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Julia & Norah
« Norah, pourquoi tu fais ça ? Tu sais bien que tu n’es pas obligée de travailler, on peut subvenir à tes besoins avec ton père. Je ne comprends vraiment pas ton choix. Surtout pour faire serveuse dans un BAR. Non, vraiment, je ne te reconnais plus. »
Ma mère continua son monologue pendant quelques minutes sans que je ne l’écoute. Ce n’était pas la première fois qu’elle me faisait le coup. Quand elle avait appris que je m’étais trouver un travail dans un bar, j’ai cru l’achever. C’est en quelque sorte la cerise sur le gâteau après tout ce que je leur avais fait subir depuis notre arrivée en terre maudite. Elle avait couru vers mon père, qui s’était empressé d’appeler mon prétendu chaperon, qui lui avait fait semblant de ne pas être au courant. Ce qui n’était pas plus mal, car je n’aurais plus eu le droit de le voir. Et m’interdire de voir la seule tête me rappelant la France n’aurait pas été la meilleure des choses.
« C’est bon, t’as fini ton petit discours moralisateur ? Parfait. Si tu permets, faut que j’aille bosser. Ne m’attendez pas demain midi, j’ai des examens qui arrivent, je resterais réviser chez moi. »
Sans attendre de réponse, je quittai les lieux et conduisis jusqu’à mon appartement. Après avoir posé mes affaires, j’enfilai mon tailleur et ma chemise blanche, tenue de serveuse par excellence. Il ne me restait plus qu’à attacher mes cheveux en une queue de cheval haute et de mettre une pointe de liner et de rouge à lèvre. Talons aux pieds, j’étais fin prête pour aller servir cette masse de débauchés transpirants l’alcool et l’orgueil. Certes, il y avait mieux à faire un samedi soir, mais ce mieux ne m’intéressait pas. Je ne me voyais pas rejoindre cette foule d’étudiants en chaleur qui ne pense qu’à faire remplacer le sang dans leurs veines par de l’alcool afin d’oublier quelques instants la dure réalité de la vie, si possible dans les bras d’un autre étudiant du genre opposé, tout aussi perdu dans ce grand tourbillon de l’existence. Non, vraiment, cela ne me tentait pas le moins du monde. Je préférais encore rester observatrice de cette grande comédie dramatique. En soi, j’avais de la chance. Je pouvais assister à ma pièce préférée tous les soirs, et en plus, j’étais payée pour ça ! Que demander de plus ?
Je me laissais bercer avec enchantement par le claquement de mes talons sur le macadam, douce mélodie sentant la féminité, qui suffisait à me combler de joie pour la soirée. Je me revoyais à Paris, jouant cette symphonie dans les rues pavées de Montmartre, seule ou au bras de Siméon, ce cher Siméon… Je me demandai ce qu’il pouvait bien faire aujourd’hui, était-il encore en France, pensait-il encore à moi parfois. Puis son image disparue de mon esprit aussi vite qu’elle était venue, repartant dans les limbes de mes souvenirs français, ces souvenirs que je m’efforçais d’oublier.
« Punaise, Norah, c’est fou ce que tu es ponctuelle ! Va falloir que tu me donnes ton truc, parce que moi je suis toujours en retard ! »
« Commence par t’acheter une montre, ça peut être utile. »
Cette chère Cindy. Certains jours, je me demandais où elle avait bien pu cacher son cerveau. Enfin, pour être serveuse, tant qu’elle savait tenir sur ses pieds et ne pas renverser les verres, on ne lui en demandait pas plus. Je prenais mon service en salle, évitant tant que je le pouvais de me retrouver derrière le comptoir. Apporter les verres aux clients sur un plateau en courant dans toute la salle, aucun problème, les contacts restant limités. Mais rester au bar, et écouter les lamentations de jeunes dépressifs imbibés de vodka, non merci. Je n’avais pas la patience pour ça, et encore moins la fibre sympathique.
Après une heure de service et quelques Casablanca du dimanche persuadés que les serveuses, c’est tellement facile à draguer, il me sembla apercevoir un visage familier à une table. Je chassai d’abord cette idée car c’était fort peu probable. Ce devait être quelqu’un que j’avais croisé en cours, ou bien un autre rat de bibliothèque. Mais mon regard retomba sur ce visage, et je sentis que c’était plus que ça. Je connaissais cette fille, mais impossible de me rappeler d’où. Puis ce fut la révélation. Ce visage s’accompagnait de quai de Seine et de jardin des Tuileries. Julia. Sa présence ici, à Harvard, me semblait si incongrue que j’attendis d’être sûre de mon coup avant de l’aborder. Après cinq bonne minutes de réflexion, je m’approchai de sa table avant de lui demander en Français, sans m’en rendre compte :
« Julia ? Julia Delcroix ? C’est bien toi ? »
(Invité)