Quinze heures et trente-deux minutes. J’observais depuis pas moins de dix minutes, les aiguilles de la vieille horloge du salon. Je crois qu’elle était d’époque, je l’ai toujours vu aussi imposante et je l’avais toujours trouvé affreusement moche, comme toute la décoration de chez mes grands-parents. « Sam’, bouge un peu ton cul du canapé, j’en ai marre de me farcir toutes les vieilles peaux du club de bridge de grand’ma ! » râla ma sœur tandis qu’elle se vautrait à côté de moi dans le canapé. Je tournais la tête vers elle, baissant légèrement mes lunettes de soleil. J’avais mal au crâne, comme d’habitude après une nuit à faire la fête et à me retrouver dans le lit d’une parfaite inconnue. « Mal au crâne » marmonnais-je en ayant la désagréable impression d’avoir mangé du sable tant la soif me tiraillait. « Encore bourré ? Pourquoi cela ne m’étonne même pas ? » Osa-t-elle me demander tandis qu’à nouveau, je tournais mon regard vers elle. « Tes narines un peu rougies me prouvent que tu n’as pas fait que jouer avec la farine pour les gâteaux petite sœur alors ne me les brise pas avec tes reproches à deux balles, je ne suis ni d’humeur, ni patient au point de jouer les adorables aînés, peiné par la mort de sa grand-mère » rétorquais-je avec un léger sourire qui me conférait une parfaite tête à connerie tandis que notre mère venait nous secouer. En somme, une réunion de famille presque habituelle : ma sœur et moi nous chamaillant tout en étant de grosses loques car nous vivions à cent à l’heure ; notre mère venant nous secouer avant de nous menacer même à presque quarante balais de faire appel à notre père pour nous déloger du canapé ; et nous obéissant car malgré tous nos vices et nos défauts, nous aimions par-dessus tout, nos parents. « Le premier qui arrive à faire pleurer le plus de vieilles à gagner ? » me proposa-t-elle en se levant. « Ça marche mais prépares-toi à perdre, faire pleurer les femmes, c’est mon sport favoris alors qu’elles soient vieilles, rien à cirer… On gagne des points bonus si on arrive à en faire clamser une ? » Demandais-je avec ironie. « Bah ouais ! » répondit-elle avec un haussement d’épaule. Des fois, nous faisions peur Sarah et moi mais comment dire ?! On s’en foutait totalement. Nous étions des blasés de la vie.
« Sammy chéri… Cela fait six mois qu’on sort ensemble, tu ne crois pas qu’il serait peut-être temps d’officialiser la chose » ronronna Ursula dans mon oreille tandis que j’enfilais mes chaussettes. Il était largement temps pour moi de filer de son appartement ainsi que de sa vie. Les relations sérieuses, ce n’était vraiment pas mon trip et pourtant, j’avais aimé comme tout le monde, je m’étais fiancé comme tout le monde et j’avais failli me marier comme tout le monde. Malheureusement, je m’étais joyeusement découvert à la fois cocu et largué le jour de mon mariage car mon témoin et meilleur ami avait un petit peu trop pris à cœur la tradition d’embrasser la mariée. En fait, je crois qu’il n’avait pas du comprendre que le rôle du témoin se limitait à faire un discours lors de la fête improvisée après l’union et non de s’envoyer en l’air avec la future épouse, peu avant de passer devant le curé. On peut dire que ces deux-là m’avaient brisé le cœur mais qu’importe, c’était du passé. Aujourd’hui, j’étais un homme différent qui papillonnait de femmes en femmes, jamais avec la même et encore moins fidèle. « Officialiser ? » Lui demandais-je en me relevant, délaissant son étreinte chaude pour enfiler mon pantalon et ma chemise. « Oui comme vivre ensemble, nous fiancer, faire un enfant, nous marier etc.. » me répondit-elle comme si cela coulait de source. « Tu sais, la polygamie est interdite aux Etats-Unis il me semble, je risque de me retrouver en prison et une belle gueule comme moi… ce ne serait tout simplement pas bon pour mon teint naturel » déclarais-je avec sérieux sans prendre le temps de la regarder. Elle ne m’intéressait déjà plus depuis qu’elle avait parlé de mariage et de gosse. Hors de question. « Polygamie ?? » percuta-t-elle tandis que je tournais enfin mon regard vers elle, l’air de dire eh bien, t’es un peu lente. Par contre, la gifle qu’elle m’assena ne fut pas lente ni doucereuse bien au contraire. « Je l’avais peut-être mérité celle-là. Urs’ le prend pas pour toi, t’es belle, sexy, tu es une vraie tigresse au lit mais ma foi, ce serait criminel que de priver le reste de la population féminine de mon corps d’Apollon. Il faut savoir partager dans la vie, c’est bien le mal de l’être humain.. Côté solidarité, ce n’est pas encore tout à fait au point ! » Lui dis-je avant de déposer un chaste baiser sur ses lèvres. « Bon, on s’est bien amusé toi et moi mais soyons sérieux, je ne suis pas le mec qu’il te faut… Oublie moi, fais toi mettre en cloque par un autre… Ciao bella ! Je suis en retard »
Une soirée mondaine et comme à mon habitude, j’errais d’invités en invités pour briller car j’adorais ça. J’avais toujours aimé cela car cela me conférait comme une sorte de pouvoir, d’aura, de charisme et d’être reconnu comme un écrivain à succès dont les fans attendaient impatiemment le deuxième volume des aventures de leur nouvel héro, cela me grisait. « Tu as à nouveau ce sourire débile accroché aux lèvres. Puis-je connaître le fin mot de tes pensées ? Une nouvelle conquête ? » Me demanda la voix froide et posée près de moi. Nicolaï, mon meilleur ami, mon russe préféré et actuel ambassadeur de la Russie à New York. « Mise à part le fait que je sois un génie, que mon livre est un bestseller, que je me tape une mannequin célèbre de lingerie et que je commence à être riche.. Nico, que veux-tu qui me fasse sourire ? » Répondis-je avec suffisance tandis qu’il posait sur moi un regard des plus réfrigérant. Des fois, il m’intimidait et me calmait d’un regard, un peu comme ce soir. « Ta superficialité me surprendra toujours autant » soupira-t-il. « Oh décoince toi un peu mon russe adoré, ce n’est pas parce que tu passes ta vie à bosser que tout le monde doit en faire de même et puis je bosse… Mon bouquin m’est pas venu sur les chiottes et puis, on aura tout le temps de se reposer une fois mort n’est-ce pas ? » Lui demandais-je tandis qu’il secouait la tête par dépit avant de boire un peu de champagne. Dès fois, on pourrait se demander comment nous faisions pour être les meilleurs amis du monde mais aussi bien lui que moi, nous connaissions la raison. « Je présume que je vais encore devoir te faire ramener à ton appartement ? » supposa-t-il avec un léger sourire qui le rendait beaucoup moins froid et autoritaire. « That’s my boy man ! » m’exclamais-je car Nicolaï agissait toujours ainsi, comme un grand frère prévenant et toujours prêt à veiller sur moi comme si j’en étais incapable. Peut-être parce que justement, j’en étais tout bonnement incapable. La soirée continua entre séduction, fanfaronnade et solitude car entouré de tout ce monde, salué, admiré, je n’en restais pas moins seul. « Rentrons, cela suffit pour ce soir » murmura mon meilleur ami et je levais un regard à la fois perdu, esseulé et reconnaissant. Oui, des fois, j’oubliais que je devais faire semblant d’aller bien et que je finissais toujours à un moment donné, par être rattrapé par les démons de ma dépression. Ne dit-on pas que les clowns sont les personnes les plus dépressives et tristes du monde ?! Eh bien pour ma part, c’était le cas. « J’ai envie de rentrer oui… Je peux dormir chez toi ? » « Da »
« Vous avez réfléchi à ma proposition monsieur O’Donoghue ? » me demanda mon psychothérapeute qui me suivait depuis pas moins de trois ans désormais. « Celle d’aller m’enfermer dans cette petite ville perdue ? » Marmonnais-je en jouant avec le bracelet de ma montre. Je n’étais pas très enthousiaste à cette idée mais il semblait y tenir, une histoire comme quoi cela me ferait du bien de changer d’air, de m’éloigner de New York et de mes démons. « Voyons, ce n’est pas un petit village non plus, il y a tout de même 23 000 habitants et puis je suis certain que cela vous ferez du bien et peut-être auriez-vous de l’inspiration pour votre deuxième livre. Réfléchissez encore un peu et vous me direz ce que vous en pensez à notre prochaine rencontre » décida-t-il et j’hochais la tête pensive. Deux mois plus tard, poussé par Nicolaï à qui j’arrachai la promesse de venir me rendre visite, je m’envolais pour le Connecticut. Je ne savais pas ce qui m’attendait là-bas ni même si cette ville pourrait me sauver mais pourquoi pas après tout, ce n’est pas comme si j’avais quelque chose à perdre. Deux mois plus tard, j’avais totalement changé d’avis sur le Connecticut grâce à une rencontre, Anna. La belle, l’intelligente, la douce Anna qui était devenue ma meilleure amie. Je l’adorais tellement que lorsqu’elle m’annonça qu’elle devait partir pour Cambridge, je sentis pour la deuxième fois, mon cœur se fendre. Elle me manquait tellement que j’en tournais en rond comme un lion en cage dans la maison que nous avions fini par partager. « Si elle te manque, pourquoi n’irais-tu pas la rejoindre ? » me demandait Nicolaï pour la énième fois depuis trois mois. « Je ne sais pas. » soupirais-je pour la énième fois depuis trois mois. « Il est peut-être temps de grandir et puis, il n’y a pas qu’Anna qui se trouve là-bas et tu le sais… Une certaine jolie blonde de ta connaissance s’y trouve. Il serait peut-être temps d’arrêter de fuir et de regarder toute les vérités en face… Tu ne pourras pas toujours te cacher derrière tes romans Docteur O’Donoghue » reprit-il tandis que je lui lançais un regard perdu. Arrêter de fuir et de me cacher ? Cela faisait trois ans que j’essayais. « Je ne sais pas » « Oh si tu le sais. Je te réserve le premier vol pour demain »
Monsieur,
C’est avec un grand plaisir que nous acceptons votre candidature au poste de professeur d’anthropologie et d’archéologie […]
Voilà un mois que j’étais arrivé à Cambridge dans le plus grand anonymat sans oser ne serait-ce que qu’aller pour dire : je suis là. Non, je continuais de mentir, essayant de tout préparer pour lancer un tonitruant : surprise. En réalité, j’étais complétement paniqué à l’idée d’assumer toutes mes anciennes vies. Qui aurait pu croire que derrière l’écrivain talentueux et mondain se cachait un rat de bibliothèque possédant un double doctorat en anthropologie et en archéologie ? Pas beaucoup de monde et pourtant, alors que je foulais les allées d’Harvard, je ne pouvais m’empêcher de me sentir chez moi. J’étais un vieux de la vieille dans ses murs ayant passé une bonne dizaine d’années ici avant de prendre mon envol et de parcourir le monde pour sauter de site de fouilles en site de fouille aux quatre coins de la Terre. Aujourd’hui, je revenais à la maison le cœur battant la chamade prêt à faire face à mon passé mais aussi à mes sentiments. Cela n’allait pas être simple car comment révéler à une jeune femme qui nous a toujours pris pour son oncle, que vous êtes son père ? Ou dire à votre meilleure amie que vous l’aimez à en crever mais que vous êtes paniqué à l’idée d’assumer une vie de couple ? En somme, je n’étais pas dans la merde et j’espérais sincèrement qu’Harvard me donnerait le courage de tout recommencer à zéro.