''Ce petit sera fort intelligent. Un vrai génie, un futur homme politique tel que son père.'' Entendre ce genre de phrase venant de la part de diverses personnes était habituel pour Yuri. Durant toute son enfance, on s'émerveillait en voyant ses aptitudes vis-à-vis du travail scolaire. En plus de ça, il suivait les traces de sa mère Kaoru Mirnov, célèbre violoniste. Très tôt, il avait commencé à apprendre à jouer du violon, ainsi que du piano. Dans tout le pays, on considérait le fils de Piotr Mirnov, homme politique, comme un virtuose du piano. Âgé d'à peine six ans, le garçon se retrouvait déjà devant un public venu pour l'écouter. Tous disaient qu'il avait un don de la nature, qu'on voyait qu'il s'amusait. Personne ne se doutait qu'en réalité, Yuri faisait ça contre son gré. De toutes façons, même s'il avait dit que le piano ne lui plaisait pas, personne ne l'aurait cru. Il n'aimait pas plus étudier, mais on ne lui laissait pas le choix. Entre les cours particuliers, les leçons de violon, celles de piano, d'anglais, on ne lui laissait pas le temps de se reposer. Ce n'était que le soir venu qu'on le laissait enfin tranquille.
Une fois vingt-et-une heure passées et le repas terminé, qui était là pour surveiller ses moindres faits et gestes ? À l'heure où tout le monde le croyait endormi, Yuri avait pris le pli de partir explorer la grande maison familliale. Un soir, il fut surpris de constater qu'une des pièces étaient verrouillée. Alors, il sortit de la poche de son pyjama un morceau de fil de fer et commença à tenter d'ouvrir la porte. Il réessaya le lendemain. Puis le surlendemain. Et la porte finit par s'ouvrir. La pièce n'avait rien d'extraordinaire. Un grand nombre de peintures étaient entreposées ici, au milieu de la poussière que les années avaient accumulées. Le garçon s'enfonça dans la pièce et s'approcha d'une des peintures. C'était beau. Coloré. Travaillé. Lui aussi aimerait pouvoir en faire de même. Il se mit ensuite à fouiller un peu plus dans la pièce. Ses pieds butèrent contre un coffre. Il l'attrapa et, constatant qu'il pouvait le porter à bout de bras, il repartit avec dans sa chambre, en prenant garde à ne pas se faire repérer. Il posa délicatement l'objet sur le parquet de sa chambre et s'agenouilla devant lui. Il n'y avait pas de cadenas. Yuri ouvrit le coffre et y découvrit du matériel de peinture. Il y en avait, des tubes et des pinceaux ! Qu'est-ce que tout ça faisait dans un endroit pareil, fermé à clé ? Il y avait sûrement une raison. Avant de se décider à aller dormir, Yuri poussa le coffre sous son lit, là où personne n'irait le chercher. La nuit suivante, il décida qu'il allait lui aussi tenter de reproduire d'aussi beaux paysages. Quelques semaines auparavant, il s'était rendu à St-Petersbourg pour un concert. Pourquoi ne pas commencer par cet endroit ?
Bien vite, les peintures nocturnes de Yuri commencèrent à devenir nombreuses. Il ne dormait presque plus, ce n'était pas pour autant que ses journées étaient plus légères, bien au contraire. Une fois qu'il eut atteint l'âge de huit ans, son père décida de lui faire donner des cours de politique ainsi que de droit et d'économie afin de commencer à le former à son futur avenir. Quant à sa mère, elle décida que son fils devait apprendre la langue de ses ancêtres de son côté, le japonais. Ainsi que la guitare et la flute traversière l'année suivante. Ça ne pouvait que lui faire de bien d'apprendre de nouvelles choses. Poussé par l'entrain de son épouse, Piotr décida aussi que son fils, encore une année après, allait commencer l'escrime et le tir à l'arc. À dix ans, Yuri n'avait déjà plus une seule minute de temps libre. Afin que toutes ses activités rentrent dans son emploi du temps, on lui faisait terminer sa journée à vingt-trois heures. Le réveil était à six heures, pour un premier cours à sept heures trente. Autant dire que tenir ses séances de peintures nocturnes était fort compliqué...
En 2001, à force d'avoir un tel train de vie et si peu de sommeil, Yuri finit par faire un malaise en plein cours de droit. Ses parents s'inquietèrent, mais ne changèrent pas pour autant l'emploi du temps de leur fils unique. Des malaises, ça arrivait à tout le monde. Les coups de fatigue aussi. Kaoru était souvent fatiguée à cette période. Au bout de huit mois et demis à se sentir fatiguée, elle ressentit de violentes douleurs au ventre. Emmenée d'urgence au médecin, on lui annonça qu'elle était enceinte de presque neuf mois et qu'elle avait fait un déni de grossesse. Il était bien évidemment trop tard pour stopper la grossesse et Kaoru refusait d'abandonner son enfant dans un orphelinat. Le 14 avril 2001, la petite Hana Kaliska rejoignit la famille. On la délaissait. Forcément, elle n'était pas désirée. Malgré son emploi du temps surchargé, Yuri était toujours là pour elle. La pauvre enfant... elle n'avait rien fait pour mériter d'être traitée ainsi. Lorsque ses parents réalisèrent, quelques semaines après la naissance d'Hana, que son frère semblait plutôt bien s'en occuper, son landau fut déménagé dans la chambre de Yuri. Ce fut donc lui qui s'occupa de sa petite sœur. Au point qu'on l'accusa de mal l'avoir éduquée lorsqu'elle réveillait tout le monde en se mettant à pleurer en pleine nuit. N'arrivant pas à y croire, Yuri finit par réussir à se ''rebeller''.
''Père, Mère, c'est votre enfant, ce n'est point le mien. Hana n'a que quelques mois, pourtant vous vous en êtres déjà lassée. Est-ce parce que vous ne l'attendiez pas, ou bien simplement parce qu'il s'agit d'une fille et que par conséquent elle ne pourra point reprendre la suite de Père ?'' C'était dit. Et c'était bien vu. Il fut décrété que jamais plus on ne reparlerait de cet incident et que désormais, Yuri ne serait autorisé à parler que si on lui en donnait l'autorisation. Il commença à limiter tout contact avec sa famille afin de montrer à quel point cette situation le révoltait. Les nuits, ils les passaient sur ses toiles, accumulées dans l'un de ses placards. C'était sa seule échappatoire. Ce train de vie l'insupportait. Il vivait la nuit, mais ne pouvait pas dormir la journée. Non seulement il passait ses nuits à peindre et dessiner, mais il devait également s'occuper de sa sœur, jusqu'à ce que leurs parents se décident à embaucher une nourrice pour s'occuper d'Hana, à ses huit mois. Ils profitèrent de retirer cette occupation à Yuri afin d'intensifier les cours de piano. Ne réussissant plus à supporter de faire le fils parfait, faisant de son mieux dans tous les domaines, il s'enfuit de chez lui, une nuit trois jours avant un concert de piano, en duo avec Kaoru Mirnov.
Il savait bien qu'il n'avait nul part où aller et comme on l'isolait depuis toujours, il ne connaissait personne : les cours, c'était chez lui, pas dans un collège. De toutes façons, il n'eut pas à réfléchir bien longtemps à ce problème. Après quelques mètres seulement, au moment de traverser la route, il fut percuté par une voiture. Il aurait pu se relever sans mal, mais Yuri avait réalisé que c'était la chance de sa vie. S'il réussissait à faire croire à ses parents que le choc causé lui avait fait perdre son talent au piano ainsi que dans tous les domaines qu'on le forçait à étudier, alors il avait une chance de pouvoir vivre librement. Même si tout le monde était loin de s'en douter, Yuri savait manipuler les gens. La preuve, il répondait toujours qu'il adorait le piano, le violon, la flute traversière et la guitare avec un grand sourire lorsque les journalistes l'interrogeaient,, alors qu'il rêvait de tout faire brûler. Hormis sa guitare, c'était le seul instrument qui lui plaisait plus ou moins. Lorsque le conducteur de la voiture, paniqué, réalisa que la victime, un adolescent aux cheveux blonds coupés au bol, était le célèbre Yuri Mirnov, il se dépêcha d'aller sonner à la porte des Mirnov afin de les prévenir.
Deux jours plus tard, après un jour de repos, au moment où on fit s'installer Yuri devant le piano pour une répétition, il fit semblant de ne plus savoir reconnaître les symboles de la partition. Un médecin avait prévenu ses parents qu'il y avait un risque d'amnésie, partielle ou totale. En voyant leur fils en pleine forme, ses paroles avaient vite été oubliées. Kaoru et Piotr virent leur monde s'écrouler. Qu'allaient-ils faire ? Il était impossible de tout faire réapprendre à leur fils... mais, comment avait-il pu tout oublier ? Son talent le faisait passer pour virtuose. Tout ce qu'il faisait était tout naturellement parfait. Au fil des jours, ils réalisèrent que ce n'était pas le piano qui s'était effacé de la mémoire de Yuri : tout, tout ce qu'on lui avait fait apprendre, sans la moindre exception. Il ne se souvenait plus des notions abordées durant ses cours. Comment un tel drame avait pu arriver ?
Un jour de mai 2005, une balle de revolver tua Piotr Mirnov. Le coupable ne fut pas arrêté. Il se suicida juste après son crime. Il s'agissait de l'amant de Kaoru. Jalousant son mari de pouvoir vivre aux côtés de celle qu'il aimait, il l'avait assassiné. Puis, en comprenant que Kaoru ne lui pardonnerait pas une telle chose et ne voulant pas avoir affaire à la police, il s'était tué. L'affaire fit scandale chez les Mirnov. Tout partait dans tous les sens. D'abord le fils prodige et virtuose qui devenait amnésique, puis le père qui était tué en pleine rue et en plein jour. Un an plus tard arriva Hana confiée aux grands-parents. Et quelques temps plus tard, Kaoru qui disparu. La disparition fut signalée à la police, cependant elle ne fut jamais retrouvée. La vérité est qu'elle avait fui le scandale qu'elle avait provoqué et s'était exilée sous une fausse identité en Autriche. Sauf que ça, personne ne le savait. En septembre, Yuri fut envoyé à Harvard, où il avait été accepté dans la Eliot House. Il était en total désaccord avec la mentalité de la plupart des Eliots mais on ne lui avait pas laissé le choix.
Nombre de fois il eut envie de cogner la tête de l'un des étudiants de sa confrérie contre le mur. Cependant, il se retint. Il devait se faire le plus discret possible. Ses grands-parents lui avaient fortement conseillé de tout faire pour être le roi de l'université et avoir tous les étudiants à ses pieds, de se trouver une jolie fille naïve à utiliser pour atteindre ses buts. D'après eux, avec son génie et son beau visage, il n'aurait aucun mal à le faire. La réalité était toute autre. À aucun moment Yuri n'essaya de devenir populaire. Encore moins par la force. Tout ce qu'il voulait, c'était qu'on le laisse faire ses études de politique et d'économie tranquille. Sans venir lui parler. Être invisible. Obéir. Ne pas chercher à se rebeller. Au beau milieu de la cinquième année, finir par craquer. Se retrouver mis à l'écart par tous. Tous ou presque. Lorsque Yuri finit par montrer sa vraie nature, celle du petit génie et virtuose manipulateur afin de montrer à ses grands-parents que leurs illusions étaient vraiment ridicules, ses amis le laissèrent tomber, réalisant que tout compte fait, il était comme tous les autres Eliots. Tout le monde, sauf une personne. Un étudiant en astrophysique, de deux ans son aîné, un français nommé Roméo, que Yuri renomma dès leur rencontre Kumo-kun. Kumo comme nuage, kun comme le suffixe de politesse japonais, un surnom en japonais parce que cette langue étiat belle, selon Yuri. Pourquoi nuage ? L'étudiant était souvent dedans. En fait, c'était plutôt dans les étoiles que dans les nuages, qu'il était...
Ils s'étaient rencontrés dès l'arrivée de Yuri à Harvard. Depuis, ils se voyaient de temps à autre. La première et la seconde année, il ne se voyaient que ponctuellement. Au détour d'un couloir, dans la bibliothèque, au milieu de la cour. Ils se croisaient. À la troisième année, ils se voyaient plus souvent. Ils devinrent amis. À la quatrième année, ils étaient devenus très bons amis. Meilleurs amis, même. À cette époque, Yuri avait une petite amie. L'une des plus belles filles d'Harvard. Il ne l'aimait pas, mais si ça pouvait lui donner une bonne image, alors autant accepter de sortir avec elle. Si ça pouvait lui faire plaisir... et avoir dit non aurait été prendre le risque de se faire dévisager d'un mauvais œil à longueur de journée. Roméo voyait cette relation comme malsaine. Pourquoi Yuri voulait-il tant correspondre aux attentes des autres ? Il ne le comprenait pas. Lorsqu'au début du second semestre eut lieu de le pétage de câble de Yuri et que s'ensuivèrent ses problèmes relationnels, il fut le seul à rester à ses côtés. Un soir, Yuri se mit à raconter à son désormais seul ami tout ce qu'il avait vécu depuis son enfance. La fin de ses confidences, il la fit en hurlant et en pleurant sa rage. Sa rage envers tout. Sa famille, les Eliots, sa situation.
''Je serais toujours là pour toi.'' Que des paroles. Six ridicules petits mots qui s'envoleraient aussi rapidement qu'ils étaient arrivés. Yuri ne voulait pas vouer une confiance aveugle en Roméo, malgré cette promesse. C'était ce qu'il avait crié, sans réussir à faire cesser ses larmes de couler. Yuri continuait d'hurler ce qu'il avait sur le cœur et pensait continuer pendant encore quelques temps jusqu'à ce que Roméo le fit taire en l'embrassant. Bien trop surpris par son geste pour faire autre chose, il se tut. Et se surpris à apprécier. Bien plus que lorsque c'était cette fille qui lui servait de petite amie qu'il embrassait. Lorsque Roméo se recula et s'apprêta à dire quelque chose, Yuri se jeta sur lui, le faisant tomber sur le fauteuil et l'embrassa à son tour. Leur soirée fut bien occupée mais le lendemain, Yuri avait disparu, loin d'assumer la découverte de sa soudaine bisexualité. Roméo n'eut pas le moindre mal à le retrouver. Il était dans le parc où ils avaient l'habitude de se retrouver, juste en dessous d'un des tobboggans d'un jeu pour enfants, endormi contre l'échelle. Comment pouvait-on le réveiller ? Il était si adorable en plein sommeil. Sa réaction aussi était adorable. Roméo le connaissait par cœur. Ça ne lui empêchait pas de lui en vouloir de s'être comporté ainsi. Mais ce n'était pas l'heure des reproches. Pour l'instant, le plus important était de rentrer chez lui, avec Yuri endormi dans les bras. Il risquait d'attraper froid, dehors.
Avant la fin du second semestre, Yuri se retrouva obligé de retourner en Russie. Suite à un accident, sa petite sœur s'était retrouvée paraplégique et le réclamait sans cesse. Elle voulait voir son frère, le seul qui avait, de toute sa vie, daigné lui porter un minimum d'intérêt. Et puis, un jour d'exploration de la maison familliale où vivait désormais ses grands-parents, elle était tombé sur ses nombreuses toiles. Elle tenait à savoir pourquoi tout ça était camouflé. Sa cinquième année ne fut pas comptabilisé, mais qu'importe, Yuri avait malgré tout un baccalauréat en politique et en droit en poche en retournant en Russie. Ce fut avec le sentiment de ne pas être à sa place qu'il retrouva la demeure familliale. Ses grands-parents le toisaient d'un air hautains. Pourquoi leur petite fille tenait tant à voir ce bon à rien incapable de faire la loi à Harvard ? Il ne méritait pas de porter le nom de Mirnov. Sa sœur non plus d'ailleurs, elle était indésirée. Kaoru aurait mieux fait de l'abandonner, pour sûr !
Ce ne fut qu'en septembre 2013 que Yuri retrouva les murs d'Harvard. Bien des choses avaient changées mais pour expliquer cela, il faut revenir aux mois qu'il a passés avec sa petite sœur. Hana s'était montrée extrêmement curieuse à propos des peintures qu'elle avait retrouvées. Son frère lui avait expliqué avec une pointe de nostalgie qu'il passait ses nuits à faire ça, en cachette. Elle l'avait complimentée. Et l'avait convaincu de se lancer dans des études d'arts, à la rentrée. Lui avait une préférence pour les arts visuels. Les arts plastiques étaient compris dedans, et la photographie l'avait toujours intéressé. Bien plus que le piano. Hana voulait elle aussi faire carrière dans l'art. Autant dire que c'était fichu pour la relève politique de Piotr Mirnov. Elle souhaitait travailler dans la mode. Ou dans l'apparence physique, tout du moins. Elle réussit à convaincre son frère de lui servir de modèle pour ses tenues et de la laisser le maquiller et s'occuper de sa coiffure. C'est ainsi que Yuri se retrouva pour la première fois avec l'apparence d'une femme.
''Tu es beau comme ça, grand frère. On ne te reconnaît pas du tout, mais ça te va à la perfection. Tais-toi, je le sais : tu portes une robe, du maquillage et je t'ai obligé à te laisser les cheveux. D'ailleurs, ne trouves-tu pas ce shampoing fantastique ? Je me demande comment ils s'y prennent, les scientifiques, pour trouver un shampoing accélérant la pousse des cheveux. En tous cas, je ne me souviens point t'avoir vu aussi beau. Tu ressembles à une princesse. Je crois que c'est ce que tu es, au fond de toi. Une princesse prise au piège dans toutes les interdictions et ordres de nos regrettés pas si regrettés parents. Une princesse qui cherche à vivre librement. Ça fait un an à peu près que je t'ai retrouvé, j'ai appris à te connaître. Je crois que tu as changé depuis ton entrée à Harvard. J'ai l'impression que tu essaies de jouer un rôle et que ça te rends triste. Tu es un peu comme une princesse, oui. Afin de plaire à tout le monde, tu les manipules. Tu faisais pareil avec Père et Mère... est-ce que je me trompe ? En réalité, tu ne demandes qu'à être aimé. Tu es quelqu'un qui a une grande joie de vivre, enfin, je suppose, vu nos nombreux fous rires. Quand tu retourneras à Harvard, essaie d'être toi.''
Septembre 2013, 1ère année d'arts visuels, loin de la Eliot House. Ce n'était plus Yuri Mirnov qui était à Harvard, mais Kirill Mirnov. Tirer un trait sur le passé. Essayer de faire de son mieux pour être soi-même, malgré bien des incertitudes. Regarder vers le futur. Espérer.