I'M GETTING OLD AND I NEED SOMETHING TO RELY ON ◊ ROSE

On ne comptait plus les centilitres d'alcool qui naviguaient au travers du système nerveux de Cody, le rendant totalement soumis à ses pulsions. Il n'en était pas au stade de se rouler par terre ou, au contraire, danser nu sur le bar mais tout de même, c'est l'esprit embué qu'il avançait sur la piste de danse, droit dans la trajectoire de cette fille qu'il ne connaissait pas, mais qu'il avait eu l'occasion à plusieurs soirées d'en faire un véritable point de vue. Elle était comme son Louvre, mais en moins poussiéreux et en moins momifié. Il ne connaissait pas son nom, juste qu'elle remettait sans cesse ses cheveux en place et que ses yeux pétillaient dix fois plus que le whisky-coca qu'elle tenait en main. Ce n'était pas difficile ceci dit ; les boissons dans ce bar étaient toutes à moitié coupées à l'eau. Toutes ces soirées à tenter de se lancer puis à se rétracter au dernier moment arrivaient enfin au but ultime ; Bleeker s'apprêtait à parler à Rowan. Il marcha jusqu'à elle, d'un pas réglé comme un automate, se dandinant au rythme de cette musique électro qui leur crevait les tympans et langoureusement, il s'approcha d'elle. Elle ne semblait pas prendre peur, elle semblait même plutôt open à toute proposition de Cody si jamais il se lançait dans les familiarités. Peut-être était-ce l'alcool qui le rendait si optimiste … Il le saurait assez vite. Ne détectant aucun geste de recul, il se colla davantage à elle, adaptant ses mouvements de danse (bien loin du Cody Dancing, bourré il assure ) au sien, épousant la forme de ses hanches du bout de ses doigts fiévreux. La musique l'assourdissait, l'alcool l'assommait, il ne réfléchissait plus à l'ampleur de ses gestes, aux conséquences de ce qu'il entreprenait. Sa tête au-dessus de son épaule, il murmura dans le creux de son oreille ; « Moi c'est Cody. » Simplement. 

Dans les films, tout était aussi simple que ça ; le gars venait faire sa sangsue auprès de la famille, ne se gênant pas pour instaurer une certaine intimité entre eux malgré l'assemblée autour. La fille acceptait, ils passaient la nuit ensemble et le lendemain, elle s'enfuyait avant le réveil du garçon. Cody imaginait un scénario de ce type, vous voyez, le genre de finalité qui fait du bien. Mais coco, on était dans la réalité et naturellement, Bleeker se prit un coup de poing bien placé dans son ventre. Plié, il appuya son avant-bras contre sa bedaine qui avait bien souffert. Lui qui pensait avoir un minimum de gras pour se protéger, il s'était bien trompé. Merde. Dans quelle ligne du scénario diable avait-il beugué ? Clairement, il n'avait jamais fait autant d'effet à une femme, un truc de ouf. Il se tenait le ventre, les côtes, comme s'il se vidait de son sang, jusqu'à ce qu'il prenne conscience que sa petite bedaine le protégeait finalement en cas de choc trop brutal, un peu comme un airbag mais en mieux, of course. Il reprit ses esprits. Enfin ses esprits de mec bourré quoi, disons qu'il parvint à mettre sa douleur estomachiale en second plan quelques secondes. Persuadé d'avoir entraperçu Rowan courir vers la sortie, il fit de même. Il ne se comprenait pas ; ratatiné par une fille au beau milieu de cent personnes, il courait après cette même fille comme s'il tendait fièrement le bâton pour se faire battre. Mais il voulait savoir si elle allait, ce qu'il avait fait, s'il la répugnait au point de se transformer en Bruce Lee à son contact. Bingo. Elle était à l'extérieur, sur le trottoir, contre un mur, frêle et tremblotante, belle mais sanglotante. Ta mission, Cody, si tu l'acceptes ; raisonner Rowan, sans passer pour le gars lourd qui en redemande, au risque de perdre un second round. Réussiras-tu ? Probablement pas. C'est avait une part de masochisme dans les veines qu'il marcha vers elle d'un pas décidé. Il se posta devant, laissant un mètre entre eux (distance de sécurité oblige). « Je voulais pas te faire peur … Je voulais … Je voulais … Merde, on s'en fout de ce que je voulais. » Ivre, il serait capable d'évoquer des pensées impures à son égard et pas sûr qu'il gagnerait beaucoup de points. « Salut, c'est moi, c'est Cody, le mec que tu as foutu par terre il y a deux minutes. » Pas certain que ce soit mieux. Il tendit la main comme pour repartir sur de bonnes bases. Mon dieu, qu'il était naze.

Qu'est-ce que Cody avait à courir après une fille qui, visiblement, ne souhaitait guère communiquer davantage avec lui ? Peut-être clarifier les choses, lui indiquer que non, il n'était pas un psychopathe et que même s'il en était un, il aurait choisi un endroit plus lugubre comme une ruelle sombre pour s'en prendre à elle. Non, oublions la seconde partie, elle ne ferait que flipper encore plus, déjà que Bleeker ne montait pas bien haut dans son estime. Il finit par se présenter, au cas où dans l'agitation elle n'avait pas retenu son prénom. En réponse, Rowan le traita d'idiot. Du moins, il le prit pour lui. Se pinçant la lèvre, il ne sut répliquer, un peu bête, interdit face à elle. À son tour, il apprit son prénom. Rowan. Comme Rowan Atkinson, l'acteur de Mister Bean mais avec tout de même plus de charme, même si l'on ne peut point douter de l'éloquence et de l'élégance de Mister Bean. « Rowan ... » répéta-t-il dans un souffle, leurs mains toujours unies dans une étreinte chaleureuse. Peut-être trop. N'oublions pas les bières, les shots, toutes ces très gentilles boissons qui avaient généreusement contribué à enrayer le cerveau de Cody, le transformant en un amas de purée. Victime d'une micro-amnésie, il enserra davantage la main de Rowan, négligea la distance de sécurité instaurée entre eux. Un pas suffit pour qu'il se retrouve de nouveau tout près d'elle, ainsi coincée entre le mur et Cody elle ne pouvait fuir. Pour sa défense, il ne savait pas. Il ignorait tout de son histoire, de la gêne occasionnée, des souvenirs qui resurgissaient. Dominé par l'alcool, il ne réfléchit pas lorsqu'il avança son visage vers le sien, prêt à l'embrasser … Presque. Il se stoppa net à deux centimètres de son visage, traversé par un éclair de lucidité. Il se recula brusquement, fit un grand pas en arrière et manqua de peu de trébucher sur une bouche d'incendie à laquelle il se raccrocha, les mains derrière son dos. Confus, paniqué, aucun mot ne s'échappa de ses lèvres. 

Peu maître de son corps, encore moins de ses réactions, Cody ne réfléchit pas une seconde quand il s'approcha de Rowan, diminuant petit à petit la distance de sécurité instaurée entre eux. Merde, elle l'avait fui à cause de ça, parce qu'elle étouffait, ou quelque chose comme ça. Et lui, il recommençait. Il recula à la vitesse éclair, bien plus vite que son avancée en tout cas. Il fallait s'y attendre ; Rowan l'insulta. Oh, 'taré' était une insulte bien routinière pour Bleeker. Seulement, le ton haineux voire de dégoût, quant à lui, était une exclusivité made by Carstairs. Confus, désolé, il ne pouvait pas la laisser penser ça, la laisser penser qu'il n'attendait que ça qu'elle écarte les cuisses pour féliciter son attention envers elle. Honnêtement, Rowan ne prenait pas Cody pour un connard ? Si, sûrement. Il marcha jusqu'à elle, pressant le pas avant qu'elle entre pour s'évaporer au milieu d'une foule mouvante. Ce serait pire que chercher une anguille dans une botte de pingouin. Il se posta de nouveau face à elle et, cette fois-ci, évita tout contact physique avec elle ; hors de question qu'elle le prenne encore plus pour un obsédé. « Rowan, je ne suis pas ce genre de mec. » affirma-t-il en cherchant son regard, cherchant à lui signifier sa sincérité d'un simple contact entre leurs pupilles. En vain. « À part si tu penses que je suis ce genre de gars sympa qui aime la danse et qui s'inquiète même pour une fille qui lui a botté les fesses alors là, oui je suis ce genre de gars. Pas le garçon qui ne pense qu'à sa … Non, non. J'y pense mais non, pas là, enfin ... » C'est ça, enfonce-toi mon gars. Bon, il espérait au moins qu'elle ait compris, ne serait-ce qu'un tout petit peu.

Il se faisait presque honte, Cody, à être aussi chewing-gum avec Rose, aka une fille qu'il n'avait jamais fréquenté auparavant. Qu'il risquait de ne jamais fréquenter tout court. Déjà, c'était une Cabot et le peu de Cabot présentes dans son entourage se révélait être de vraies sociopathes. Par contre, ici, le plus psychopathe des deux s'appelait Bleeker. Il s'accrochait à elle comme une sangsue à une blessure, retenant impulsivement Rose pour ne pas qu'elle s'en aille avec une image mauvaise, salie, de lui. Habituellement, il n'en avait que faire de ce que quiconque pensait de lui, il s'agissait bien du cadet de ses soucis. Allez savoir, alcool, fatigue et hormones en ébullition faisaient un curieux cocktail. Imaginez deux secondes ce que ça donnerait en Spring Break ? Rose semblait le croire mais Cody n'était pas dupe. Au fond, elle était comme tous ces Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et autres poètes ; elle disait 'ok' sauf qu'elle pensait 'je ne te crois pas mais je vais dire que je te crois car je sens que c'est la seule façon de me débarrasser de toi le gros lourd'. Ou alors, sa cuite le rendait parano mais on ne pouvait pas toujours tout mettre sur le compte de la bière. Ça va cinq minutes seulement. Il soupira puis, l'air quasi dépité, se décala d'un pas vers la droite pour lui laisser le champ libre. Enfin ce n'était qu'anecdotique ; si elle avait voulu partir elle n'aurait eu qu'à le contourner, vous pensez bien. « Déjà ? Tu vas te coucher ? Mais il est à peine ... » Cody leva le bras en l'air pour lire l'heure sur sa montre, un peu trop en l'air, plissa une paupière, puis l'autre, ne coordonnant pas tout à fait son cerveau à ses mouvements … Avant de conclure vainement ; « Trop tôt. »   Découragea, il haussa cependant les épaules en se décalant d'un nouveau pas vers la droite ; « Bonne nuit. »