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Chaque jour depuis mon arrivée à Harvard, je savourais cette impression indescriptible d'être à ma place. J'avais tout fait depuis le collège pour me retrouver ici, pour avancer dans ces allées centenaires, pour arpenter ces couloirs foulés par tous les grands hommes du pays. Je n'avais vécu que pour ça. Et comme ce rêve m'obnubilait, il était devenu une raison de vivre. Être entre ces murs aujourd'hui était me donnait le vertige, une sensation de me tenir au bord d'un gouffre gigantesque. J'avais rêvé d'y parvenir et à présent, je ressentais un énorme vide. Mais ce vide n'était rien en comparaison de l'euphorie qui m'assaillait. J'étais à Harvard. Et dans tous ces sentiments contradictoires, il y avait aussi une certaine appréhension. Débarquer à Harvard signifiait affronter des fantômes du passé et des sentiments que j'avais tout fait pour enterré dans les sables du Nigeria. Peut-être même que j'en avais trop fait... Mais où est la limite quand on a aimé si fort, si longtemps et qu'en fin de compte, on s'est perdu en route ? Qu'on a laissé ses sentiments s'étouffer dans leurs propres routines ? Je secouais la tête tentant de chasser ces souvenirs que je devrais affronter bien assez tôt. Peut-être même bien plus tôt que je ne le croyais.
Je croisais son regard sans même m'en rendre compte, par habitude. Un vieille habitude à la peau dure. Je ne pus m'empêcher de sourire. C'était comme si mon corps réagissait sans moi, selon un schéma répété un million de fois. Joan. Encore aujourd'hui, les anciens réflexes apparaissent d'eux-même : cette envie de la serrer dans mes bras, de la faire rire et sourire, ce besoin que j'ai de sentir sa main dans la mienne... Et puis mon esprit intervient, il ne reste de tout ça qu'une profonde mélancolie, une désillusion et un soupir. Et malgré ça, je fais ce pas en avant, ce pas fatidique qui me met face à mes erreurs. Elle recule avec une synchronisation parfaite qui me fait presque mal. Puis je me souviens, j'avais un avantage : celui de savoir qu'elle serait là. Elle a toujours été là. A Harvard. Là où était ma place. Là où elle ne m'attendait plus. Ce sol m'était défendu à ses yeux. "Surprise." Aussi étonnant que ça puisse paraitre, je n'ai rien trouvé d'autre à dire.
Je croyais m'être remis d'elle. Je pensais avoir dépasser le stade où retrouver une personne qu'on a aimé très fort ne provoque en vous qu'un petit pincement au coeur. Je croyais l'avoir oublié. Comme si c'était possible. Comme si j'avais pu tiré un trait sur une relation aussi longue et aussi naturelle que la nôtre. Non... Revoir Joan était une épreuve. Jamais je n'aurais cru ressentir ça après tout ce temps. Nous nous étions quitté avec simplicité, sans cri et sans pleur. Enfin, je ne l'avais pas vu versé une larme devant moi. Nous avions mis un terme à cette relation qui nous faisait plus de mal que de bien aussi facilement que nous l'avions commencée. Aussi simplement. Alors pourquoi était-ce si difficile de ne pas la prendre dans mes bras ? Était-ce vraiment une simple habitude ? Ou n'avais-je pas été honnête avec moi-même ? Pendant longtemps, j'avais prétendu ne plus rien ressentir mais en réalité, peut-être étais-je simplement envieux. Jaloux. Oui. Je lui en voulais d'avoir réalisé mon rêve en me laissant là-bas dans le Vermont. Et pourtant j'étais si fier d'elle, si heureux POUR elle. Avec le temps, j'avais réussi à oublier et à pardonner, après tout elle n'y était pour rien, j'avais brisé mes chances tout seul comme un grand. J'avais tout fichu par terre dans un mensonge silencieux. Je cherchais ses yeux et dans son regard, je la retrouvais comme à l'époque... Peut-être était-ce ça aussi, ce sentiment brûlant dans ma poitrine. Elle n'avait pas tant changé que ça en apparence : cette frange, ce look... Mais au fond, elle restait celle que j'avais aimé. Bien entendu, je en savais rien de ce qu'elle était devenue, peut-être était-elle très différente mais moi, je ne voyais que la Joan de Montpelier. Je fermais les yeux une seconde pour chasser les souvenirs. De l'eau avait coulé sous les ponts et les habitudes devraient se perdre d'elles-mêmes.
A ma réplique sans aucune originalité, elle fit un pas vers moi, j'en oubliais la peine de son recul une seconde plus tôt. Je souris en entendant les mots franchir ses lèvres à toute vitesse. A son énumération gps, je ris doucement. "J'avais oublié que tu étais si douée en géographie !" Un passant me bouscula, je l'attrapais par le poignet pour l'attirer à l'écart. "Pas plus de deux mois... Je suis rentré dans le Vermont acheter de nouveaux t-shirts et des stylos et voilà..." Je retroussais le nez, amusé, un petit tic qui ne m'avait pas quitté. "Je suis content de te voir tu sais ? Comment ça se passe pour toi ?"
J'avais l'esprit embrumé. L'impression n'était pas sans rappeler le lendemain de gueule de bois. Enfin, pour peu que je puisse me rappeler de ce qu'était une gueule de bois. J'avais toujours été assez sage à ce niveau-là. Vous savez : dans le genre quand ça tourne, freinage d'urgence sur tout ce qui peut contenir un centième de pour cent d'alcool. Je n'ai jamais aimé ne pas être maitre de la situation, ça doit être en rapport... Bref, nous étions là face à face, à nous regarder sans vraiment se voir. Enfin, c'était mon cas. Celle que je voyais était la Joan d'avant, celle que j'aimais, celle qui avait vécu à mes côtés si longtemps. Il m'avait fallu tant de courage pour mettre fin à notre relation, c'était difficile mais la voir s'éloigner de moi petit à petit comme c'était le cas depuis des mois aurait été pire. Je fermais les yeux une seconde, me demandant pourquoi je me sentais aussi mal. Mais ce n'étais pas bien difficile de savoir la vraie raison de ce malaise, de cette culpabilité. J'avais eu raison de mettre un terme à notre relation bancale. En revanche, j'avais eu tord de coucher avec Lauréane. J'avais eu tord plusieurs fois, d'ailleurs. Et si je recroisais la jolie blonde, rien ne disait que ça ne continuerait pas. Elle non plus je ne l'avais pas oubliée, et ça me bouffait de l'intérieur. Comment étais-je sensé me sortir de là ? Comment pourrais-je dire un jour la vérité à Joan ? Devais-je le faire ? Rien que d'y penser, j'avais déjà envie d'aller me terrer dans un trou. Je ne voulais pas lui faire de mal... Joan était la dernière personne que j'aurais voulu faire souffrir. On n'oublie pas son premier amour. On n'oublie pas la complicité ni la tendresse. La seule solution était d'oublier le Nigeria, d'oublier tout ce qui s'était passé là-bas et surtout d'éviter Lauréane à tout prix. Je déglutis, chassant son image de mon esprit.
Ce qui me rassurait, c'était de voir que mon ex-petite-amie n'en menait pas large. Elle le cachait moins bien que moi. "Wouaw. Un doctorat. C'est bien. Tu le mérites. Enfin, j'imagine." Je souris pour cacher ma perplexité. Jamais je n'aurais cru que Joan s'impliquerait autant dans ses études... C'était peut-être offensant mais j'étais celui qui rêvait de venir ici... Savoir qu'elle était en avance sur moi à un tel point me fit mal plus que je ne l'avouerais. "Oh tu sais, je suis né pour être ici alors oui, ça se passe très bien... Je... Je suis bizut chez les Dunsters. Tu m'imagines à 22 ans au milieu des autres ? Mais bon, j'ai l'avantage de connaitre déjà quelques anciens... Tu te souviens peut-être de Jackson ? Enfin bref, je parle trop" Je secouais la tête avec une moue pour m'excuser. "Et tes parents ? ça va ?" Je me flanquais une gifle intérieurement. Sérieusement ? Ses parents ?
C'était bizarre mais maintenant que j'avais pu aligner deux mots naturellement, la situation me semblait un peu moins catastrophique. Après tout, j'allais vivre ici pendant trois ans voir plus et j'allais forcément la croiser. Il suffisait que je garde ma culpabilité bien enfuie au fond de ma petite tête et que j'évite de dire des conneries. Le reste était plutôt simple non ? Des tas de gens côtoient leurs exs sans le moindre problème non ? Enfin, ce n'était pas totalement pareil : Joan avait été la première. Nous avions tout découvert ensemble et me dire qu'elle était presqu'une étrangère aujourd'hui était difficile. Après tout, nous connaissions tant de choses l'un sur l'autre. Comment faire comme si tout ça n'avait pas existé ? Comment faire pour oublier que je l'avais trahie alors que nous venions de rompre ? Ma gorge se sera et je tentais d'éloigner cette pensée. je devais me concentrer sur elle, sur l'étrange sensation de joie et d'amertume, de nostalgie et de dépit qui m'assaillait en la revoyant. Je devrais m'habituer à ce sentiment. Ensuite... Et bien ensuite, je devrais vivre avec. "Oui je sais, je suis toujours aussi prévisible." Je souris, j'avais dû la saouler tellement de fois avec mes projets d'avenir, ma voie toute tracée. Elle avait du mérite d'avoir encaissé ces années de rêve. Et encore plus de mérite de m'avoir supporté quand tout avait volé en éclats.
En embrayant sur ses parents, je me sentis vraiment stupide. Néanmoins, parler de banalité m'aidait à m'accrocher à l'illusion que cette rencontre ne représentait rien d’exceptionnel. Je ris légèrement quand elle évoqua sa mère. "Oui, ta mère a toujours eu de grands idéaux." Mais ma tête changea complètement quand elle me retourna la question. Mes rapports affectifs avec mes parents étaient très limités. Mon père dont j'étais assez proche pendant l'enfance n'avait pas du tout encaissé mon départ pour l'Afrique il y a un peu plus d'un an. "Bah tu sais, elle gagne des procés pour des sales types, il s'envoie en l'air dans tous les sens du terme... Les parents Walasing fidèles à eux-même comme toujours !" Je haussais les épaules. Elle était la seule qui pouvait comprendre ça...