Tu te rappelles encore des longues heures de sommeil que tu as perdu, à cause des cauchemars. C’était comme si ton cerveau de nourrisson avait compris que tu avais été abandonné et qu’il voulait que tu n’oublies pas cette nuit-là. À peine tes yeux s’étaient ouverts, que déjà tu étais arrachée à ta mère. Tu ne comprenais pas, mais tu voulais entendre sa voix. Cette voix qui t’avait bercé pendant huit mois, qui t’avait parlé, à laquelle tu avais répondu. Tu voulais retrouver ce timbre si particulier, si doux, si maternel. Mais ce n’était plus possible. Alors que tu partirais pour un orphelinat, ta mère rentrerait chez elle, avec son mari, essayant d’oublier sa petite fille. Et jamais elle ne le pourrait. Tout comme ton inconscient te réveillait, te faisant hurler de douleur, à chaque fois que ton anniversaire approchait. C’était irrationnel, sans explication, mais c’était ton lot de douleur. Ces maux qui berceraient ton enfance, qui hanteraient tes rêves. Ces peines que tu n’avais jamais raconté à qui que soit. Ni aux nombreux psychologues que tu avais vu. Ni aux infirmières si soucieuses de ta santé. Ni à tes professeurs qui ne comprenaient pas ce mutisme dans lequel tu étais plongée. C’était incompréhensible. Tu étais intelligente, tu savais lire, écrire, compter, mais tu ne parlais pas. Ce n’était pas parce que tu ne pouvais pas, mais parce que tu ne le voulais pas. Tu taisais tes sentiments, tes peines, tes chagrins. Sous le ciel couvert de l'Angleterre, tu avais tenté de grandir et de te construire. Tu n’étais qu’une petite fille seule, cherchant un peu d’amour. Une petite fille déjà tourmentée par la vie, que ses camarades rejetaient, parce qu’elle n’était pas comme eux. Parce qu’elle n’avait pas de maison. Pas de parents. Il n’y avait que lui, ce garçon beaucoup plus vieux que toi, qui s’intéressait à tes jeux de petite fille. Il était le seul à te regarder et à te dire que tu étais belle, à écouter tes petites histoires chuchotées du bout des lèvres. Il était le seul à savoir lire dans tes silences. Le seul qui savait te calmer pendant tes cauchemars. Du plus dont tu rappelles, il a toujours été là. Partageant tes rires si rares, tes pleurs si nombreux. Il te réchauffait de ses étreintes doucereuses, ce garçon. Pour lui, tu étais sa petite sœur morte dans un accident. Toute sa famille avait soudainement disparu, ne restant que lui. Vous étiez tous les deux face aux autres. Il t’a hébergé, quand il a eut obtenu son diplôme et trouvé un travail. Il t’a appris à vivre seule, à travailler pour avoir ce que tu veux. A te faire entendre dans tes silences. Il a été là quand tu as aimé pour la première fois et que tu as pleuré à cause de lui. Il a été là à chacune de tes relations, t’écoutant dépeindre des portraits de tes prétendants. Quand tu as voulu en quitter certains, il t’a aidé. Quand tu as été trompé, il t’a aidé à tout détruire. Il a été présent à ta cérémonie des diplômes et tu as pleuré à son mariage. Tu l’as regardé partir, lui et sa femme, s’installer à l’autre bout du monde. Tu n’as pas pleuré. Mais quand tu es rentrée dans votre appartement et que sa chambre était vide, tu as pleuré pendant des jours. A la naissance de son premier enfant, dont tu es la marraine, tu as couru dans le premier avion et est arrivée à l’aéroport, fatiguée du voyage, mais heureuse pour lui. Il a toujours marché à côté de toi, ce garçon. Ton grand frère de cœur. Alors, quand tu as trouvé une trace de tes parents, que tu l’as appelé en plein milieu de la nuit, pour savoir quoi faire, il t’a écouté. Il t’a écouté parler, pleurer, suffoquer, paniquer, te réjouir. Puis il t’a dit de le faire. De les trouver, de les connaître, de comprendre. Mais surtout, d’essayer de leur pardonner leurs erreurs.
Tu te rappelles encore des longues heures que tu as passé à regarder ces photos. A mémoriser les traits des personnes présentent dessus. Leurs sourires. Leurs yeux. La couleur de leurs cheveux. Tu te rappelles avoir passé des nuits entières à essayer de les dessiner. Tu as tracé des traits de leurs visages, modifiant la forme de leur bouche, la longueur de leur nez, l’écart entre leurs yeux. Tu as passé des années à regarder chaque personne susceptible d’être ton père, ta mère. Et à chaque fois, tu te demandais ce que tu ferais si c’était lui ou elle. Est-ce que ta vie aurait été différente si tes parents t’avaient aimé ? Est-ce que ton père aurait pu comprendre les craintes de ta mère, que tu ne sois pas sa famille ? Les choses auraient été assurément meilleures. Mais auraient-elles été pire ? Peut-être que tu ne serais pas en vie, aujourd’hui. Peut-être ne serais-tu pas si secrète, si silencieuse sur ta vie. Peut-être que ton père aurait été terriblement exigeant et aurait voulu que tu sois la meilleure dans tous les domaines. Tu sais qu’il ne peut pas être déçu de toi, aujourd’hui, peu importe qui il est. Peut-être que tu aurais cherché chaque jour une étincelle d’approbation dans ses yeux. Peut-être que tu chercherais le sourire confiant de ta mère. L’amour débordant de ses yeux. Aujourd’hui, tu n’es même pas été capable de regarder la femme qui t’as donné la vie et de l’appeler maman. C’est un mot que tu n’as jamais appris à prononcer. A dire. Tes oreilles ne sont pas habituées à l’entendre. Tes yeux ont dessiné une silhouette. Et pourtant, c’est elle. C’est ta mère. Avec ton père à ses côtés. Et ton frère. Ton grand frère qui n’est qu’un enfant sur cette photo. Tu ne sais pas quel âge il avait et quel âge il a maintenant. Tu sais simplement qu’il s’appelle Hunter. Hunter est ton frère. Ou ton demi-frère ? Quelle importance, finalement. La seule chose que tu sais, c’est que tu veux le connaître. Tu veux apprendre ce qu’il aime, ce qu’il déteste. Connaître sa vie. Rattraper le temps perdu loin l’un de l’autre. Même si tu ne seras que Jamilyne. La fille qui a brisé sa famille, bousculé son monde, tu veux le connaître. Qu’il te regarde et sache que, même si vous n’avez pas grandis ensemble, tu l’aimes. Et tu l’as toujours aimé.
C’est étrange comme ta mémoire a gardé en souvenirs les visages de tes amants. Tu les as vu entrer dans ta vie, t’aimer, et partir. Ils ont regardé jusqu’au fond de ton âme, essayant de te comprendre. Ils avaient depuis si longtemps renoncé à savoir comment tu fonctionnais. Tu étais une énigme. C’était ce qui ressortait de tes relations. Ils te quittaient parce que tu étais trop mystérieuse. Trop difficile. Trop inaccessible. Mais tu as toujours eut besoin de cette carapace. Tu ne voulais pas trop souffrir, parce que le poids de l’absence était trop lourd. Mais c’est qui tu es. Une fille un peu trop renfermée, un peu trop silencieuse. Une fille un peu trop seule. Tu es cette petite gamine qui cherche encore dans les yeux de son papa un quelconque accord. Qui cherche à trouver la fierté de ses parents. Tu veux les entendre étaler ta vie à quiconque. Tu veux être en mesure de dire « regardez, c’est moi ! Je suis leur petite fille ! ». Mais tu veux surtout avoir quelqu’un pour te protéger. Contre les hommes, contre l’extérieur, contre la vie. Avoir un père qui aurait pu dire à tes nombreux amants « tu ne mérites pas ma fille ». Tu rêves de tout ça. Et même si ton grand frère, aujourd’hui perdu sur la surface du globe, a longtemps joué ce rôle, tu as disparu de son horizon quand sa famille est arrivée. Et tu t’es retrouvée seule. Après tu grandis, vis ta vie. Te marie, tu divorces. Tu deviens médecin, et tu travailles comme une acharnée pour pouvoir ne pas que penser à ton passé.
Dès lors, tu as commencé à fréquenter de mauvaises personnes. Celles qui t'ont appris à goûter à la cigarette et à l'alcool. Tu essaies d'oublier. Tu essaies.