MEADOW E. PLATZER ► Sophie Turner

Bâton-Rouge, 1994.

« Patricia. Elle s’appelle Patricia. Tu ne peux pas la voir pour l’instant, je viendrai te chercher quand tu pourras. Maintenant retourne avec Olga s’il te plait. » J’avais trois ans quand ma petite sœur est née et je n’ai pas compris tout de suite pourquoi mes parents ne m’ont pas laissée la voir avant plusieurs jours. Pendant trois, quatre, cinq jours, je suis restée avec ma nourrice Olga à lire, jouer, dessiner. Je sentais que quelque chose n’allait pas, qu’on me cachait des choses.
Mes parents ne m’ont présentée Tricia que cinq jours après sa naissance. De ce jour, je ne me rappelle que ses pleurs, l’attention avec laquelle mes parents me regardaient pour ne pas que je fasse de bêtise, et de ses petites mains qui attrapaient mes doigts et mes cheveux quand je l’embrassais. Je n’ai réalisé que Patricia était atteinte de la trisomie 21 qu’à mes six, sept ans environ, je ne sais plus. J’allais à l’école depuis quelques années déjà, j’apprenais à lire et à écrire et j’avais invité une de mes copines à venir jouer à la maison. Je ne peux me souvenir que du regard que cette petite fille a posé sur Tricia pendant cette après-midi, et de ses questions « mais, qu’est-ce qu’elle a ? Elle est bizarre ? Pourquoi elle n’est pas comme nous ? » –rien de méchant ou d’inhabituel, seulement des interrogations attendues de la part d’un enfant. C’est à ce moment là que j’ai réalisé que Patricia était malade, et que j’ai commencé à porter un nouveau regard sur elle. Jusqu’ici, elle n’était que ma petite sœur que je devais et que je voulais protéger, je ne m’étais jamais rendue compte de sa maladie. Ce jour-là, mes parents m’ont expliqué ce qu’était la trisomie, et que Tricia ne méritait que plus d’amour encore et d’attention, qu’elle était un cadeau et que je devais la protéger.

New-York, 2008.

Dix-sept ans. Je n’avais jamais eu de petit ami encore. Bien-sûr, les garçons m’intéressaient ; il n’y avait même que ça qui m’intéressait, mais je savais aussi et surtout que je ne voulais pas de n’importe qui. Je ne voulais pas d’un petit-ami lambda et inintéressant. Je voulais un vrai homme, avec de la poigne, de l’allure et du caractère, pas d’un enfant.
J’étais allée passer l’été dans le loft de ma meilleure amie à New-York. Le programme était léger comme l’air et parfait pour nous permettre de compresser après notre année au lycée et pour partir loin de nos parents pendant quelques temps. On sortait, on buvait, on vivait nos premières soirées, nos premières expériences et nos premières fois. Cet été-là, je suis sortie avec un homme, un jeune entrepreneur de 25 ans qui avait déjà eu de nombreuses conquêtes avant moi. Je faisais plus âgée que mon âge et je lui avais dit que j’avais 22 ans. En ayant cette expérience avec cet homme, j’ai découvert le pouvoir, l’argent, les belles soirées et les belles choses, le succès et la réussite professionnelle. J’ai découvert une nouvelle partie de moi-même, une partie avide de richesses et de projecteurs, centrée sur les apparences.
J’ai décidé pendant cet été que j’allais devenir journaliste. J’ai longtemps hésité entre le domaine politique et la mode, mais j’ai finalement choisi de me spécialiser en tant que journaliste de mode. Les paillettes, les belles matières et les soirées sont ce que je fais le mieux. J’attache une grande importance à réussir professionnellement et à être la meilleure dans mon domaine.

Bâton-Rouge, 2013.

J’ai reçu il y a quelques semaines une lettre acceptant mon entrée à l’université d’Harvard à Cambridge. Ca faisait un moment que je voulais partir de Bâton-Rouge, j’avais mis toutes les chances de mon côté d’avoir quelque chose de plus prestigieux sur mon CV en travaillant dur et en accumulant les expériences valorisantes. Enfin, j’étais admise à Harvard. Pour bien préparer cette rentrée, j’étais partie –comme tous les ans– deux mois en Europe non seulement afin de voyager, mais également pour rendre visite à ma famille en Allemagne. J’ai cependant décidé de donner une dimension plus « responsable » et « sociale » à mon voyage cette année en allant passer deux semaines dans un orphelinat en Roumanie, afin d’aider à la construction d’une école dans un village. J'avais jusqu'ici l'habitude de mener ce genre de missions en Amérique du Sud. Prendre sur mon temps de vacances pour les enfants était pour moi symbolique, et représentait une nouvelle expérience d'autant plus enrichissante. Depuis quelques années maintenant je m’investie de manière très régulière dans de nombreuses associations en faveur des enfants défavorisés ou des personnes handicapées. C’est un sujet qui me touche particulièrement, ma sœur est un vrai moteur et une vraie source d’inspiration pour moi. Je ne serais jamais aussi forte sans elle. J’ai toujours le défaut d’être assez superficielle et d’être attirée par le pouvoir, l’argent et la réussite. Je sais que certains me pensent hypocrite mais je n’ai que faire du regard des autres. Je sais de mon côté que ce n’est pas parce que je suis attirée par les paillettes que je repousse ce qui ne brille pas. J’essaie d’être aussi disponible que possible pour mes amis et pour les autres, quelque soit leur problème et sans porter de jugement. Même si je suis timide au premier abord, je sais prendre sur moi quand il le faut.

J’attends cette nouvelle année avec impatience. J’espère que Harvard saura me donner les clés pour réussir ma carrière professionnelle et que ma vie de jeune fille ne sera que plus épanouie.