Part I ; Paresse.
J'aurais bien aimé naître en Australie. Allez savoir pourquoi, l'Australie était un pays que j'avais trouvé particulièrement attrayant depuis que j'étais tout petit. Peut-être était-ce à cause des kangourous, des animaux dangereux ou à cause du surf et du soleil, toujours était-il que je n'étais pas australien. En fait, j'étais né à Boston. Né à Boston, grandi à Boston, respiré l'air de Boston.
A vrai dire, du plus loin que je puisse me souvenir, j'avais toujours vécu avec ma mère. Mon père l'avait lâchée pour une salope de bourge qui avait déjà deux gamins plus vieux que moi, alors que ma mère était encore enceinte. Et puis, j'avais toujours connu mon père avec une alliance ; il n'avait même pas eu la décence d'attendre ma venue au monde pour se remarier. Enfin, vivre avec ma mère ne me dérangerait pas ; je n'avais pour ainsi dire que très peu d'estime pour mon père, le grand et l'unique Hugh Goodwin, l'américain fortuné en puissance, l'archétype même du type qui aurait pu, j'en suis sûr, vendre sa propre mère pour faire monter sa côte en bourse. Je ne le voyais pas souvent, pour ne pas dire jamais ; il habitait à New-York dans un appartement à la vue sur Central Park et avait sans cesse des voyages prévus à droite et à gauche, le genre de voyages super importants pour une carrière qui ne pouvait même plus grimper dans les échelons. En fait, je reste persuadé que ses voyages d'affaires n'étaient rien d'autre que des vacances avec sa pute, mais qu'est-ce que ça pouvait bien me faire ? Je veux dire, je n'allais jamais chez lui qu'une fois par an au maximum, et je m'y sentais parfaitement indésirable. Il ne me manquait pas.
Pour cause, mon père était le dernier des hypocrites ; pour le coup qu'il avait fait à ma mère, d'une part. Mais d'autre part, il était le propriétaire des cigarettes Philip Morris. Selon lui, nous avions un lien très lointain du second degré avec ce monsieur Morris, et par un coup exceptionnel du hasard, mon père s'était retrouvé à la tête de l'entreprise. Et ce manipulateur de première vendait des clopes à longueur de journée alors que jamais, jamais vu ne l'auriez vu toucher à une cigarette. Non, il gagnait des tunes sur le cancer des autres. Et il gagnait beaucoup, beaucoup, beaucoup trop pour de la fumée, si vous voulez mon avis. Hypocrite.
Et je vivais tranquillement avec ma mère dans un appartement bien trop grand pour deux personnes, je fréquentais les écoles privées avec d'autres fils à papa, je faisais des conneries parce que ça m'amusait, j'étais moyen en classe, j'avais plein d'amis, encore plus de petites amies, je fumais des joints en douce et buvais en cachette, j'étais fier de moi, je n'avais aucun lien particulier avec mon père et ma mère s'arrachait les cheveux. C'est ainsi que j'ai passé les dix-huit premières années de ma vie, seul, choyé, riche, très riche, trop riche, à me faire des potes et à me prendre pour un rebelle. J'avais passé mon permis à seize ans, j'impressionnais les gens, c'était tout ce qui comptait. C'était le temps de l'amusement. Qu'aurais-je dû prendre au sérieux ? Tout allait bien, je n'avais rien de plus grave sur la conscience que le devoir de maths que je n'avais pas rendu.
Et puis, tout mon petit monde dont j'étais le centre s'effondra du jour au lendemain comme un châteaux de cartes, sans prévenir, et surtout parce que j'avais une sacré poisse.
Part II ; Colère.
Ce jour là, j'étais chez mon père, une des rares fois où il m'accepta chez lui, contraint et forcé ; sa façon de se comporter avec moi en disait plus long que toutes ses belles paroles. Je crois même qu'il avait honte de mes manières et de mon manque de savoir-vivre. Pas une seule fois de ma vie je n'avais vu ni ma belle-mère ni ses deux fils. A croire que quoi, j'étais si honteux que je ne pouvais pas être présenté à sa femme et ses fils ? Même si, certes, rencontrer la salope et ses gosses ne m'aurait guère enchanté.
Et puis, ce jour là, cloîtré seul dans l'appartement new-yorkais, je m'étais fait chier comme un rat mort. J'avais beau être en plein milieu de New-York, les occupations potentielles ne me venaient pas à l'esprit. Après tout, mes amis étaient sur Boston, et même si je commençais à connaître un peu la ville, je n'avais pas envie de prendre le risque de me retrouver enlevé au Bronx en un rien de temps et être réclamé contre une rançon. Avec un peu de chance, mon père ne l'aurait même pas payée.
Alors, j'avais à l'époque dix-huit ans, et je décidai de braver les interdits ; fouiller. Fouiller à défaut de trouver une occupation, fouiller discrétos juste histoire de voir si le père avait des photos de moi quand j'étais gosse. En somme, vérifier si je n'avais absolument aucune importance dans la vie de cet homme ou si je me faisais des idées. Je ne mis pas longtemps à trouver l'album de famille.
Aucune photo de moi.
Ce détail, je m'en serais foutu, à la limite ; je n'avais pas non plus de photos de lui. Mais j'étais tombé sur des papiers autrement plus importants. D'autres photos qui me firent un peu plus mal ; mon père, mon propre père posant à côté de deux gamins, ceux de sa copine. Je savais qu'ils vivaient ensemble, mais ces deux connards le considéraient à priori comme un père, et ça, ça n'était pas très plaisant. De plus, les photos dataient d'avant ma naissance. Alors, quoi, mon père voyait sa pute depuis quoi, vingt ans, vingt cinq ans ? Il avait vu les gamins d'une autre grandir et pas moi ? Il trompait ma mère souvent et avait eu le culot de la mettre enceinte des années plus tard ?
Mon monde s'écroulait petit à petit.
Alors, c'était bien simple ; j'avais complètement renversé l'appartement, tapé dans des meubles, retourné des tiroirs, j'étais si énervé qu'on aurait pu penser qu'une tempête s'était abattue. Et comme je savais que les voisins allaient prévenir les flics, j'étais parti, je m'étais cassé pour prendre le train en direction de Boston, je voulais mon chez-moi, mon vrai chez-moi; celui dans lequel j'avais la place que je méritais. Et, en rentrant comme une tornade, j'avais hurlé sur ma mère, de colère et de tristesse, de jalousie et de sentiment de trahison.
Maman, t'as idée de pendant combien de temps papa est allé voir la salope ? La dénommée maman releva la tête de la télé murale écran plat, et me regarda, étonnée.
Qu'est-ce que tu fous là ? T'es plus chez ton père ? Qu'est-ce que c'est que tes histoires, encore ? Cette phrase eut l'unique mérite de m'énerver encore plus. Elle ne pigeait rien, rien à la situation. Mon père fréquentait une bourge depuis encore avant ma naissance, et avait été un père pour ses gamins, alors qu'il n'avait jamais été fichu d'être là pour moi. Tout ce qu'il faisait, c'était donner du fric en masse à ma mère pour payer la pension. Alors je balançai à ma mère une belle photo de famille que j'avais récupérée puis hésité à brûler dans le train, une avec quatre visages souriants, comme une famille parfaite qui n'avait pas voulu de moi.
Regarde ! Regarde la date de cette photo ! Ça me fout hors de moi, j'ai plus envie de voir ce connard. Non mais imagine, maman, tu devrais être encore plus choquée que moi. A ma grande surprise, ma mère soupira.
T'as vraiment pas compris ? Vraiment ? Tu me vois toujours comme la gentille dans l'histoire, hein ? Quoi, tu le savais ? J'étais choqué, choqué comme je n'aurais pas dû l'être. En un sens, ce n'était pas grand chose ; je n'avais jamais rien attendu de mon père. Mais savoir que ma mère savait tout ça et qu'elle n'avait pas fait en sorte que les choses s'arrangent, ça aussi c'était dur à encaisser. Et là, je voyais des larmes monter au coin de ses yeux.
Mais Kit, réfléchis... Me dis pas que tu comprends toujours vraiment rien... Ton père ne s'est jamais remarié, il a toujours été marié avec l'autre. Disons que... Il venait me voir après le travail, c'était pas l'inverse, Kit, c'est pas lui qui me trompait avec l'autre, quand il allait voir ailleurs il venait me voir moi. J'étais personne pour lui, jusqu'à ce que je tombe enceinte de toi. Kit, c'est pas... Je suis désolée, Kit. T'as toujours tiré des conclusions tout seul, je t'ai jamais rien dit sur lui, et je préférais que tu crois ça. Tu te fourrais des idées dans la tête qui étaient bonnes pour toi. Bon sang, mais Kit, l'autre pétasse et ses gamins savent pas que t'existes, c'pour ça que ton père me file la blinde de tune, pour que je la ferme. Essaye de comprendre, Kit, je voulais te garder, et ta venue à remis en cause la petite famille parfaite de ton père. Je suis tellement désolée... Ok. Pour résumer, je venais d'apprendre que la salope de l'histoire, en fait, c'était pas la femme de mon père, c'était ma mère. Et donc, les deux gamins, ben c'était vraiment les gamins de mon père. C'était eux la petite famille et c'était nous qui avions tout ruiné, pas l'inverse. Et j'avais donc deux demi-frères, finalement, c'était pas juste les gamins de l'autre. En somme, j'étais quoi, un bâtard ?
J'avais vraiment tout compris de travers. Alors j'étais parti, j'avais quitté l'appart pour aller chez un pote. Je ne savais plus quoi dire, j'avais plus rien à faire ici.
Part III ; Envie.
J'étais nerveux, tout à fait nerveux, anxieux, même. Non, plus exactement, je mourrais de trouille rien que d'y penser, c'était pas possible. Pendant un mois, j'avais ruminé tout ça, j'avais digéré, encaissé, accepté... Mais je savais que je ne serai jamais tranquille tant que j'aurais pas parlé un peu avec mes... Demi-frères. Je peinais à les considérer comme tels ; dans mon esprit, c'était eux qui accaparaient mon père et avaient volé ma vie, alors qu'en fait, j'avais volé la leur. Oui, ils ne devaient pas apprendre mon existence, mon père n'avait couché avec personne d'autre que leur mère, et tout marchait très bien. Mais dès que j'avais appris qu'on avait presque le même sang... Le besoin de les voir s'était fait sentir. Alors, je m'étais pointé devant la porte de leur appartement new-yorkais. J'avais réfléchi à tout, à ce que j'allais dire, parce que je n'avais même pas dans l'optique de balancer la vérité. J'voulais pas que ça fasse trop d'histoires. Et au moins, j'allais montrer à mon père que je savais. Qu'on ne se débarrassait pas de moi si facilement. Et que j'avais des couilles, aussi, que maintenant, c'était soit il m'écoutait, soit je balançais. Au choix. Chantage, exactement.
Maintenant, il était trop tard pour reculer. J'avais sonné à l'interphone.
Oui, qui est-ce ? La salope avait répondu, alors, j'avais pris ma plus belle voix.
Madame Goodwin ? Bonjour, je me présente, je m'appelle Kit, Kit Langdon. Je suis un ancien élève de votre mari, est-ce que je pourrais le voir ? Il était mon prof d'économie à la fac y'a quelques années, et comme je passais dans le coin... Hop, ni vu ni connu. J'avais de la chance de faire plus vieux que mon âge. Et oui, mon père avait réellement donné des cours en fac. Quelle excuse j'avais. Alors, la salope, qui s'avérait en fait être réellement gentille, m'avait laissé monter, et en attendant le retour de mon père qui était absent, j'avais tapé la causette avec elle. J'étais mort de trouille, mais je n'avais l'air de rien. J'essayais également de ne pas penser au fait que la dernière fois que j'étais venu ici, j'avais tout saccagé. J'étais encore capable de me sentir coupable. Alors, j'avais parlé avec elle, parlé, parlé, parlé... Jusqu'au retour des frères, qui s'étaient pointés avant le père. Et là, ce fût le déclic. En les voyant, tous les deux me dévisageant, je m'étais senti... Vide. Ou plein. Comme si j'avais été vide jusqu'à maintenant mais que ce n'était qu'à cet instant, depuis que j'étais plein, que je me rendais compte à quel point j'avais été vide. J'avais tendu ma main à ces messieurs.
Kit, Kit Langdon. Un ancien élève de votre père. Et vous c'est... Tom et ? Matthew. Je m'en souviendrai. Je me sentais troublé, complètement troublé. Mais j'allais bien, je crois. J'allais bien. Jusqu'au retour du père.
Bonjour monsieur Goodwin, comment allez-vous ? Vous vous souvenez de moi, j'espère ? Kit Langdon. Je suis sûr que vous vous souvenez. Et là, j'aurais payé cher pour prendre une photo de sa tronche. Eeeet non, papa, je venais rencontrer ma famille, sans foutre le bordel dedans, en plus. Alors, il avait regardé sa femme en souriant.
Chérie, tu peux nous excuser ? On va aller dans mon bureau, je suis sûr que Kit et moi avons plein de choses à nous dire. Et une fois dans son bureau, je sentis la colère monter en lui. Mais il se retenait de crier, c'était de toute beauté. Il me parlait en serrant les dents et essayant d'étouffer au maximum le cris qui voulaient sortir -sans succès-.
Tu peux m'dire que ce que tu fous là, hein ? Et ça m'amusait comme un fou.
Oh, mais j'avais juste envie de te faire un petit coucou, papa. Et puis, tant qu'à faire, faire aussi un peu connaissance avec mes frères. Et ouiii, Kit est enfin au courant de tout ! Et tu sais quoi, papounet ? J'ai bien envie de te faire chanter. Oh, vas-y, traite-moi de tous les noms. J'suis que ton bâtard, après tout, non ? Tu peux pas tout acheter avec du fric. T'as acheté maman, soit. Mais j'suis pas elle, et je suis un petit peu énervé. Ça fait mal, hein ? Si tu fais quoi que ce soit, la mooooindre petite chose qui pourrait me déplaire, je balance tout à ta femme. Ce serait dommage que je foute en l'air ta vie juste parce que maman a pas voulu avorter, hein ? Et puis, je compte bien avoir une place sur ton testament, papounet. A l'égal de tes deux autres fils, s'entend. Je jubilais. Je jubilais tellement. C'était merveilleux. Tout ce que j'avais contenu en moi, tout sortait. Que pouvait-il faire ? En dehors d'envoyer quelqu'un pour me butter... Et puis, j'étais son fils, après tout, il ne pouvait pas le faire. Alors, je me levai.
Monsieur Goodwin, je vous remercie de m'avoir reçu. Je songerai à passer plus souvent, comme vous le demandez si gentiment. Oh, une dernière chose ; j'espère que votre appartement vous a plu, il y a à peu près un mois. J'ai vu tout l'amour dans la décoration.Part IV ; Orgueil.
Ce coup là, j'avoue que je m'y étais pas attendu. Je marchais tranquillement pour rentrer chez moi, l'air de rien, j'étais content. Quand soudain, un mec s'approcha de moi et me mit son poing dans la gueule.
Ah putaaaain ! Mais ça va pas, ou quoi, on se... Tom ? Qu'est-ce qui s... Je n'eus même pas le temps d'en placer une que je m'en étais déjà reprise une. Tom, c'était Tom, Tom Goodwin, le fils de mon père, mon demi-frère. Et j'étais méchamment en train de me faire casser la gueule quand son frère arriva en courant. A priori, il semblait l'avoir perdu de vue, et m'entendre crier parce que je perdais la baston, ça avait dû le mettre sur la piste.
Bordeeeel, mais Tom, ça va pas ou quoi ? Lâche-le, putain, mais lâche-le ! Tu veux l'butter, ou quoi ? Ouais, j'crois bien qu'il avait voulu. Heureusement que Matthew était arrivé et l'avait forcé à s'éloigner de ce qui restait de moi. Au moins, lui ne semblait pas disposé à me casser la gueule, et vu comment je pissais le sang, valait mieux pas. A coup sûr, j'aurais fini à l'hosto ; j'étais déjà par terre, j'avais du mal à respirer et j'aurais parié que quelques points de suture ne m'auraient pas fait de mal.
Crois-moi, c'est pas l'envie qui manque. Regarde-moi cette tapette. J'étais en train de cracher mes poumons, lorsque Tom m'empoigna par le col.
Tu t'appelles bien Langdon, hein ? Et j'peux savoir pourquoi mon père verse tant de tunes à ta mère et à toi ? Tu nous prends pour des cons, ou quoi ? J'étais plus en état de parler, mais j'étais en état de sourire, à deux doigts de me laisser tomber par terre. Pas si cons que ça, les gars. Alors, j'avais souris et j'avais reçu un coup de boule en retour. Un coup de boule à la Tom Goodwin, je ne vous le souhaite pas.
Tooom, c'est bon là, on a dit qu'on venait juste pour lui parler, t'as vu ce que t'en as fait, sérieux ? Maintenant tu te calmes. Il essaya tant bien que mal de me faire tenir debout, ce qui n'était pas garanti.
Euuuh... Y'aurait pas moyen d'aller chez toi ? Qu'on... Qu'on essaye d'arranger ça. Putain, aide-moi à le soutenir, Tom, on peut pas le laisser comme ça. Mais aide-moi, bordel. Moyen d'aller chez moi ? Alors que je venais de me faire fracturer la mâchoire ?
Ouaaaais. C'est au bout de la rue mais là... Faut me porteeeer. Et puis, une fois chez moi, ma mère poussa un cri.
Salut m'man. Pose pas de question, c'est rien. Eeeet... Eux, c'est les fils de papa, c'est Matthew... Et Tom. Ils sont géniaux.Une fois que j'avais récupéré plus ou moins mes esprits, dans ma chambre, c'en était parti pour les discussions. Matt me parlait plus que Tom, et c'était tant mieux, car j'avais l'impression qu'il ne demandait qu'à m'en décocher une de plus, ce dont je n'avais pas forcément très envie.
Dooonc, euuh... Quand... Quand t'es venu, l'autre jour... Enfin, excuse-nous, mais ta couverture était pas terrible. J'veux dire, tu fais pas vingt-cinq ans non plus. Même si tu mens pas mal, c'est vrai. Enfiiin... Du coup, on a un peu vérifié. En plus d'être un bâtard, t'es un mytho. Joli palmarès. Sérieux, Tom, ferme-la. Bon, on s'doutait qu'il y avait une histoire comme ça. Et puis, tu lui ressembles un peu, quand même, à papa. Tu sais, j'essaye de me mettre à ta place. Et... Et t'avais pas à lui dire tout ça, espèce de connard. Non, mais du chantage, et quoi encore ? Tu te prends pour qui, au juste ? Hein ? Tooom, mais ta gueule, putain, c'est pas évident non plus, t'aurais fait quoi à sa place ? Non mais tu me fais rire, là, Matthew, tu seras le premier à te plaindre quand cette petite merde ira claquer tout notre héritage en stups ou en alcool. T'as vu ce qu'il consomme ? Encore là, j'suis pas sûr qu'il soit clean. Et je les entendais débattre de mon cas, de loin, comme si j'avais été à une centaine de mètres d'eux. Alors comme ça, pour un des deux, j'étais rien. Rien d'autre qu'une petite salope. Flatteur. Au moins, le deuxième était sympa. Ils m'avaient tenu à une règle, une règle toute simple ; ne pas mettre leur mère dans la confidence. Elle ne le digérerait jamais. Et puis bon, non seulement elle était sympa et je n'avais pas envie de l'attrister, mais en plus, je pouvais continuer le chantage. Tout arrangeait mes affaires.
Ainsi, voilà la manière dont j'ai véritablement rencontré mes frères, et que j'ai tissé des liens avec l'un des deux pendant que l'autre me détestait. Je le comprenais, je venais quand même foutre un sacré bordel dans sa vie.
Part V ; Luxure.
Plus tard, dans ma vie, j'avais eu d'autres soucis. J'avais eu quelques problèmes d'addiction. Je veux dire, j'avais consommé parce que j'avais voulu passer à la vitesse supérieure dans les trips. Sauf que mon cerveau ne l'avait pas très bien supporté, et en redemandait tout le temps. Et puis, y'avait tous les problèmes familiaux... Même si j'avais été mis à la lumière des projecteurs, je n'avais qu'un mot en tête : bâtard. Tom me le rabâchait à longueur de temps. Bâtard, bâtard, bâtard. Au début, j'essayais de ne pas me formaliser, mais je galérais. Ces paroles me tourmentaient, bien trop et bien plus que je ne l'aurais pensé. A l'époque, je devais avoir, quoi, vingt ans ? J'faisais pas grand chose de ma journée, j'étais inscrit dans une fac dans laquelle je n'allais pas, mais j'm'en foutais. J'étais plus occupé à planer qu'autre chose. Je vivais dans un autre monde, dans une autre dimension, même. Je devais être clean quoi, à peine quinze heures dans une journée. Je ne dormais plus, je faisais des insomnies, je tremblais, j'avais chaud, je buvais, je vomissais, j'étais fiévreux, je me shootais, j'allais mieux, je pleurais, je déprimais, je comptais les moutons, je me shootais encore, et je me couchais pour vingt-quatre heures complètes. J'étais déconnecté du réel. Je confondais tout, le sol et les étoiles, le jour et la nuit. Je me contentais de me faire porter par mes délires aux couleurs psychédéliques en écoutant du bon vieux rock et du reggae. Je m'étais construis un réseau d'enfer, je n'étais pas traçable, je dealais et je me faisais des couilles en or avec ça. Une fois bercé dans le milieu, quoi que vous vouliez, vous saviez tout de suite à qui vous adresser ; à Kit. Kit, il avait de tout, et elle était bonne. Ouais, j'avais de tout, et ouais, elle était terrible. Je sombrais lentement là-dedans, je commençais à perdre pied, et on ne me disait rien. On me regardait me noyer petit à petit avec cet air de désolation sur la tronche. Pas même Matthew ne m'aidait. Aux yeux de tout le monde, j'étais déjà perdu.
Et puis, je l'avais rencontrée. Athina. Elle était encore au lycée, mais avec elle, c'était allé tout seul. Je veux dire, je n'avais jamais rencontré une fille comme elle de toute ma chienne de vie. Elle était différente, tellement différente et tellement douce, et elle avait fait tant de choses pour moi. Elle tentait, je crois, de me sortir de tout ça, mais à l'époque, je m'en rendais pas compte. Je crois qu'elle avait encore une once d'espoir pour mon cas, et c'était bien la seule. J'étais un véritable déchet. Alors que pour moi, je n'ose pas imaginer ce qu'elle avait fait. Je l'aimais, je l'aimais comme un fou, et elle aussi, je crois, m'aimait comme une folle. Cette période, je ne pourrais pas dire si elle avait été la meilleure ou la pire de mon existence. La pire, parce que je me détachais de la réalité, je mourais à petit feu. Et la meilleure, juste pour elle, juste pour cette fille et ses lèvres sucrées. Cette fille qui essayait de me faire remonter à la surface alors que j'arrivais plus à respirer.
Tous les jours, je rêvais de m'enfuir. De passer mes jours avec elle seule dans une bicoque isolée du reste du monde, loin de la famille, loin des responsabilités et des piqûres. Un jour, c'était parti tout seul. Je m'emportais sans crier gare.
Athina... Canberra, ça te tente, Canberra ? Ou Sydney ? Non, j'ai mieux ; Paris. C'est super romantique, Paris. Londres, aussi ? Ou Pékin ? Euhm... Rio ! Non, Hong-Kong. Bangkok ! Venise ? Madrid ! Le Caire ! Ou... Pourquoi pas Glasgow ? Personne nous trouvera jamais, à Glasgow, et on pourra s'enfuir, on pourra s'aimer comme des fous toute la vie, on s'casse d'ici, toi et moi on n'est pas de leur monde. On n'a rien à faire là, c'est pas pour nous, leur monde de tunes et de belles bagnoles, on s'en fout, hein, pas vrai ? Viens, viens, on fait nos affaires et on s'envole. On part, on va Glasgow, et on revient plus jamais. C'est d'accord ? On fera ce qu'on voudra, on sera libres, et je t'aime, Athina, je t'aime comme un fou, alors envole-toi avec moi. Et elle avait accepté. Elle avait accepté, et nous étions partis pour Glasgow. Et tout était parfait. Je me balançais toujours des saloperies dans le nez ou dans l'sang, mais je m'en foutais ; elle était avec moi et c'est tout ce qui comptait. J'avais coupé les ponts avec la famille, j'étais loin d'eux. De toute façon, ils ne voulaient pas de moi dans leur monde. J'étais de trop. Mais je m'étais enfui avec Athina. Je ne voulais rien de plus. Et un jour, j'avais poussé mon amour encore plus loin. Elle n'avait que dix-neuf ans. Pauvre fille. Je l'avais invitée à un restaurant près de chez nous, et j'avais même mis une chemise.
Athina... Tu... Tu voudrais bien m'épouser ? J'avais la bague et tout, comme dans un vrai film à l'eau de rose.
On... On peut s'marier, tu sais. On invite personne, on fait ça entre nous, et on s'aime, on s'aime comme des fous.Elle avait dit oui.
Je m'en veux encore. C'était si parfait. J'allais mieux, avec elle dans les bras.
Part VI ; Avarice.
Nous avions tout planifié. Tout comme ce que j'imaginais. On n'avait pas invité beaucoup de monde, on était loin du mariage que nos parents nous auraient vu avoir à tous les deux, c'était modeste, c'était mignon, c'était humble, c'était intime. C'était déjà une bulle qui puait l'amour à plein nez, sans tomber dans la niaiserie. L'amour pur et simple, celui qui me tirait de toutes ses force vers le haut. Et puis, j'avais tout foutu en l'air, comme un con, parce que j'étais un gros con et même pas foutu de le voir.
Un soir, j'étais sur un gros coup. Y'en avait pour quatre cent grammes de coke. Ma petite affaire fonctionnait bien. Quatre cent grammes ! Un sacré budget dans les mains. Et j'étais censé tout revendre aux petits dealers qui bossaient pour leur fournisseur -moi-, ça se passait bien, mais nous avions été méchamment interrompus. Des phares de voiture s'étaient braqués sur nous. Pourtant, pourtant, c'était toujours torché en trois minutes, pas plus, ce genre de passe. Je ne prenais aucun risque. Mais un de ces petits merdeux avait dû se faire tracer depuis longtemps par les flics, malgré les précautions que je leur faisais prendre. Alors, quand les phares nous avaient interrompus, j'avais couru. Tant pis pour la came, tant pis pour le fric, sauver ma peau était bien plus intéressant. Et j'm'étais mangé, bien sûr, je m'étais étalé sur le sol. C'était foutu. Là, j'avais senti les menottes qu'on me passait autour des poignets. C'était fini, j'avais passé quarante-huit heure au poste, j'avais tout perdu, tout perdu. J'étais en manque, on m'avait enlevé ma came, mon fric, ma liberté, j'étais à moitié à poil dans cette cellule parce que j'aurais pu me suicider avec n'importe quoi, je n'avais aucune distraction, j'étais livré à moi-même, seul avec moi, sans personne pour me détourner de la réalité des faits. Et Athina. Comment j'étais censé lui dire, au juste ? Comment me justifier ? Je préférais encore la perdre que de la décevoir. Non, pas trois jours avant notre mariage, non, c'était pas possible, c'était qu'un mauvais rêve, rien de plus. Je foutais tout en l'air. J'avais mon cul sur un banc glacé, j'étais mort de froid, je m'étais énervé, j'avais pleuré, j'avais tenté de me calmer, puis je m'étais à nouveau énervé, et pleuré, et j'arrivais pas à dormir, j'étais tour à tour fiévreux et agité, paranoïaque et apeuré. C'était tout ce que je méritais.
Langdon, t'as besoin qu'on prévienne quelqu'un ? Tu vis seul ? Non, je vivais pas seul, je vivais avec elle. Elle devait se faire de gros soucis pour moi, j'pouvais même plus répondre au téléphone, il m'avait été enlevé. Mais on ne pouvait pas la prévenir, non. Non, c'était exclu. J'allais trouver une solution. Je ne pouvais plus me payer le meilleur avocat de la ville comme je le faisais avant, puisqu'en allant à Glasgow, j'avais clôt mes comptes en banque pleins à craquer pour en finir avec papa. Personne ne pouvait signer un chèque pour ma liberté, ni même offrir un très joli pot de vin pour sortir d'ici fissa. J'étais seul et abattu.
Non, non, j'ai personne à prévenir... Quoique, je peux appeler à New-York ? Matthew, Matthew Goodwin. L'officier s'esclaffa.
Gamin, t'auras doit à un appel quand t'auras comparu. On peut prévenir pour toi une personne, mais c'est tout, t'as pas le droit à plus de communication. T'as été choppé avec tellement de came sur toi, gamin, que là c'est la comparution immédiate. Tout est contre toi, bonhomme, et j'parle même pas du résultat de tes tests quand on les aura. Y'a du THC partout, hein ? Tu sais quoi, en plus ? Ça fait longtemps qu'on te cherche. Ce fameux nouveau fournisseur. On sait d'où il vient, maintenant. Je m'écroulais encore une fois. Là, je risquai la prison, et une bonne peine à purger.
S'il vous plaît, m'sieur, appelez Hugh Goodwin. Il pourra me sortir de là, s'il vous plaît, juste un appel, rien que trente secondes ! M'sieur, s'il vous plaît, je sais plus quoi faire, là... Navré, gamin, mais je peux pas te l'accorder. J'en ai vu plein des comme toi, ça marche plus les sentiments. Tu vas assumer, c'est tout, d'accord ?Alors, j'avais assumé. J'avais comparu. Y'avait plus rien à faire. Deux ans de prison ferme, et encore, ils avaient été sympas avec moi. Je m'étais arrêté de vivre. Et je pensais à Athina, tout le temps, tout le temps, et à sa tête quand elle allait apprendre pour moi. Puis, j'avais eu droit à mon appel.
Allo ? Matt ? C'est Kit. Kit ? T'as l'air d'être en train de flipper. C'est le mariage, ça, hein ? T'inquiète, je flippais autant que toi quand Tom s'est marié. Heureusement qu'il avait été invité. Le seul Goodwin à l'être, par ailleurs. Le seul qui pouvait me voir. Et lui aussi, j'allais le décevoir.
Matt, non. Non, mais... Euh... J'peux pas tout t'expliquer, mais je suis en détention. Pour l'instant, panique pas ! Quoi ? Nan, c'est pas vrai Kit, t'as pas... Non, mais je file direct prévenir... Tais-toi, non, Matt, écoute-moi ! Ne préviens personne. Enfin, juste papa, peut-être qu'il pourra m'aider. Il a une certaine influence et... Et déteste-moi tant que tu veux, mais... Il faut que tu préviennes Athina. Je peux... J'peux pas. Invente un truc, dis-lui... Matt, j'ai besoin de toi... C'est bon, Kit, calme-toi. Je... Je vais voir ce que je peux faire. Je... Je vais foutre papa dans la confidence et... Oh, ça va encore faire des histoires. Et pour ce qui est de ta copine... Je suis censé dire quoi, au juste ? Dis-lui... Que j'suis mort, ouais, dis-lui que j'suis mort. Et dis-lui qu'elle ne peut pas venir à mon enterrement. Joue les mecs casse-couille, mais, s'il te plaît... QUE T'ES MORT ? Mais ça va pas, Kit, tu veux qu'elle se suicide ou quoi ? Je... Je préfère qu'elle croit ça. Au moins, elle attendra plus rien de moi. J'suis pas fait pour elle, tu comprends ? Je l'aime, maaais... J'veux pas qu'elle passe sa vie à essuyer mes conneries. Matt... Ça me fait pas plaisir, mais j'suis pas pour elle, j'suis pas assez bien, j'peux pas... S'il te plaît... Je... Kit... T'es... T'es une véritable ordure. Je... D'accord, mais... Kit, reviens vite. Merci...Part VII ; Gourmandise.
Finalement, j'étais sorti. J'étais sorti au bout de deux mois grâce à un chèque de mon père. Il se n'était pas trop bougé le cul, ayant jugé que deux mois de taule n'allaient pas me faire de mal. Au moins, ces deux mois m'avaient permis une petite désintox. Et puis, une fois dehors, je ne vous laisse pas imaginer ma joie. On m'avait attendu à l'aéroport de New-York. Je n'avais plus rien à faire en Ecosse, puisque Athina n'était plus à mes côtés. La pauvre, je m'en voulais, je m'en voulais tellement. Ca avait dû être horrible. Lorsqu'il était venu rechercher mes affaires, Matthew l'avait vue pleurer, pleurer toutes les larmes de son corps. Même une fois "mort", j'étais un poids pour elle. Un accident, il avait dit. Il ne s'était pas trop attardé sur les circonstances. Un accident. Il lui avait déclaré qu'il prenait mes affaires, et l'avait laissée en plan, seule, sans personne, et lui avait balancé de surcroît qu'elle ne pouvait même pas assister à mes funérailles.
A l'aéroport, avec mes quelques bagages, Matthew et mon père m'attendaient. J'avais esquissé un pauvre sourire.
Salut p'pa, salut Matt. Je... Je suis... Merci. Je n'avais jamais vu mon père comme ça. Et je n'arrivais toujours pas à comprendre. Je ne saisissait pas s'il était content de me revoir... Ou énervé. Les deux, peut-ête.
J'ai signé un gros chèque pour toi, Kit. Tu me reviens cher. Je soupirai.
Et ben je... Je sais pas trop quoi te dire. Moi je sais quoi te dire, et c'est toi qui vas m'écouter, maintenant. Des histoires de... De drogue, ou je ne sais quoi, c'est fini maintenant. Tu t'es bien foutu de la gueule de ton petit monde, t'as fait le malin, t'es content ? Pas même foutu de donner quelques nouvelles, pas une seule fois tu m'as appelé. Et tu crois que j'ai réagis comment, quand Matt m'a prévenu, hein ? Je voyais bien qu'il se contrôlait pour ne pas lâcher sous le coup de la colère. Mieux valait ne rien dire. Il avait raison, en plus.
C'était pas gratuit, Kit, crois-moi. Je me suis démerdé pour t'effacer ton casier -et quel casier, Kit, putain-. Alors tu vas aller faire des études, des vraies études, maintenant, compris ? Tu vas à Harvard. Heureusement que je connais des gens là bas. Mais putain, Kit, c'est ta dernière chance. Ta dernière. Et je ne rigole pas, la prochaine fois, tu ne t'en sortiras pas comme ça. Je ne savais pas quoi dire. Je n'avais rien à dire.
D'accord... Et... Pour Athina ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Oublie-la, Kit. Elle est partie refaire sa vie. En France. Encore une fois, j'étais abattu.
Elle va bien, au moins ? Elle fait son deuil, j'imagine.J'étais qu'un sale chien.
Et puis, du jour au lendemain, j'avais rejoint les rang d'Harvard. Je me réinsérais ni vu ni connu dans la société. Ces derniers mois ne s'étaient jamais écoulés, jamais. Je n'étais pas parti, puis revenu, je n'avais laissé personne en plan, j'étais mort. Et je commençais seulement à renaître. J'étais populaire. J'étais de nouveau un élève, j'allais en cours plus qu'avant et je sortais petit à petit la tête de l'eau. Je dealais toujours, mais après tout, maintenant, qu'est-ce que je risquais ? J'pouvais me permettre des avocats qui étaient des requins, comme les avocats qu'avaient papa.
Mais bizarrement, mes rapports avec mon père ne s'étaient pas arrangés. Nous gardions cette froideur l'un envers l'autre, comme si un mur de glace avait été érigé entre nous que rien ne pouvait briser, rien, pas même les liens du sang. Oh, certes, la situation était moins tendue, mais comme ni l'un ni l'autre n'acceptait les changements en nous, c'était presque pareil. J'avais fait même pire ; j'avais décidé de ne compter que sur moi, de me prendre en main. Je n'acceptais plus ses tunes. Je tentais de me débrouiller.
Tom, quant à lui, me détestait toujours, si ce n'était plus. Et il avait raison. J'avais fait irruption dans sa vie pour lui voler ce en quoi il croyait depuis toujours. Et j'étais odieux. En plus, depuis mon périple de Glasgow, le peu d'estime qu'il avait à l'égard de ma personne s'était changé en mépris radical. De son côté, Matthew me parlait souvent. Il s'inquiétait pour moi. Et je l'en remerciais.
J'avais également cessé de prendre des nouvelles d'Athina en secret. Je ne voulais plus repenser à elle, ça faisait mal. J'essayais de l'oublier comme je pouvais tant qu'elle en faisait de même. Après la France, je ne sais pas ce qu'elle est devenue. J'ai refusé de le savoir. Peut-être y était-elle toujours.
Et moi, maintenant, je reconstruisais tout à Harvard. Jamais une seule seconde je ne me serais imaginé dans une telle école, mais mon père en avait décidé ainsi et je n'étais pas en mesure de lui désobéir. Sans lui, peut-être aurais-je été toujours au trou.
Finalement, depuis mes dix-huit, qu'est-ce qui avait changé ? Dans une ellipse temporelle, je revivais cette année là. Et j'étais un as pour faire comme si de rien n'était.