C'est le 27 juillet 1990 que j'ai choisi pour venir sur terre. Mon premier souffle s'est répandu en Pennsylvanie, sur les terres de Philadelphie. Peu de personnes connaissent la signification de mon prénom et heureusement... Il y a quelque chose d'ironique à constater que votre prénom s'apparente à la vie lorsque la mort est votre pain quotidien. Je m'appelle Zoïa et je suis étudiante en médecine légale. Je suis célibataire et aime à le rester. Sans attaches, ni entraves, j'aime à progresser dans les sous-sols mortuaires ou festifs, mais vous savez il y a entre les deux univers de grandes similitudes. Mes lèvres aiment à goûter l'amertume d'un carmin musqué d'un quelconque apollon comme le pourpre acidulé d'une âme féminine. Je déteste les fanfreluches, les idioties et autres mièvreries, je considère cela comme une perte de temps. Mon père est un riche Chef d'entreprise américain, ma mère était une danseuse classique ukrainienne convertie en femme au foyer. Je suis la survivante de deux jumelles. Je suis celle que la vie a élue, je suis celle qui me fascine depuis pour l'agonie.
La carapace grisâtre paraît la stature de la maternité de la ville de la fraternité. Philadelphie. Ville éclectique et vivante, portant son lot d'Histoire et ses projets de devenir. Malgré l'attrait de l'endroit, le terne du bâtiment laissait une amorce de présage de ce qu'il s'y passerait. Le service assistait aujourd'hui la naissance de Jumelles. Les prénoms n'avaient pas encore été décidées mais la joie se lisait sur les traits de la future Maman. L'inquiétude également, mais qui ne l'est pas ? Ce n'était pourtant pas son premier accouchement. Deux années en arrière avaient permis la naissance de Jackson le premier-né. Deux filles pour la suite, c'était ainsi une belle manière de clôturer la descendance de la famille Rosenbach.
Le souffle haletant et le front moite, la Mère en devenir se révélait être prisonnière d'un masque d'angoisse au fur et à mesure que les heures défilaient. Son mari, Samuel Rosenbach était absent, une entreprise ne se gère pas seule même si un événement familial de plus haute importance avait lieu dans la même journée. Mais Hanna voyait bien que quelque chose ne tournait pas rond. Les Blouses blanches semblaient danser autour d'elle, une transe machiavélique, mal-possédée, tandis que l'angoisse insidieuse remontait de son ventre jusqu'au cœur de sa gorge, déployant des racines empoisonnées, s'implantant sournoisement au cœur des idées de l'ancienne danseuse. Quelques heures suffirent à entamer le rêve. Un amas ridicule de mots à fermer le rideau sur les idéaux de famille heureuse et soudée. L'une des fillettes était morte in utero. C'était quelque chose qui arrivait malheureusement avait expliqué le Médecin en charge du dossier. Parfois l'un des jumeaux prend trop de place pour permettre le développement de l'autre, l'énergie vitale absorbée est trop importante pour en laisser suffisamment à l'Alter-ego.
Hanna était dévastée, sa voix tremblotante suppliait que l'on prévienne son mari. L’Ukrainienne faisant intérieurement le douloureux constat que ce n'était finalement pas un hasard si on ne leur avait pas encore donné de prénom. Une ne verrait jamais le jour, l'autre s'était agrippée trop vaillamment à la vie. « Poussez, Poussez, Madame Rosenbach, la deuxième sera bientôt là. » Interminable sentence, condamnation à une souffrance perpétuelle. La première poussée avait vu arriver la première-née en bonne santé. Elle savait désormais que c'est la mort qu'elle allait donner. L'enfantement prit bientôt fin et le visage lisse de la Belle Danseuse était brisé, cette petite fillette sans vie était pourtant magnifique le plus beau de tous les bébés. Le temps qu'on lui avait accordé lui semblait bien court cependant, les soignantes ne comprenaient pas le délaissement de l'unique enfant vivant. Mais Hanna ne savait que trop bien qu'elle aurait tout le temps avec celui-là. Le temps d'une vie alors qu'on lui avait arraché l'autre avant même l'amorce d'une relation. « Prenez-là dans les bras. » avait-murmuré la Sage-femme à la Maman brisée. Les lèvres exsangues s'animèrent cependant instinctivement d'un sourire à contempler ce petit bout de vie. L'enfant vigoureuse et braillarde agrippa aussitôt le petit doigt maternel pour s'y lier fermement. « Comment allez-vous l'appeler ? » Les yeux azurés de la Mère se relevèrent vers ceux de la Sage-femme pour se porter de nouveau sur le visage de l'enfant. C'était une évidence, il était inutile d'y réfléchir ou même de consulter son mari, toujours désespérement absent. « Zoïa. » déclama-t-elle d'une voix polie. « Zoïa, c'est joli. » rétorqua la sage femme. « Ce prénom vient de votre pays ? » Hanna acquiesça en souriant légèrement, puis se sentit obligée d'ajouter. « Il signifie Vie. »
Les premières années de Zoïa se déroulèrent en apparence sereinement. Les sourires de façade et les bonnes manières comblant la faille lézardant le long des âmes dévastées. La petite fille a pu compter sur la présence de son frère aîné pour apporter un peu de douceur et d'innocence à la lourdeur et l'atmosphère terne de l'endroit. Comme toute famille bourgeoise, il ne fallait pas prononcer un mot trop fort ou jouer plus que de raison. Quelques cachettes connues seulement des deux enfants permirent quelques affronts à l'éducation mais rien de plus. Zoïa était au départ une enfant joyeuse, mais l'attitude de sa mère à la fois sur protectrice et rigide l'enfermèrent rapidement dans certains carcans. En grandissant, la fillette devint une enfant sage et raisonnée, adoptant des attitudes et des rituels aussi rassurants que peuvent avoir certaines personnes âgées. Zoïa se prit alors de passion pour l'obsession. Elle avait trouvé là tout le confort nécessaire pour ne pas avoir à affronter ces traîtresses d'émotions.
Une promenade dans le parc familial alors qu'elle n'avait qu'une dizaine d'années en compagnie de Jackson lui fit découvrir sa vocation. « Mère ne nous laisse pas tranquille, mais tu vas voir Zoïa, j'ai trouvé un endroit par là où nous allons pouvoir nous amuser. » Un sourire de la part de la jeune née, aussi figée qu'hésitant. « S'amuser, c'est pour les enfants. Moi j'aimerais lire encore, mais c'est Mère que je veux éviter. » Jackson vint percuter son épaule, d'un mouvement arrogant, volontairement dédaigneux. « Ce que tu peux être rabat-joie ! » Les yeux noisettes de la fillette rencontrèrent ceux similaires de son frère. « Je suis comme ça c'est tout. J'ai passé l'âge de jouer au policier. » tandis que son regard s'armait d'une dose de dédain. Jackson aimait jouer les justiciers et ce depuis l'enfance. Avec le temps, ça ne lui passait pas vraiment. Les deux jeunes gens l'ignoraient encore, mais il en ferait de toute manière sa profession. Zoïa adopta un sourire en coin avant que ses pieds ne buttent sur quelque chose de mou et chiffonnée. « C'est quoi ? » Jackson eut un mouvement de recul, naturel. « Pauvre bête ! Il s'est sans doute fait percuté par une voiture. Mais Zoïa, ne touche pas à ça ! » Le petite brune s'était emparée du cadavre à pleine mains. Elle n'était pas repoussée par la mort, au contraire, elle était fascinée. Prendre conscience qu'il y a encore quelques heures à peine, cette petite bestiole courait dans l'herbe verdoyante et que désormais toute vie l'avait quitté. Aussi subitement que le temps d'un souffle expié. La vie éphémère, la mort éternelle, tout cela la grisait. Elle voulait en comprendre les mécanismes, les rouages et la chronologie des actions. Ses mains reposèrent tout de même la bestiole sur le bas-côté. Elle avait envie de l' analyser plus encore mais son frère ne comprenait pas vraiment. Qui aurait pu de toute manière ?
C'est après ce petit épisode que Zoïa sut que son rapport serait en rapport avec l'agonie. Elle était finalement bien plus attirée par la mort que la vie. La jeune fille effectua brillamment sa scolarité. Le temps l'éloignait chaque jour un peu plus de ses proches et des habiletés sociales dont chaque humain devait faire preuve afin de s'intégrer. Elle s'épanouissait en marge, dans la solitude et dans ses petits rituels bien à elle. Elle n'était pas pour autant complètement décalée et savait répondre lorsqu'on lui adressait la parole. Mais elle n'aimait pas spécialement lier. S'attacher avait quelque chose d'effroyablement angoissant, c'était pour elle un des pires dangers, une pointe qui risquerait de déchirer sa carapace solidement construite au fil des années. En matière de relations, Zoïa trouva avec le temps un goût prononcé pour les excès. Tout ou rien. Ainsi, maintenant qu'elle est à la faculté, elle se surprend à passer parfois des journées sans décrocher le moindre mot. Puis le soir venu, lorsque la solitude pèse vraiment trop, elle sort, cherche une cible tel un prédateur. S'arme de sa beauté, de son charme bien à elle, de cette aura mystérieuse qui ne la quitte jamais vraiment et s'attaque à l'autre. Confondses lèvres aux siennes, avide, laissait le feu intérieur se répandre en l'autre, s'unir jusqu'à l'éreintement à une autre âme pour mieux la délaisser le matin venu, le corps repu de l'autre, ayant trouvé l'eau nécessaire pour éteindre le feu, pour la consumer totalement jusqu'à la prochaine fois.
Ses années d'étude l'ont rapatrié à Cambridge dans la prestigieuse université de Harvard. Alors que la plupart des étudiants rêvent de chirurgie, elle ne se fascine que pour les autopsies. Elle savait dès la première année qu'elle se dédierait à la médecine mortuaire. Résoudre les mystères d'une mort naturelle ou provoquée, voilà ce qui était pour elle digne d'intérêt.
Zoïa a tout fait dans la vie pour ne pas s'attacher. L'autre ne lui sert que lorsqu'elle en a besoin. Elle compte tout de même quelques rares amis mais ce sont seulement ceux qui ont eu le mérite de rester, de s'accrocher vaille que vaille en attendant la levée de carapace. Elle est méfiante et n'accorde pas sa confiance facilement. Derrière une apparence angélique et solaire, la jeune femme s'arme de la plus glaciale des froideurs. Elle parle peu et observe beaucoup. Les quelques âmes qui se sont frayées une place jusque dans son cœur peuvent se vanter d'avoir trouvé une amie loyale et juste. Avec ceux qu'elle considère comme ses proches, elle sera capable de beaucoup même si elle n'exprime jamais ses émotions. Pour ce qui est de sa vie sentimentale, elle apparenterait ses relations à des consommations digne d'un fast-food. Elle a beau savoir que c'est nocif, elle continue, il y a là quelque chose de rapide, et d'apaisant. Jusqu'à la prochaine fois. Et en attendant, pas de grands sentiments, ni de promesses, c'est là tout son désir. Celui de ne pas s'attacher.
La scolarité de la jeune femme se déroulait paisiblement sans encombres ni obstacles au sein des Eliot. Et puis quelques certitudes volèrent en éclat. Des rivalités évoluèrent, pour changer. Mais la Rousse se le refusait. L'épidémie hivernale acheva la bascule des doutes et face à ces remaniements intérieurs, la Belle n'eut que le courage de fuir. Son départ fût rapide, brutal, sans un mot. D'abord partie effectuer un stage dans le milieu médical en Europe, la jeune femme se retrouva finalement prise dans un staff médical d'une celle de crise humanitaire en Syrie. La situation du pays provoque d'ores et déjà quelques secousses dans la fière apparence de la Rousse, mais c'était sans compter sur le séisme qui se tramait dans sa propre vie. Son grand frère Jackson, seule personne à laquelle elle tient véritablement, seule âme qui apprivoise la sienne avait été blessé gravement d'un éclat dans le cœur en plein exercice. La jeune femme saute dans le premier avion et se précipite pour rejoindre son frère en pleine lutte contre la mort et pour la vie. La Rousse fascinée par l'agonie se surprend à prier silencieusement pour la vie. L’Étudiante jusqu'alors paisiblement campée dans ses habitudes de bourgeoisie vit le chaos, l'angoisse de l'inconnu. Ses certitudes bien ancrées prirent un coup et Zoïa fait le point sur sa vie, y trouvant une notion qui manque cruellement : le sens. Les semaines permettent à son frère de choisir son camp, celui de la vie, au plus grand soulagement de la Fière. Cette blessure les a changé tous les deux, les rendant plus proche que jamais et poussant l'aîné à changer de voie, étant donné que sa condition physique ne lui permettra plus son métier de policier, et que l'affaire sur laquelle il travaillait était gênante dirons-nous. C'est naturellement que Jackson décide de reprendre ses études pour acquérir des compétences en droit et continuer à rendre justice d'une autre façon. Le Brun décide d'intégrer la Dunster House et pousse sa jeune sœur à le suivre. Ce que Zoïa accepte. Ayant ainsi pris du recul, elle sait désormais ce qu'elle souhaite. Profiter, s'autoriser mais également terminer ses études de médecine
De taille moyenne, Zoïa a toujours été plus ou moins frêle. Elle est de celle qu'on ne remarque pas. Si on ne s'attarde pas sur ses traits, elle n'est qu'une âme parmi tant d'autres. Mais lorsqu'on observe de plus près, on découvre un « je ne sais quoi » de terne sur un visage pourtant incroyablement lumineux. Comme un voile obscure qu'on poserait sur une source incandescente. Elle porte sur le corps un tatouage situé sur la côte du côté gauche représentant le Dieu Anubis (dieu de la mort).