« Il ne s’agit pas d’une plaisanterie Mademoiselle : vous êtes bien l’héritière de la somme de huit millions cinq cent quatre vingt mille dollars et… vingt-cinq cents. » Vraiment, les cents ne pouvaient qu’être les plus importants dans cette somme colossale donnant littéralement le tournis à Bambi. La pimpante blonde ne réalisait pas. Elle ne voulait pas admettre que Daniel ait pu emprunter un chemin sur lequel elle ne pouvait le suivre… en lui laissant un tel héritage ! N’était-ce pas la chose la plus scandaleuse au monde ? Bambi était, quelques jours plus tôt, sa partenaire émérite dans un show d’illusionniste remportant un succès phénoménal, et la voilà aujourd’hui millionnaire sans même avoir rien demandé à personne.
« Puis-je refuser cette somme ? » demanda-t-elle aussitôt, bien loin de vouloir s’afficher de cette façon en acceptant un héritage qui de toute manière serait sûrement grignoté en grande partie par l’état. Mais la réponse du notaire en face d’elle se fit attendre. Il la dévisageait sans professionnalisme, comme si elle venait de sortir la plaisanterie la plus ignoble de la création. Pourtant, il n’y avait là ni allusion raciste ou encore moins nazie, par conséquent il pouvait se flanquer cette expression détestable dans l’œil jusqu’à la conscience… sans doute la prenait-il pour une bleue n’ayant aucune idée de la somme à laquelle elle s’apprêtait à tourner le dos en bonne égoïste qu’elle devait être à ses yeux. Mais la belle blonde n’en n’avait cure. Bambi n’avait jamais accepté le deal pour devenir millionnaire, elle voyait plus loin que l’argent… ce qu’elle souhaitait par-dessus tout, c’était faire partager son don d’illusionniste avec un public aussi divers qu’enrichissant, mais aussi flirter avec le danger au même titre qu’elle partageait une intimité des plus fortes avec son partenaire… mais ce rêve prenait fin ici et maintenant, la laissant aussi vide qu’une coquille d’huître une fois que l’on a rongé sa chair et volé sa perle d’une valeur inestimable.
« Avant que vous ne preniez la moindre décision, laissez-moi vous lire l’entièreté de son testament et vous remettre la lettre qu’il avait écrite à votre intention, Mademoiselle » reprit finalement le notaire après avoir scruté son visage avec une attention proche de l’inspection. Ceci étant, la lecture lui parut ennuyeuse et interminable, convergeant vers un seul et même point : Bambi héritait d’une somme colossale, choquante même, dont elle ne semblait pas vouloir même une seconde. Elle ne reposa ses yeux d’un vert émeraude puissant qu’une fois que l’homme eut fini de lire ledit testament, dont elle n’avait pas retenu grand-chose, et qu’il la laissa seule dans le bureau avec l’enveloppe contenant ladite lettre mentionnée précédemment par ses bons soins. A partir de là… Bambi ne put décemment rester sagement assise à la lecture de tels mots…
« Ma Bambi, ma biche… les feuilles mortes se ramassent à la pelle, les souvenirs et les regrets aussi. Mon plus intense remord porte sur le fait que je ne suis plus là pour t’apporter tout ce que tu mérites de mes propres mains… si tu lis cette lettre, c’est que ma folie a eut raison de moi et que je t’ai fais faux bond. Pardonne-moi princesse, mais il fallait que j’aille jusqu’au bout. Vois-tu, te rencontrer a été la plus merveilleuse folie de mon existence… comment oublier cette jeune fille de quatorze ans, les cheveux en bataille, le verbe haut et des pétales de roses dans ses beaux yeux de cristal ? Impossible. Tu m’as plu tout de suite. Je ne t’avais pas adressé la parole que déjà, je voulais te connaître, résoudre le plus grand mystère de toute ma carrière d’illusionniste. Mais tu n’étais pas si aisément corruptible et de toutes, tu as été ma spectatrice la plus difficilement convaincue. Pourtant, tu m’as suivie, moi, le magicien miséreux rêvant de faire fortune… et notre duo a fait la connaissance fidèle du succès. Je n’aurais pas pu accomplir la moitié de tout ce que j’ai accompli sans ta présence, ton soutien, ton talent. Je ne me leurre pas… je suis doué oui mais tu possèdes quelque chose en plus, une sorte de charisme qui pousse les gens vers toi. J’aurais voulu tout connaître en cette vie à tes côtés… au début je pensais que la première et unique règle de la magie était d’être la personne la plus intelligente de la pièce, mais tu me surpassais tellement. Mon cœur s’est éprit de toi dès le premier regard que nous avons échangé et si j’avais eu davantage de temps, je t’aurais demandé de devenir officiellement ma femme… je joins à cette lettre la bague que je voulais t’offrir au moment le plus opportun, en espérant qu’avec ce simple objet, tu me gardes une petite place dans les méandres de ta mémoire et de ton cœur. Je te promets ma Bambi… que je serai discret et ne ferai aucun bruit… je demeure tout à toi. Le chevalier de ton cœur. »Bambi ne pouvait décrire par des mots sans craindre de dénaturer l’émotion qu’elle ressentait actuellement. Aucune parole ne saurait jamais rendre justice à tout ce que Daniel lui avait fait vivre, découvrir, ressentir. Il n’était pas seulement son partenaire sur scène, au sein de leur show au succès phénoménal se déroulant régulièrement dans un important palace de Las Vegas… il était son âme sœur, son tout, sa certitude. La belle blonde sentait le sol se dérober subitement sous ses pas, comme si elle réalisait tout ce que les évènements récents avaient caché à ses yeux aveugles : Daniel l’avait quittée pour un monde qu’elle espérait meilleur. Un bête accident de voiture venait d’arracher une partie de son cœur en emportant l’être le plus important de toute son existence… les plus belles illusions lui paraîtrait désormais plus terne qu’un ciel dépourvu d’étoiles, qu’une chanson sans musique ou un piano sans partition… le vide était immense, incontrôlable, inconsolable, et à l’image de la peine titanesque que lui inspirait cette prose, Bambi laissa plusieurs larmes déborder de ses yeux, tel un torrent que rien ni personne ne saurait tarir. On ne peut pas dire la perte, on ne peut que la ressentir… et actuellement, debout au beau milieu du bureau trop luxueux de ce notaire à la gomme, l’étudiante se sentait démunie, esseulée, perdue, serrant entre ses doigts fins et tremblants les quelques feuilles de papier où avait été couchée pour la dernière fois l’écriture de son amant terrible…
« Dépêche-toi de vivre, ou dépêche-toi de mourir » murmura subitement la jeune femme, tandis que le notaire reprenait place dans son fauteuil et qu’elle pliait soigneusement la lettre devenue si précieuse à ses yeux en l’espace de quelques instants seulement. Plus tard dans la conversation, Bambi se surprendrait à accepter l’héritage offert par Daniel, ne sachant pas encore ce qu’elle en ferait ni comment elle se débrouillerait pour gérer une fortune si colossale mais qu’importe… faire des projets n’était plus du tout dans ses priorités du moment.
***
D’ordinaire, Bambi ne rentrait qu’une fois le weekend venu dans la maison de son père, afin de passer un moment avec lui et ne pas avoir l’impression désagréable qu’ils n’avaient définitivement plus rien à se dire. Hélas, dans la famille Moneypenny, le dialogue ne passait guère depuis la mort de la mère de la blonde… celle-ci était magicienne, comme sa fille, et un show avait malheureusement mal tourné, l’emportant et laissant derrière elle un professeur prometteur en archéologie ainsi qu’une petite fille de huit ans seulement. Le deuil avait marqué ce petit clan originaire du Monténégro de nombreuses années durant et même encore aujourd’hui, Bambi n’était pas certaine que son père s’en soit vraiment remis. Dans le cas contraire, jamais il ne l’aurait obligée à suivre des études d’archéologie à ce point, se moquant bien de son goût prononcé pour les arts du spectacle… et tout spécifiquement celui de l’illusion. Son géniteur n’était aucunement au courant de son show de Vegas, ni même de ses escapades régulières dans la ville du péché : il ne s’occupait guère des allées et venues de sa fille tant que celle-ci ramenait d’excellents résultats en tant qu’étudiantes. Le reste ne pouvait qu’être un détail au milieu de ses diverses violons d’Ingres, allant du Saint Graal à l’Arche d’Alliance sans parler des Croisades… sauf que ce soir, Bambi espérait, naïvement sans doute, que son seul parent consentirait à lui offrir le réconfort dont elle avait tant besoin au milieu de son deuil.
« Père, êtes-vous là ? » Hélas, à peine avait-elle mis un pied à l’intérieur du bureau de son père, où il inscrivait des choses dans son journal, qu’il l’arrêtait déjà.
« Dehors… » fit-il en levant simplement le doigt, sans même se retourner, avant de poursuivre face à l’insistance de sa progéniture :
« Compte jusqu’à dix… en Grec ancien. » Le ton était donné. Une fois occupé dans des recherches, en bon rat de bibliothèque qu’il était, il d’autre ne comptait et surtout pas Bambi. Elle aurait pu danser la lambada sans rien sur le corps qu’il ne s’en serait pas rendu compte…
« Nom de dieu père je voudrais simplement cinq minutes de votre précieux temps !! Cinq minutes nom de dieu de putain de merde ! » s’emporta-t-elle subitement, au bord de la crise de nerfs, avant qu’une gifle ne s’écrase bientôt sur l’une de ses joues pâles et froides. Une fois encore, le ton était donné.
« Pour ton double blasphème ! Désormais, je pense qu’il serait préférable que tu montes dans ta chambre et calme tes ardeurs avant même que de décider de peupler ces lieux avec ta colère néfaste ! N’ai-je pas déjà dit que je souhaitais que tu sortes ? Ne m’oblige donc pas à me répéter, veux-tu… » fit-il avant de se retourner vers son maudit journal, que Bambi avait une folle envie de jeter dans la cheminée crépitant. Elle se retint de justesse, sortant effectivement du bureau pour aller ruminer lors d’une longue marche nocturne, entamant une nouvelle période où elle ne parla pas à son père durant plusieurs semaines. A croire que ce soit devenu une véritable coutume entre eux : s’adorer à leur façon, ne jamais se parler de ce qu’il faut quand il le faut et au final… s’éloigner, plus encore à chaque altercation.