments inoubliables avec Lydia, dans le dos de César. Ils se quittèrent dans la peine, la rentrée approchait dangereusement pour les deux jeunes tourtereaux.
Il revint comme d'habitude l'été prochain en Grèce et c'est tout sourire qu'il alla sonner chez Lydia. Il eut la surprise de découvrir une autre personne sur le paillasson, se demandant réellement ce qu'elle faisait là. D'un ton presque impoli, il lui demanda où étaient les Kostas. Apparemment ils avaient plié bagage au milieu de l'année. Tout l'été, Amyas avait cherché Lydia sans retrouver sa trace, elle semblait avoir disparu de la circulation. C'est le cœur brisé qu'il quitta la Grèce, lui tournant définitivement le dos. Trop de souvenirs là-bas lui rappelaient Lydia, c’est pourquoi il prit la décision de ne plus jamais revenir en Grèce. Il passa encore trois années à Cambridge avant d’emménager avec sa mère dans la ville du même nom, près de Boston et qui abritait la très célèbre université d’Harvard. Il choisit de poursuivre son cursus dans cette université, avec bien sûr l’accord de son grand-père. Son père, resté en Angleterre, travaillait toujours pour Aristide, bien qu’il soit fraîchement divorcé de Kate.
L’accident de César arriva à la fin de l’année 2013-2014. Amyas conduisait et voyant que son frère était tendu, il lui avait demandé ce qui se passait. Il lui raconta alors sa rupture avec ce qui avait été sa copine en l’espace d’une semaine. À sa tête, il comprit que son frère avait passé une sale nuit, écumant sans doute dans les bars restés ouverts toute la soirée. Il avait développé un penchant pour l’alcool depuis qu’il accumulait les coups d’un soir. César se désespérait de ne pas trouver la bonne, celle avec qui il pourrait vivre une belle histoire car il approchait les 25 ans. Avec elle, il regrettait de n’avoir rien vu venir, comme à l'époque avec Lydia. Amyas faillit griller un stop en entendant son nom qu’il avait longtemps refoulé au fin fond de son esprit. Il reparlait d’elle car il n’avait toujours pas digéré la fin de son histoire avec Lydia. Il ne comprenait pas pourquoi elle était partie. Durant le trajet, Amyas s'efforça de ne rien dire, personne ne devait apprendre pour Lydia et lui.
Il lui refila alors une boîte de cigarette, fumer le détendrait. Mais César y découvrit une photo de Lydia et sachant que la boîte appartenait à Amyas, il fit rapidement le lien. Furieux contre son frère, il le secoua pendant qu’il conduisait, le traitant de tous les noms. Il le tint pour responsable de sa vie merdique depuis trois/quatre ans. Amyas n’eut d’autre choix que de lâcher le volant pour se défendre et sa voiture percuta un poteau. Par chance, les deux Leonidès ne reçurent pas de blessures graves dans l’accident mais César s’en sortit avec une jambe cassée. Il dut se déplacer en fauteuil roulant jusqu’à sa guérison et pour punir Amyas de ce qui était arrivé à son héritier, Aristide l’envoya travailler dans un restaurant près d’Harvard. Déçu de son petit-fils, il bloqua la majorité de ses comptes et ne paya que la moitié de ses études. Le reste était à ses frais, à lui de se débrouiller seul désormais avec ce travail dans un des restaurants de son grand-père. Un beau cadeau empoisonné.