« Marie, tu me les casse ! » s’exclama Anna tout en grignotant un morceau de brioche tout juste sorti du four. C’était la même rengaine depuis quinze minutes, sa sœur aînée ne pouvait pas s’empêcher de l’emmerder avec son collègue résident en chirurgie et ses yeux de crapaud mort d’amour, du fait qu’elle devenait une célibataire endurcie… la brunette en avait assez de s’entendre dire que le métier de chirurgien n’était pas le plus sexy au monde et qu’elle faisait plus fuir la gente masculine qu’elle ne l’attirait. C’était un coup à ne plus du tout lui donner envie de venir voir sa sœur, de discuter avec elle ou de simplement prendre de ses nouvelles par téléphone… à quoi bon gâcher son peu de temps libre à cela alors que Marie n’avait de cesse de la gonfler avec des détails complètement dérisoires ? Amis du ridicule, bonsoir ! « Mais tu te rends compte que tu n’as jamais de petit ami à présenter à maman ? Elle s’inquiète, elle aussi ! Tu ne vas pas en rajeunissant et vu que tu es toujours par monts et par vaux, pas étonnant que les hommes te fuient… » Oh bordel. Sa frangine venait de lui couper toute envie de manger ce maudit morceau de brioche qu’elle triturait depuis quelques minutes afin de ne surtout pas céder à la colère et lui dire se faisant ses quatre vérités. Depuis que la famille Ivanov était arrivée de Russie, Marie avait toujours été celle qui réussissait tout mieux que tout le monde : son travail d’avocate spécialisée dans le droit de la famille, son mariage, la naissance de son fils… bref, elle faisait soigneusement passer Anna pour une vulgaire pièce rapportée sous le fallacieux prétexte qu’elle n’était que la cadette et devait donc full respect à son aînée. Foutaises ! Balivernes ! Conneries ! Le chirurgien n’avait peut-être pas toutes les qualités du monde pour trouver un homme et le garder, mais elle n’en demeurait pas moins heureuse dans son travail, et surtout, plus important encore, elle rendait constamment hommage à leur père. Marie, de son côté, oubliait même son nom et ne se rendait jamais sur sa tombe. Là était la honte, du point de vue de la brunette. « Alors quoi, je suis censée écarter les cuisses au premier venu juste pour te faire croire que j’ai un boyfriend ?! Mais atterris ! Aujourd’hui les femmes ne se marient plus à quinze ans, et elles ne meurent plus à trente ! Jusqu’à preuve du contraire, je suis majeure et vaccinée, je côtoie qui je veux parce que j’en ai envie et surtout QUAND j’en ai envie, et je te serais reconnaissante si on pouvait vraiment changer de sujet genre… tout de suite maintenant. » Mais pour sa sœur, l’option « changer de sujet » n’avait pas été greffée à la naissance dans son cortex cérébral. Voilà pourquoi l’intégralité de la journée tourna autour de la vie sentimentale d’Anna, que ce soit devant sa mère, devant son beau-frère… Marie ne la lâcha pas d’une semelle jusqu’à ce qu’elle ne se lève au beau milieu du dîner et ne s’en aille sans demander son reste.
Plus tard, c’est sur le toit de son immeuble qu’Anna broyait du noir, un verre d’un bon vin blanc à côté d’elle, son harmonica à la main, dont elle ne jouait pas. L’envie d’entendre une quelconque musique n’y était pas, à vrai dire… la jolie russe avait plutôt envie de hurler, d’être entendue de tout le Connecticut quitte à être attaquée pour tapage nocturne ! Elle se sentait seule. Ce sentiment ne datait hélas pas d’hier, car si elle avait effectivement eu quelques histoires dans sa vie, celles-ci n’avaient jamais excédé quelques mois. Hélas, ce n’était pourtant pas faute d’avoir plus ou moins rencontré quelqu’un récemment, en la personne de Samuel, un irlandais au sourire ravageur et avec qui elle se voilait confortablement la face depuis des semaines. Il faut croire que depuis la mort de son père, le cœur d’Anna n’avait pas cicatrisé correctement et s’était durcit, desséché à force de ne plus vouloir servir. Cela ne faisait pas d’elle une femme dure, ou cruelle, mais plutôt quelqu’un dont le tempérament ne pourrait jamais plaire à qui que ce soit tant elle restait maniaque et intransigeante, mais surtout incapable de faire confiance à un homme pour le laisser partager un bout de vie avec elle… « Tu es trop dure avec toi-même » murmura une voix douce et apaisante dans son dos, signalant la présence bienveillante de sa mère en ces lieux. « Je n’y arrive pas… je ne suis pas comme Marie, je ne peux pas claquer des doigts et aimer quelqu’un, moi il me faut du temps, j’ai besoin de découvrir la personne avant d’envisager quoi que ce soit. Je ne serai jamais adepte du concept « on couche le premier soir et on avise après ». Mais j’ai beau essayer de lui faire comprendre, elle reste sourde… et je suis fatiguée de me battre contre ma propre sœur. » Anna soupira avant de tourner son visage à l’attention de sa génitrice et de lui sourire, même tristement. Celle-ci ne manqua pas de s’asseoir à ses côtés pour la serrer dans ses bras, comme elle n’avait encore que dix ans et qu’une étreinte maternelle pouvait guérir tous les maux du monde… oh la jolie brunette n’alla pas jusqu’à éclater en sanglots, mais ça ne voulait pas dire que l’envie n’était pas présente, car Anna était touchée qu’elle soit venue jusqu’ici pour la consoler et l’apaiser. « Je pense que Marie veut te faire comprendre, très maladroitement certes, qu’elle souhaite te voir heureuse. Elle ne sait que trop bien à quel point tu vis dans le fantôme de ton père, mais continuer à vivre dangereusement ne peut pas être une vie en soit, ma chérie. Il faut que tu t’ouvres au monde si tu veux le voir évoluer et y prendre part, ou goût. Donne-toi du temps… je vais parler à ta sœur pour qu’elle te lâche la grappe, mais à la condition expresse et formelle que tu fasses également un effort de ton côté. Sans aller jusqu’à engager un dîner romantique avec ce fameux Christopher, pourquoi ne pas lui proposer toi d’aller boire un verre après ton travail ? Les femmes prennent parfois le pouvoir, tu sais… » « C’est ça le problème, maman. Ce que Marie oublie, c’est que je m’envole dans une semaine pour Cambridge… tu sais, je t’avais parlé de mon histoire complexe avec un écrivain, donc techniquement parlant je ne suis pas sans rencontrer des gens, il se pourrait même que je ressente réellement des sentiments pour lui, mais il y a un autre problème épineux, et tu le sais mieux que personne. Ah c’est compliqué… si mon ex n’était pas un salopard ça me simplifierait la vie ! Mais d’un autre côté je ne peux pas dire non à un double poste : neurochir dans un super hôpital ET faire des heures de cours pour les étudiants en médecine en prime… reste à savoir s’il va m’attendre, accepter de m’accompagner ou me zapper purement et simplement. » La messe était dite. Non seulement la mère et la fille éclatèrent de rire et furent en mesure de passer une excellente fin de soirée, mais en prime Anna avait pris la décision exceptionnelle de se mettre en mode séduction malgré son départ imminent pour Cambridge… AIE CARAMBA !
Enfin, séduction était un bien grand mot. Quatre mois après avoir quitté le Connecticut, Anna devait faire face non seulement à un quotidien professionnel des plus chargés – après tout, sous ses airs angéliques et tantôt froids, la jolie russe n’en n’était pas moins brillant neurochirurgien possédant un doctorat en médecine – mais aussi à la solitude toujours plus oppressante que sa décision lui avait infligée : comme elle aurait dû s’y attendre, Samuel ne l’avait pas suivie et bien que cela lui fende le cœur, elle ne pouvait guère le blâmer pour cela. Il ne lui avait rien promis… techniquement parlant, il l’avait hébergée, lui avait fait vivre les mois les plus lumineux de son existence mais tout cela s’était fini sur le quai de la gare, un matin, à l’aube. Anna lui avait demandé de venir… mais il l’avait simplement incitée à partir. S’était-elle mal exprimée, ne l’avait-il pas comprise ? Quatre mois que la brunette ruminait cette question sans faillir et quatre mois qu’elle trouvait la même réponse sordide : mystère et boule de gomme. A croire qu’elle soit bonne pour finalement entrer dans un couvent !