« Tim ! J’vais te crever espèce de sale morveux ! » Coup de gueule matinal chez les Lovelington. Pas le premier et certainement pas le dernier. Quand j’étais gamine, le psy répétait sans cesse que la communication était primordiale au sein d’une famille. Jusqu’à preuve du contraire, crier sur son crétin de petit frère tout en le menaçant de lui jeter un chausson en pleine poire reste un moyen comme un autre de communiquer, non ? Une question de point de vue j’imagine. J’ai jamais trop compris pourquoi mon père avait tant insisté pour cette foutue thérapie familiale. Ça bouffe du temps, de l’argent et en général ça emmerde tout le monde. Je crois que mon père s’est senti coupable lorsque ma mère s’est tirée de la maison. Il n’avait pas à l’être. Il s’est toujours démené pour que mon frère et moi ne manquions jamais de rien. D’ailleurs, depuis le départ de mon alcoolique, dépressive, hystérique de génitrice, notre famille se porte relativement bien. J’aime mon père et étonnamment j’adore mon frère. Oui, Tim, le même frère que je viens tout juste de menacer de mort. Pour ma défense, ce crétin vient de se descendre la dernière boîte de céréales, ce qui, chez les Lovelington s’apparente à une déclaration de guerre !
Je ne vais certainement pas leur avouer mais ça me fait toujours un bien fou de revenir au bercail de temps en temps, même si c’est seulement pour les vacances. En général, toutes mes économies y passent pour me payer le billet d’avion Bristol-Boston mais je m’en contrefous. J’aurais pu faire simple et intégrer une fac en Angleterre, j’aurais mené une petite vie tranquille entourée de mes proches. Oui j’aurais pu mais.. Harvard quoi ! Est-ce que quelqu’un de sain d’esprit, ou de moins sain d’esprit – ne sombrons pas dans la discrimination, amis timbrés je vous aime – aurait refusé d’intégrer une école aussi prestigieuse ? Ça fait pas des lustres que j’y suis et pourtant je m’y sens déjà chez moi. Je suis un cursus de droit, couplé à de la politique. Dit comme ça, ça paraît barbant et je confirme c’est barbant. Et ce putain de code civil pèse au moins deux kilos, de quoi en avoir littéralement plein le dos ! J’ai pas vraiment le look de la future juriste. D’ailleurs, aux premiers abords vous me classeriez sûrement dans la catégorie « artiste torturée » qui passe ses nuits à gribouiller dans un calepin en écoutant du Green Day à fond. Finalement vous seriez pas loin de la vérité. C’est l’effet cheveux rouges, clope au bec et cernes de quinze jours qui vous a mis sur la piste, avouez-le.
Après, il y a l’image qu’on renvoie et ce qu’on est réellement. Qui suis-je ? C’est dur de répondre à ce genre de question. Ça me fait penser à quelque chose. Essayez de visualiser ce moment. Vous rencontrez un mec mignon, il vous invite à sortir boire un verre, il engage la conversation de la façon la plus banale qui soit avec le sempiternel « Parle-moi un peu de toi ». Vous faîtes le poisson rouge pendant trente secondes, vous rougissez et quand enfin vous réussissez à sortir un truc, ça se résume au lamentable « Je m’appelle Lucy, j’ai 19 ans, j’habite à deux pas d’ici ». Dit à une vitesse folle rendant votre flot de paroles complètement incompréhensible. Ensuite, si le type avec qui vous avez rencard n’est pas trop stupide, il vous offre un mojito, puis deux mojitos – Oui j’ai une passion pour les mojitos – Quoi qu’il en soit, vous commencez à vous détendre et votre langue se délie automatiquement. Une fois que je me sens en confiance, ou que j’ai légèrement trop bu, je parle beaucoup, un vrai moulin à paroles. Et le pire c’est que la plupart de mes conversations n’ont ni queue ni tête, je peux passer du coq à l’âne en un claquement de doigts. Chose assez déstabilisante pour mes interlocuteurs je veux bien l’admettre.
Je suis comme ça, instinctive, spontanée, engagée, un peu excessive parfois quand quelque chose me tient particulièrement à cœur. J’adore échanger, débattre, exposer mes idées et ma vision du monde. Je suis une rêveuse dans l’âme. En dehors de ça, j’aime bien rendre service et me sentir utile, d’où mon engagement dans diverses associations caritatives. J’ai des soucis de santé qui me contraignent à passer à l’hosto régulièrement. J’imagine que quand on vous diagnostique une maladie merdique à tout juste dix ans ça vous fait relativiser pas mal de choses. Bien sûr, les analyses de sang, la bouffe dégueu des hôpitaux, et l’air compatissant des infirmières c’est pas le top mais on s’y fait et au final voit la vie différemment. On est moins superficiels, on s’émerveille de tout et de rien et sérieusement on a qu’une envie c’est croquer la vie à pleines dents.
Je conserve toujours ce brin de cynisme que j’affectionne particulièrement mais en général je suis d’humeur joyeuse. Si j’ai pas le smile aux lèvres, c’est que j’ai pas eu ma dose de sucreries, ma dose de sommeil, ou ma dose de jeux vidéos. Je suis une grande gamine qui mâchouille des bonbons à longueur de temps et qui peut passer une journée entière jogging affalée devant les dessins animés. Les dessins animés c’est la base de tout, qu’on se le dise. Je sais pas trop dans quelle case on pourrait me ranger. Alien peut-être. Je rentre pas vraiment dans les codes et j’ai du mal à me plier aux règles. Je vis comme je l’entends, sans me prendre la tête. Ma vie, mes choix, mes erreurs. Je dois dire que mon père m’a jamais mis la pression sur quoi que ce soit. Il a un peu tiqué quand il a appris que j’aimais autant les filles que les garçons mais avec le temps il s’est fait à l’idée.
C’est con pour quelqu’un qui se revendique ultra indépendante mais l’approbation de mon père est vachement importante à mes yeux. Sous mes airs je m’en foutiste, je suis une putain de sensible, d’où mon besoin constant de me sentir entourée. Du point de vue sentimental, je n’accumule pas les relations amoureuses, loin de là. Si quelqu’un me plaît et que le courant passe bien c’est le top mais je ne recherche absolument à me caser. J’ai même pas vingt ans merde faut que je profite un peu !
« Salut les d’jeuns, je ramène le p’tit dej’ » Mon père vient de faire irruption dans la pièce, sauvant mon frère d’une mort imminente. Mon regard se rive instantanément sur le paquet qu’il vient de jeter sur la table de la cuisine alors que ma mâchoire se décolle progressivement « Donuts ! Papa t’es un Dieu »
C'est le genre de trucs qui va me manquer quand je vais rentrer à Boston. M'enfin, encore deux jours à profiter de mon petit cocon avant de reprendre les cours. Je recharge les batteries à bloc et en avant Harvard !