la ferme, septembre 2010
« T’es pas obligé de faire ça Rick’. » Tu savais qu’il dirait ça. Tu savais qu’Owen jouerait les gars modestes, qu’il essaierait de te faire changer d’avis. Parce qu’il est comme ça ton demi-frère, et c’est ce qui t’énervait avant. Quand vous étiez gamins, adolescents, quand il était si gentil avec les autres mais qu’il te traitait toi avec mépris et mesquinerie. Quand il te disait que c’était de ta faute si son père était parti, que tu n’étais pas son frère de toute façon. Il a raison, tu ne l’es pas vraiment. T’es juste le bâtard que ta mère a engendré après une coucherie sans lendemain, le môme qu’elle a essayé de faire passer pour un vrai McDonnell sans succès. Quelques mois après ta naissance tout l’monde a compris qu’un truc clochait, quand t’es devenu ce gamin châtain aux yeux verts au milieu d’une famille de roux aux yeux marron. Alors celui que tu croyais ton père a voulu savoir, et quand il a su il s’est barré en te laissant toi et son fils. Au fil des années t’as compris qu’il s’était servi de toi comme prétexte pour quitter votre mère, mais Owen n’en a jamais démordu. Il t’a toujours traité comme si t’étais un boulet accroché à sa cheville, un ver dans la pomme, un intrus dans sa vie. Il t’a insulté, humilié, ignoré, et vous avez fini comme deux étrangers. Et pourtant, aujourd’hui, tu lui annonces que t’es compatible pour lui donner ton rein, et que tu veux le faire. Parce que depuis qu’il est malade Owen t’as intégré dans son cercle, il t’a enfin traité comme son frère et toi ça t’a touché. Il t’a ouvert la porte et t’es rentré sans rancœur, tu lui as pardonné sans même qu’il le demande. Sa maladie c’est à la fois une malédiction et une bénédiction, parce qu’elle vous a permis de vous rapprocher. De devenir soudés, complices, presque inséparables. Les liens du sang ça n’peut pas se rompre définitivement, y’a toujours un fil intangible qui vous relie et que chacun peut attraper à tout instant, tirer dessus pour rejoindre l’autre. C’est ce qu’il a fait, et tu t’es laissé faire.
la ferme, février 2011
Le numéro que vous avez demandé n'est pas attribué, votre appel ne peut pas aboutir. Tu raccroches le téléphone en secouant légèrement la tête et tu mords ta lèvre avec violence. Putain … Ça fait dix jours, trois heures et quarante-deux minutes que t’as pas eu de nouvelles de ton frère. Aucun appel, aucun SMS, aucun e-mail. Rien. Niet. Silence radio. Alors tu finis par sourire comme un idiot en matant ton reflet à travers le miroir, parce que tu comprends que tu t’es fait avoir comme un bleu. Il a foutu le camp avec sa gonzesse, parti dans le vent en te laissant derrière lui sans le moindre remords. Pauvre abruti, on ne récolte que ce que l’on sème. T’as semé l’espoir vain, tu récoltes une grosse baffe dans la gueule. Et ça te fait rire, d’avoir été aussi con. Donner ton rein, franchement, c’était une véritable absurdité et tu le savais. Et pourtant, t’avais voulu croire que ça changerait quelque chose. T’avais voulu croire que vous deviendriez subitement deux frères soudés comme les deux doigts de la main. En vérité, t’aurais eu plus de chance de chevaucher une licorne au pays des Bisounours. Mais il avait parfaitement fait illusion ton frère. DEMI … demi-frère, c’est ce simple mot ajouté qui fout tout en l’air. S’il n’avait pas existé vous auriez eu le même père, et alors peut-être qu’il t’aurait aimé. Peut-être qu’il ne t’aurait pas séduit par l’illusion d’une relation fraternelle inexistante pour te piquer un rein. Peut-être que tu n’serais pas planté devant ce reflet que tu méprises à te demander pourquoi t’es qu’un pauvre crétin si désireux d’une figure masculine à laquelle te raccrocher. Tu te dis qu’au final c’est aussi de la faute de ton père, que s’il avait été là t’aurais pas attendu aussi désespérément que ton demi-frère te tende la main. Alors merde, tu vas lui pourrir la vie même si t’as aucune idée de qui c’est. Et tu baisses les yeux pour éviter de regarder plus longtemps ce mec qui te fait pitié et qui te fait honte. On ne t’y reprendra plus jamais. A boire les mots d’un autre comme s’il s’agissait de la parole de Dieu, à chérir un autre comme si sa vie était plus importante que la tienne, à croire naïvement que le destin t’offre des bonnes choses gratuitement. Croix de bois, croix de fer.
cambridge, juillet 2011
Tu ne t’habitueras jamais à la taille de cette baraque. C’est démentiel, disproportionné, rempli de babioles qui valent chacune plus cher que la vieille ferme dans laquelle t’as vécu toute ta vie. T’es assis à cette table tellement grande que t’es presque obligé de gueuler pour te faire entendre de toute l’monde, à lorgner sur les couverts dorés au bord de ton assiette. T’as jamais vu un truc pareil, comme t’as jamais vu des gens avec le dos bien droit, les coudes bien rangés, les fringues bien choisies. Y’a ton père, ce type bouclé –heureusement t’as pas pris ça de lui- qui transpire le fric et les magouilles pas claires, qui pue le cigare et le parfum hors de prix et qui bouffe en cravate. Y’a ta belle-mère, une brune pulpeuse deux fois plus jeune que lui qui doit carburer au Lexomil et qui s’tape probablement le jardinier –du moins tu l’espères pour elle, sans vouloir être méchant avec ton pôpa-. Et enfin y’a ta demi-sœur, qui bizarrement te ressemble plus que tu ne l’aurais imaginé et qui fait tâche dans le portrait hollywoodien. Elle porte ce t-shirt ‘fierté, luxure, gloutonnerie’ qui veut clairement dire ‘va te faire foutre’, mettant inconsciemment en valeur son piercing de nez en trafiquant régulièrement sa narine. Elle a cet air blasé et triste de l’adolescente en pleine crise, mais l’œil vif et intelligent. Surtout, elle a cette beauté naturelle un peu rebelle, et tu comprends à ça que ce n’est pas pour rien que vous partagez le même sang. « Et donc … c’est le fils de la première femme de ton frère ? » Tu entends belle maman qui interroge ton père, ce gros queutard incapable d’assumer ses ébats extra-conjugaux. T’es d’accord pour jouer la comédie, pour te faire passer pour l’ancien cousin par alliance du moment qu’il paie tes études de médecine à Harvard et t’héberges dans son superbe loft près de l’Université. Mais un jour t’as bien l’intention de faire péter le scandale, juste pour le plaisir. « Vous avez eu un enterrement ? » T’interroges la fille assise à côté de toi discrètement pendant que le mari donne plus de détails à sa femme concernant ton arbre généalogique inventé de toute pièce. T’espères qu’il ne va pas se casser la gueule si rapidement, ça gâcherait toute la surprise pour la suite. « Pas qu’je sache. Pourquoi ? » Tu hausses les épaules. « Vernis noir, t-shirt noir, maquillage noir. Sans compter la gueule de la fille qui a envie de sauter par la fenêtre. Je me suis dit que t’étais en deuil. Un grand-parent. Une amie. » Tu marques une courte pause. « Un hamster ? » Tu vois qu’elle est en train de te juger, elle se demande probablement si t’es une blague ou si t’es sérieux. C’est par là que passe tous les gens à qui tu t’adresses pour la première fois. « Enfin j’imagine que t’es simplement dans la phase gothique de la nana blindée de fric qui essaie d’attirer l’attention de ses parents absents ou shootés aux médocs. Tu te tailles pas les bras au moins ? » Tu lui demandes pendant que la conversation entre les deux parents cesse et que leurs yeux se fixent de nouveau sur toi. En même temps que ceux, assassins, de la brune qui cherche visiblement la raison pour laquelle tu es entré dans sa maison. « Génial, un pauvre connard. » Elle lâche subitement, et tu comprends que t’es pas loin de la vérité. Sa mère s’offusque, crie, lui ordonne de rejoindre sa chambre et s’excuse auprès de toi. Y’a pas de mal.
terrain de baseball, novembre 2013
Non mais regardez-moi ce crétin, mais qu’est-ce qu’il fout ? Ton coéquipier s’étale sur le terrain de Baseball avant d’arriver à la base, permettant au défenseur adverse de vous contrer pour la deuxième fois en moins de cinq minutes. Et toi, tu boues de l’intérieur. T’es pas le genre de mec qui s’agace facilement, en fait t’es plutôt l’inverse. Tu ris quand on t’insulte et tu ne lèves le poing que quand c'est strictement nécessaire pour éviter de passer pour un dégonflé, pour sauver l’honneur. Toujours sans animosité, juste parce qu’il le faut et bien souvent ça t’emmerde d’y être contraint. Mais quand il s’agit de compétition, tu deviens une bête enragée capable d’égorger femme et enfant pour gratter la victoire. Hors de question que toi, Maverick O’Reilly, tu perdes le match à cause de ce pauvre idiot incapable de courir sans se vautrer comme une baleine. Se servir de ses jambes, c’est juste une fonction essentielle de l’être humain. Même un tétraplégique s’en sortirait mieux que lui. Aussi quand le type revient essoufflé près de toi en lâchant un « J’avais oublié de refaire mes lacets » désinvolte avant de se mettre à rire, tu vois rouge. En plus ça l’fait marrer à ce crétin décérébré, d’être assez con pour trébucher sur ses lacets en pleine partie de Baseball. Alors tu te lèves pendant que tes doigts se resserrent sur ta batte et t’avances dans sa direction comme un missile à tête chercheuse, vissée sur ta cible. « T’en auras plus besoin de tes putains de lacets quand t’auras deux putains de plâtres. » T’as tendance à être vulgaire, quand t’es énervé. Puis tu lèves tes bras dans les airs pour abattre ton arme de fortune sur ses genoux. Et tu frappes. Tu frappes. Tu frappes.
le loft de ton père, février 2014
Ok. T’as aucune idée de c’qu’il se passe exactement, et t’aimerais bien que quelqu’un t’explique. TOUT DE SUITE. C’est accroupi en slibard planqué derrière le matelas que tu fixes ce mec qui squatte ton lit comme s’il était chez lui. Tes yeux verts le scrutent avec insistance, et t’espères secrètement qu’à force de le regarder t’arriveras à le faire disparaître. Tu tires même un peu sur le drap pour qu’il ouvre les yeux, auquel cas il te suffira de te jeter sous le sommier jusqu’à ce qu’il quitte les lieux. Mais ce con reste obstinément là, affalé sur ton pieu à moitié à poil, l’air parfaitement serein alors que toi t’angoisses comme un gamin de quatre ans qui attend le père Noël devant la cheminée. T’essaies de rationnaliser, t’essaies de te convaincre que l’alcool t’as temporairement transformé en mère Teresa et que tu lui as proposé un hébergement pour la nuit en tout bien tout honneur. Mais tu sais bien au fond, que même en train de ramper t’aurais jamais généreusement offert ton loft à un crétin sans toit. Alors tu te dis que tu lui as peut-être ordonné de ramener ta précieuse personne parce que t’étais trop mal en point, et que ton esclave d’un soir a pris ses aises en profitant de ton état pour s’incruster dans TON putain de lit. Mais là encore, tu sais que t’aurais préféré te traîner à plat ventre depuis l’Université plutôt que dépendre de quelqu’un, ou qu’après avoir abusé d’une bonne poire tu lui aurais claqué la porte au nez en lui conseillant la soupe populaire pour le petit déjeuner. Ne reste plus qu’une solution : le type est raide dingue de toi –normal, ça tu peux le comprendre- et a glissé du LSD dans ton verre pour se coller contre ton corps d’Apollon toute une nuit. Merde, faut que t’appelles les flics c’est un putain de psychopathe. […] Sauf que voilà, t’es des souvenirs inconfortables qui refluent. Comme ta main qui appuie doucement sur sa nuque pour le rapprocher de toi, comme tes lèvres qui s’emparent avidement des siennes, comme tes canines qui mordillent sa peau chaude, comme tes doigts qui glissent dans ses cheveux, comme ton désir, les frissons, tes soupirs, l’étourdissement … PUTAIN DE MERDE ! Là tu sais. Tu sais que c’était toi et pas un autre, que t’as merdé sur toute la ligne. Rien que d’y penser ça te répugne. Tu te demandes quand même, l’espace d’une seconde, s’il est possible que des extra-terrestres t’aient implanté un tas de souvenirs qui ne t’appartiennent pas. Bien sûr, et la marmotte elle met le chocolat dans l’papier d’alu … Alors t’enfonces ta tête dans le matelas et tu laisses échapper un grognement rageur qui s’étouffe dans la mousse. Après tout t’étais bourré, ça a bien dû arriver à d’autres gens. Est-ce que t’as été bon au moins ? Chier, n’importe quoi, évidemment que tu l’as été. Alors tu te ressaisies, t’enfiles un jean et t’attrapes le mec par les chevilles pour le traîner sur le lit jusqu’à ce qu’il tombe par terre. Made in Maverick. « Bon tu t’réveilles Cendrillon, j’ai pas que ça à foutre. » Tu fais pas le mec qui flippe, le mec gêné, le mec qui s’assume pas. T’enfiles ton masque habituel de gars sûr de lui, de gros con, d’enflure. T’as l’habitude de foutre des nanas dehors, c’est pas franchement différent. Enfin faudra pas que t’oublies de le menacer de lui péter les rotules si l’idée saugrenue de mêler ton prénom à sa nuit lui traversait l’esprit.
wild child (magasin pour enfants), mars 2014
T’es assez partagé à propos de cet endroit. A chaque fois que tu regardes les vêtements miniatures, les nounours géants et les bouilles des demeurés coincés dans leur poussette t’as la nausée, une envie subite de t’enfermer dans les toilettes pour hurler ou d’attraper une feuille de papier pour te couper les veines. D’un autre côté, faire semblant de te passionner pour les nabots en couche-culotte ça séduit les mamans, et maman qui sourit béatement = maman à moitié dans ton lit. Et aujourd’hui, maman est physiquement très intéressante, alors tu te penches vers le gosse qui lève les yeux vers les pyjamas avec un sourire engageant qui te fait en réalité paraître totalement constipé. « Alors morveux, y’en a un qui te plaît ? » Ouais, maman discute avec la propriétaire et si elle peut te voir sourire, elle ne peut pas t’entendre traiter son môme de morveux. L’autre ça ne le perturbe pas particulièrement, preuve qu’au fond y’a rien de mal à ça. « Lui ! » Le mioche désigne un ensemble short/t-shirt parsemé de dauphins. Et toi, de voir ça, ça te pique les yeux. Tu les écarquilles même une seconde en esquissant une grimace d’incompréhension face à l’agression visuelle dont tu es la victime. Non non attendez, il ne peut pas vouloir un pyjama avec des dauphins, le pauvre est forcément bigleux et personne ne s’en est encore rendu compte. « Avec … les dauphins ? » Tu lui demandes quand même, au cas où. Sauf qu’il acquiesce vivement avec ce petit sourire niais qui caractérise les enfants. Si c’est le genre à préférer les gentils animaux au super-héros c’est source de futures emmerdes pour lui. Il sera bizuté, malheureux, et il regrettera ses choix. Parole de Maverick. « Non t’as pas envie d’ça crois-moi, Spider-Man est bien plus cool. » T’affirmes en pointant un doigt sur l’habit d’à côté. Tu n’sais pas bien pourquoi t’essaies de l’aider, ça ne te rapprocheras pas de sa jolie maman. « Z’ai peur des z’araignées. » Peur des … Ah ouais, vraiment pas gâté le gosse. Sans compter sur son zozotement précoce, le pauvre accumule les tares. « Tu ferais mieux d’avoir peur des dauphins, ils sont vachement plus agressifs que les araignées. » Tu marques une pause en te redressant, parce que tu commences à avoir mal au dos à force de te courber pour te mettre à sa hauteur. « Ils sont quand même réputés pour torturer les marsouins, tuer leurs bébés et même violer les femelles en groupe. » Ouaip, il savait pas ça le gamin hein ? Non, mais il n’est visiblement pas assez mentalement développé pour comprendre ce que tu lui racontes étant donné le regard vide qu’il te lance avant de se tourner vers maman qui vient de se rapprocher. « Maman, c’est quoi violer ? » Oh le p’tit bâtard. Faut que tu trouves quelque chose. Vite. Très vite. Parce que la blonde commence à adopter la moue de celle qui s’apprête à te traîner devant les tribunaux. Du coup t’adoptes un air outré comme si t’étais aussi étonné qu’elle d’entendre ce mot dans sa bouche avant de la toiser avec mépris. « Eh ben, il est bien élevé ce gosse … » Tu lâches sur un ton de reproche avant de tourner les talons. Retourner la situation à ton avantage, c’est un art que tu maîtrises tellement bien que tu pourrais en faire ton métier.