« C’était donc toi qui me donnait tout ces coups de pieds ? » Elle sourit et caressa doucement le nez du bébé qu’elle tenait dans les bras. Ses cheveux emmêlés, ses yeux vert émeraude cernés, ses pommettes roses ne retiraient rien à sa beauté. Harry trouvait qu’elle était la femme la plus magnifique qu’il n’est jamais vu. Parfois, il la regardait longuement et ne croyait toujours pas qu’il l’avait épousé. Il émanait d’elle une douceur incroyable et c’est ce qui l’avait touché. Elle tourna le visage vers Harry. Il lui sourit. Elle approche son visage du sien et l’embrasse tendrement sur les lèvres. Voila, ils avaient leur famille. Ils s’étaient connus deux ans auparavant, au théâtre. Rose jouait le rôle de Bérénice. Elle avait vingt ans et lui, installé dans la salle sombre, il était hypnotisé par sa beauté, ses longs cheveux blonds qui glissaient comme de la soie sur ses épaules, ses yeux verts perçants, brillants qui semblaient le fixer et son visage pâle, blanc, doux. Il était tombé amoureux d’elle dès qu’il l’avait vu. Il avait compris qu’elle était faite pour lui, qu’elle serait la femme de sa vie. Il savait dès le début qu’ils vivraient heureux. Il ne savait juste pas pour combien de temps. Harry était anglais. Il venait tout droit de Londres et son accent, ses jolies boucles noirs et ses petites lunettes rondes firent craquer la jolie Française. Ils avaient commencé leur histoire à Paris. Ils flânaient dans les rues, main dans la main et s’embrassaient sous les platanes. Et puis un jour, allongée dans les draps blancs, le soleil caressant son visage, nue, elle rêvait de devenir mère. Elle ignorait alors qu’elle l’était déjà. Lorsqu’ils apprirent sa grossesse, Harry laissa couler une larme sur sa joue et Rose passa une main dans ses cheveux. Lui aussi avait rêvé d’être père. Judith était donc le fruit de leur amour, leur petit miracle comme ils aimaient dire. Leur bonheur aurait dû durer encore longtemps. Mais la vie en décida autrement.
Lorsque Judith eu trois ans, une autre petite fille vint au monde. L’accouchement se déroula aussi bien que le premier et les parents furent comblés une seconde fois. Clara rejoignit une famille heureuse. Mais peu de temps après sa naissance, Rose apprit qu’elle avait un cancer. Harry ne pleura pas, il était certain qu’elle allait s’en sortir. Le bébé était charmant, mais Judith devint une enfant turbulente et violente. Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait, pourquoi maman ne jouait plus avec elle, pourquoi maman n’avait plus de cheveux, pourquoi maman était si maigre, pourquoi maman était si fatiguée. Son réflexe fut de vouloir détruire ce nouveau schéma familial qu’elle ne comprenait et n’acceptait pas. Les années passaient et Rose connaissait des hauts et des bas. Judith venait d’atteindre ses huit ans et faisait vivre un enfer à toute la maison. Crises, larmes, cries, coups, insultes, fugues étaient leur quotidien. Judith détestait sa mère. Ou plutôt, détestait cette maladie qui la détruisait. Mais elle n’arrivait pas, dans son petit cœur d’enfant, à faire la différence. Elle éprouvait une grande colère contre cette femme qui était malade et ne pouvait lui donner le cadre dont elle avait besoin. Elle lui pourrissait la vie lui faisait regretter d’être encore vivante et elle était devenue un petit monstre. Clara était une enfant discrète et muette. Sa grande sœur prenait l’attention de ses deux parents. Son père tentait désespérément de raisonner Judith, mais Harry devait faire face à des échecs. Il laissa face à elle-même sa seconde fille qui dû grandir sans amour.
Judith venait de fêter ses dix ans lorsque Rose mourut après un long combat. La maladie gagna. Epuisée, elle avait laissé la mort venir la chercher sans remords. Elle ne voulait plus de cette vie. Elle voulait du calme, de la plénitude. A cet instant, la vie des trois membres de la famille James changea. Harry ne supporta pas la perte de sa femme et tomba dans une profonde dépression. Mais il se battait chaque jour pour ses deux filles qu’il aimait tant. Judith devint de plus en plus incontrôlable. Personne n’avait plus aucune emprise sur elle. Elle déserta l’école ainsi que la maison. Elle trainait déjà dans les rues, fréquentait des jeunes beaucoup plus vieux et son cœur s’était déjà endurcit. Son père passait son temps à la réprimander, à la punir et à la chercher lorsqu’elle fuguait. Il ne leva jamais la main sur elle, pourtant, ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Il était au bout du rouleau et rejetait sa frustration et sa détresse sur Clara. Il était dur avec elle, possessif et elle jouait le rôle d’une mère et d’une femme pour un homme détruit. Elle n’eut pas d’enfance, au même titre que sa sœur d’ailleurs. Les années passèrent, Clara se battait pour faire des études, partir d’ici et refaire sa vie. Une autre vie, loin de tout, effaçant ce passé. Elle était très intelligente et très bonne élève. Plusieurs fois elle avait reçu des prix concernant ses résultats et elle avait sauté une classe. Judith quant à elle cessa d’aller à l’école officiellement à seize ans. Officieusement, elle ne s’y rendait quasiment plus depuis la mort de sa mère, soit ses dix ans. A douze ans, elle fuma son premier joint. Elle trouvait ça apaisant, vous savez, se détruire, oublier. A quinze ans elle commença les drogues plus dures et très vite elle continua avec les seringues. C’était une enfant et elle se retrouvait dans des caves avec des inconnus à planer, à être dans un autre monde. C’était une enfant et elle ressentait déjà des souffrances d’adultes.
Un jour, après avoir disparut de la circulation durant une semaine, elle rentra enfin chez elle. Judith avait dix huit ans et Clara quinze ans. En poussant la porte de chez elle, elle trouva sa sœur assise dans le silence de la cuisine. « T’es pas à l’école toi ? » lança-t-elle d’un ton méprisant. Ce n’est pas qu’elle détestait sa jeune sœur, mais elle l’avait toujours envié. Elle était plus jolie, plus intelligente, plus forte. « Papa est mort. » répondit Clara. Elle pleurait, Judith l’entendit à sa voix qui tremblait. Elle ne comprit pas tout de suite ce que « mort » voulait dire exactement. Judith s’approcha et s’installa à la table. Clara regardait droit devant elle, les yeux rouges, les larmes coulant sans interruption. « Il s’est pendu. » ajouta la jeune fille. Elle se retint d’ajouter que c’était de la faute de sa sœur. Elle en était pourtant certaine, si son père était mort, c’était de la faute de Judith. Si sa mère était morte, c’était de la faute de Judith. Si elle n’était pas ainsi, jamais tout cela ne serait arrivé. Rose se serait battue, Harry se serait battu. Mais elle avait tout détruit. Elle la détestait.
Judith ne réalisa pas. C’était comme si on lui annonçait la mort d’un inconnu. Son cœur était asséché, elle ne ressentait plus rien. Mais, sans savoir pourquoi, sans rien dire, elle posa la main sur celle de Clara et la serra doucement. Quelques secondes s’écoulèrent ainsi. Puis, Clara posa enfin un regard haineux sur sa sœur, serra la mâchoire et retira sa main de celle de Judith avant de sortir brutalement de la pièce. Quelques jours plus tard, elles furent envoyées à Londres, chez leur grand-mère maternelle. Clara poursuivit ses études en Angleterre tandis que Judith décida de fuir.
Elle débarqua à Cambridge un peu par hasard. Elle avait choisit cette ville comme elle aurait pu en choisir une autre. Elle arrêta la drogue. Elle décida qu’elle devait changer. Elle ne voulait plus de cette vie. Elle trouva un petit appartement et un travail en tant que serveuse. La vie continua. Fade, vide de sens, froide.