« Mais quand est-ce que tu vas comprendre ? Quand est ce que tu vas ouvrir les yeux ? Réalise Chloé ! PUTAIN REALISE ! » Le mugissement n’était plus agacement, il était rage, haine, jalousie et cruauté. Tous ces sentiments m’échappaient. Je les vomissais littéralement, ils jaillissaient de moi en me faisant très certainement aussi mal qu’à elle. Mais peu importait. Son mal était mon antidote. Sa lèvre inférieure trembla brièvement, rivalisant avec ses yeux largement ouverts par la stupéfaction. Puis ils devinrent brillants, comme deux étoiles, comme deux diamants. Mais aucune richesse là dedans, ce n’était plus que des larmes.
Le sang cognait à mes tempes. Non, il martelait le rythme comme un batteur donne le tempo à un groupe de rock. Il donnait le tempo de ma rancœur. Sa main mollit et lâchement progressivement le verre de vin blanc qu’elle avait tenu, nonchalamment appuyée au bord du plan de travail en marbre. Il tomba lentement. Si lentement. Dans sa chute il se vrilla, laissant échapper le liquide ambré. Chloé posa le bout de ses doigts sur ses lèvres tendrement rosées comme pour retenir un hoquet de surprise lorsque le verre en cristal heurta le sol. Les éclats de verre volèrent en toutes directions alors que le vin attaquait le parquet hors de prix. J’avais tant tenu à mettre du parquet dans cette cuisine.
« Rien ne va plus. » Ma voix, posée, semblait proférer des évidences avant que mon cerveau puisse intervenir. Elle le savait. Nous le savions. Comme ce verre, quelque chose s’était brisé, quelque chose de vital pour qu’un nous puisse perdurer, et quoiqu’on en dise les enfants ne sont pas le ciment du couple. Ils peuvent aider. Mais ce ne sont pas des magiciens. Lorsque tout implose, ils ne peuvent que pleurer avec nous, avec elle. Rien ne va plus. Comme l’accès de rage précédent, quelque chose me chatouilla l’estomac, puis remonta dans ma gorge. Il ne s’agissait plus d’haïr. Le simple frémissement se mua en rire. Rien ne va plus, une phrase que j’avais sans doute trop entendue dans ma jeunesse à traîner ça et là comme un vautour autour des casinos, rêvant secrètement de savoir jouer au poker comme personne. Il n’y avait rien de drôle là dedans. La situation était tragique. Pitoyablement tragique. Et j’en avais parfaitement conscience mais mon esprit dérapait, le cœur flanchait, le cerveau se débranchait pour se prémunir de toute attaque acide de la part de Chloé. L’hystérie, qui avait jusque là rongée son frein, se pavanait en moi. Salope. Plus mon rire se faisait tonitruant, plus elle ouvrait de grands yeux stupéfaits, se retenant aux meubles. La crise passa, l’ouragan me laissant creux à l’intérieur, le regard hagard. Je n’avais jamais su que nous en arriverions là. Sans se mentir, je n’avais pas douté un instant que nous serions aussi parfait que l’image que nous adorions renvoyé. Mais, avec les années passants, les embryons devenant des enfants, passant du couple à la famille, j’avais délaissé l’idée selon laquelle nous ne nous battrions pas en maison de retraite pour savoir qui d’elle ou moi dormirait à gauche dans le lit. Non, j’avais fini par croire que nous étions faits pour avancer ensemble, même si les choses subissent toujours ce que le populus vulgaris nomme « des hauts et des bas ».
« Qu’est ce qui a fait de toi ce que tu es devenu Garrett ? Qu’est ce qui t’as rendu si cruel ? »Oh Chloé. Ni haine ni violence ne paraissait sur son visage. Je la fixais, silencieux. Rares étaient les fois où nous prononcions chacun le prénom en entier de l’autre. Nous étions sur une pente raide, et plutôt que de m’accrocher avec elle à une branche, je la dévalais en courant comme un forcené.
« Qu’est ce qui ne va pas chez toi ? »Ce qui n’allait pas ? Ca remonte à loin chérie.
***
20 décembre 1976Le mois de décembre et toute sa magie. Le mois de décembre et ses guirlandes, ses bretzels chauds et ses pancakes dégoulinants de sirop d’érable. Les rues avaient quelque chose de merveilleux, de transcendant. Marcher le nez en l’air n’était pas aisé, mais, m’accrochant à la manche de ma mère, je parvenais à me promettre un torticolis pour le lendemain, titubant la tête renversée pour admirer rennes, pères noël et autres joyeuseries en guirlandes clignotantes. Chaque rue sentait bon le thé aux épices et les crêpes tièdes, le chocolat fondu et le sucre d’orge.
« Allez Masen, avance, sinon après on va rater le dernier train ! » Sa voix se voulait menaçante et ferme, mais je savais qu’elle aussi se laissait porter par la magie de Londres aux abords de Noël. Elle tira un peu plus fort sur ma main pour que j’accélère le pas. Les lumières dansaient et je commençais à avoir le tournis, le nez en l’air comme un braque chassant les perdrix. Les gens allaient et venaient sans empressement, les bras chargés de sacs et paquets en tous genres, tous plus festifs les uns que les autres. Par ici du papier pailleté, par là un exubérant nœud rouge sang.
« Est-ce que le père Noël va m’apporter des cadeaux à moi aussi ? » « Seulement si tu es sage, et pour ça il va falloir marcher mon chou. » Mes petites jambes croyaient courir, mais en vérité nous flânions d’une vitrine à l’autre, ma mère s’arrêtant parfois pour contempler des escarpins ou un sac hors de portée.
Le soleil n’était pas de la partie, mais c’était monnaie courante ici. Le froid sec ne nous apportait aucune neige, mais les illuminations suffisaient à m’envahir de bonheur. Nous avions déjà fait quantités de magasins, tantôt pour elle, tantôt pour moi, à la recherche de robes de soirée, de rambo en plastique, du dernier livre sorti ou d’un manteau taille six ans. Au de-là de flâner ma mère léchait les vitrines, les dévorant des yeux avec une gourmandise toute consommatrice.
Nous vivions seuls, à deux dans la tourmente britannique, dans un petit appartement ridicule mais chaleureux où s’entassaient souvenirs, habits sentant le parfum bon marché, jouets et livres.
A la mort de mon oncle, maman avait hérité de mille neuf-cent soixante-quinze livres, tous rangés sans aucune logique, dans des cartons menaçant de se désagréger à tout instant. Mille neuf-cent soixante-quinze, comme mon année de naissance. Ma mère fut, à l’époque, convaincue qu’il s’agissait là d’un miracle divin, me désignant d’office comme un enfant béni de Dieu. En y repensant aujourd’hui, je crois qu’elle a eu vite fait de me désacralisé, adieu le divine enfant. Lesdits livres ont divorcé des cartons après quelques mois. Elle jugeait que je me ferais moins mal en heurtant une pile de livre sur les armes, sur le Massachusetts ou de Dickens plutôt que sur le coin d’un carton fermé. Ils faisaient office de sculptures dangereuses et éphémères. Les livres n’ont pas longtemps vécu avec nous, à ce qu’elle disait. Deux ans après ma naissance, il en manquait déjà quelques centaines, vendues pour la survie. Des livres vendus pour ne pas faire le trottoir, vendus pour l’alcool. Mais ça mes yeux d’enfants n’en avaient pas la moindre idée.
« Dis chéri, est ce que Maman peut faire un tout dernier magasin ? Promis après on rentre. » Une moue vaguement boudeuse déforma ma bouche quelques instants. Encore un magasin. Et pour elle, pas pour moi.
« Je veux un chocolat chaud en échange ! » « Entendu pirate ! Par contre c’est un magasin pour dames, il va falloir que tu sois un homme et que tu m’attendes dehors mon chou. Tiens regarde, va t’asseoir avec la dame sur le banc, elle te laissera sans doute jouer avec son chien si t’es gentil. Après promis, chocolat chaud ! » Je jetai un coup d’œil à la dame en question, qui avait tout l’air de la parfaite grand-mère qui se reposait un instant sur un banc pour reposer ses jambes, son petit chien assis à côté d’elle. Je ne connaissais pas le nom, mais il avait une tête avenante de peluche dotée d’une vie.
Comme l’avait prédit ma mère, la dame me fit un brin de causette tandis son chien s’était installé confortablement sur mes cuisses. Elle tenait à rester avec moi le temps que maman ressorte de son magasin pour dame et je n’en étais pas mécontent. Le magasin en question était exclusivement rempli de femmes, leur compagnon attendait dehors, tuant le temps en fumant cigarette sur cigarette, soupir sur soupir.
« Elle ne devrait pas être déjà sortie ta maman mon bonhomme ? » J’ouvris des grands yeux surpris, n’ayant pas la moindre notion de temps. J’avais l’habitude de l’attendre, longtemps qui plus est. Mais le ciel commençait à se teinter d’un gris obscur, annonçait bientôt la descente progressive de la nuit. Les larmes ne mirent pas longtemps à me monter aux yeux. Elle m’avait oublié ? La vieille dame partit en quête de ma mère à l’intérieur du magasin, le visage marqué d’inquiétude.
Malheureusement on ne parle pas d’oubli à l’époque, mais bien d’abandon. Elle était entrée dans le magasin, me laissant patiemment attendre, avait vaqué à ses occupations, divagué dans les étages de lingerie somptueuse puis était sans doute ressortie par la porte donnant sur l’autre rue, n’ayant pas ainsi à récupérer son paquet. Son fardeau de fils. La police se déplaça, brassant ciel et terre entre les bonnets D et les shorty, à la recherche de témoins qui auraient vu ma mère, à la recherche d’une preuve non pas qu’elle avait bien été là mais plutot d’une excuse qui justifierait le fait qu’elle ne soit pas revenu me chercher. Enlèvement, chantage, pression de quelque mafieux, tout a été envisagé, mais l’unique vérité était qu’elle ne pouvait plus supporter la charge d’un enfant alors que toutes les nuits elle devait aller danser devant quelques porcs en manque de formes féminines. Ce maigre gagne-pain, elle n’en pouvait plus de le partager, de payer les frais scolaire, sanitaires et matériaux que j’engendrais. Elle avait fait son choix. Elle pourrait se payer plus de bouteilles de scotch et de coke si elle se débarrassait de son marmot chéri. La décadence avait primé. La connasse. Ce qui devait arriver arriva, bienvenue dans les locaux sociaux.
Ce qui devait être temporaire s’est prolongé, s’est éternisé. Les bâtiments sociaux d’aide et de garde de l’enfant se sont transformés en maison hanté par des hordes de gamins sans attache. Le souvenir de ma mère est devenu flou, son visage n’était plus qu’une boue de couleur, son parfum un vague relent de rose passé. La mémoire d’un enfant de cinq ans s’évente plus facilement que ce qu’on pourrait croire. Le temps que mon dossier passe sur la pile des « adoptable » je n’en avais plus cinq mais six. Une tante émergea, sortie de nulle part, parée de perles, de diamants et de gentillesse, au bras d’un homme au visage fermé mais pas dénué de charisme.
« C’est donc lui, le petit Masen ? Mon neveu ? Oh mon chou, ta maman n’était pas quelqu’un de bien mais toi tu vas devenir un petit garçon merveilleux ! » Sa voix chantait, on aurait pu croire à une parodie de la grande aristocratie.
« Herb, peut-on changer le prénom d’un enfant ? Masen, Shane on ne peut pas dire que ça soit terrible. Encore des relais irlandais imbibés de bières que devait ingurgiter ma fêlée de sœur… »Je suis passé d’une vie étrange à une vie folle, à coup d’éducation stricte, des maisons immenses et luxe en abondance. Si ma mère était des plus démunies, sa sœur était de l’autre classe, des ultra riches. De Masen je suis passé à M.S, initiales remplaçant à merveille des prénoms jugés trop prolétaires. Deux lettres, une énigme.
A dix-neuf ans j’ai quitté les îles britanniques pour tenter ma chance sur le continent de l’extravagance, me lançant dans l’importation de vin français. Petit étranger affrontant New-York j’ai vite rencontré du monde, parfois l’argent aidant. Puis Chloé est apparue. Douce, pétillante, et si vivante. Encore étudiante dans une école de danse, elle se joignait à moi pendant son temps libre pour m’aider à faire les stocks ou accueillir les clients à la Cave, petit trou caché dans New-York vendant du vin hors de prix et délicieux. Chloé est passée d’amie à amante, d’amante à fiancée…de fiancée à fille enceinte. A ving-cinq ans nous avions déjà deux jeunes enfants, nous projetant brutalement dans des problématiques d’adulte que j’avais jusque là repoussées. Elle est devenue danseuse dans un grand ballet. De jeune fille insouciante, elle est devenue attirante, et terriblement désiré. De plus n plus d’hommes lui tournaient autour mais il nous a fallu atteindre la trentaine pour que notre couple implose….
***
« Tu veux que je te dise Chloé ? Vas-y, va soulever ta jupe pour ton imprésario, fais lui des choses abominables, t’as plus besoin de te cacher dans ta loge pour lui donner un peu de plaisir ! Je t’emmerde Chloé, et tu es libre de le …. » « Arrête ! » Le torchon me claqua au visage, me coupant dans mon élan cruel. Cela faisait plus d’un an qu’elle entretenait une relation extraconjugale avec un petit minable, une lopette sans argent, mais un artiste comprenez-vous. De mon côté j’aimais assez changer de lit, de cherchant rien d’autre que le plaisir charnelle. Notre couple n’est plus qu’une association foireuse.
« Tu gardes les enfants, j’en veux pas dans ma garçonnière, mais je garde la maison. Dégage. Va vivre chez ton gigolo. Et n’espère pas prendre une part du compte bancaire, le contrat de mariage stipule que si tu baises ton imprésario, t’as le droit à rien d’autre qu’une aide pour les enfants. » « Tu n’es qu’un porc M.S. Un monstre de cruauté… »Peut-être. Mais ma vie allait pouvoir changer au moins !