Il marchait dans la rue, sans but précis. Pour une fois qu’il avait réussi à quitter cet infernal manoir, il avait bien l’intention de profiter de la ville. Nathaniel shoota dans une canette de bière vide, qui rebondit quelques mètres plus loin, dans un cliquetis métallique. Il marcha jusqu'à elle, en réfléchissant à sa vie jusqu'à maintenant. Il vivait la plupart du temps enfermé à Buenos Aires, et bien qu’il aimât ce lieu, il lui devenait chaque jour plus insupportable. Il frappa à nouveau la canette, qui s’élança joyeusement sur vingt mètres. Elle buta contre le talon d’une jeune femme, qui baissa les yeux vers l’objet, l’air étonnée. Nathaniel passa derrière elle sans la regarder, plongé dans ses pensées. La demoiselle se baissa, récupéra la boîte de fer, et la lança adroitement sur le jeune homme, qui lâcha un cri de douleur contenue et de surprise. En se frottant l’arrière du crâne, il se retourna vers la coupable, qui lui sourit. Et le jeune argentin regarda cette fille qui avait eu l’audace de lui lancer un projectile, à lui. Et puis il sut qu’il l’aimerait toute sa vie.
Elle s’appelait Nastya, avait de profonds yeux bleus, une chevelure blonde, quasiment blanche, elle était maigre, elle était Russe. La mère de Nathaniel cracha à la face de son fils qu’elle le renierait totalement si il osait se marier avec « La Chose », ce qu’il s’empressa de faire, a à peine 20 ans. Son père resta silencieux, mais le jeune homme pu lire qu’il approuvait cette union. Il aimait Nastya, et même si elle était d’un statut social inférieur au sien, il s’en fichait, comme il se fichait de l’avis de sa mère. Il ne cessait de lui répéter qu’il l’aimait, qu’il n’aimait qu’elle, juste elle, pour toujours. Il bondit de joie quand elle lui annonça qu’elle attendait un « événement heureux », et encore plus le jour où leur petite Pénélopie vit le jour, un neuf janvier 1993, dans un hôpital de Londres.. Il avait 22 ans, et pensait avoir la vie devant lui, toute la vie, avec son épouse et sa fille chérie. Devenu professeur de littérature, il passait le plus clair de son temps libre avec Pippa, et un peu moins qu’avant avec Nastya. Elle devint rapidement agressive envers sa fille, et fini même par l’ignorer. Nathaniel se décida à combler le manque affectif que ressentait Pippa à cause de l’abandon de sa mère, et fini par démissionner de son poste pour être avec sa petite fille, qui avait alors 2 ans. On aurait pu croire qu’il était amoureux d’elle, et on n’aurait pas été loin de la vérité.
Finalement, Pippa se retrouva en tête à tête avec sa mère le lendemain de ses 3 ans. Nathaniel décéda d’une mauvaise grippe mal soignée à l’âge de 25 ans, lors d’un déplacement en Écosse. A partir de là, la vie de Pippa devint un enfer terrible. La folie de sa mère se révéla au grand jour, et il leur devint rapidement impossible de continuer de vivre à Buenos Aires. Les grands-parents de Pippa les firent venir chez eux, dans leur manoir de Rosario, où Nastya fut enfermée dans une aile reculée du château. Annabella et James élevèrent eux-mêmes la petite fille, mais ne cessaient de lui reprocher de ne pas ressembler suffisamment à son père, d’être plus proche de cette « folle de Nastya », cette « chose » qui avait ensorcelé leur fils. L’avis de James avait visiblement changé, et cela n’annonçait rien de bon pour Pippa. Souvent réprimandée par ses grands-parents, la petite fille devint rapidement quelqu’un de renfermé, de silencieux, qui ne jouait jamais avec les autres enfants à l’école. Une des institutrices prit un jour pitié de l’enfant, et elle réussit à se lier avec Pippa, qui ne tardait pas à l’appeler son « amie ». James et Annabella grondèrent Pippa, lui interdirent de voir cette femme qui osait s’immiscer dans leur vie, mais la petite n’en fit qu’à sa tête, et l’institutrice fut bientôt renvoyée de son poste, et mutée plus au Nord du pays. Les Loz Vénérèz avaient fait pression sur le directeur de l’école où était scolarisée leur petite-fille, le convaincant que la jeune femme avait de mauvaises pensées vis-à-vis de Pippa. C’est ainsi que la seule amie de Pénélopie Loz Vénérèz quitta sa vie.
Plusieurs années passèrent. Pippa grandit, James et Annabella vieillirent, et Nastya devint de plus en plus folle, ne cessait d’appeler son défunt mari, hurlant qu’il n’aimait qu’elle, que c’était elle qu’il fallait regarder, et pas cette petite chose répugnante que tous ne cessaient d’entourer de leurs attentions. Elle criait que c’était grâce à elle si Pippa était là, qu’il fallait la remercier, s’incliner devant elle, devant sa magnificence, la vénérer toujours. Une fois par mois, Pippa était envoyée dans les appartements de sa mère durant une semaine, et en revenait toujours couverte de bleus, d’égratignures. Personne ne savait vraiment ce qui se passait durant cette semaine, et on avait beau demander à Pippa ce que lui faisait sa mère, la jeune fille, qui venait de fêter ses 13 ans, gardait le silence. Deux clans se distinguaient maintenant dans le manoir, le clan de « Madame Nastya », il ne s’agissait que de domestiques attachés à son service depuis son arrivée dans le manoir. Le reste de la domesticité devait servir fidèlement le reste de la famille. Et entre les servantes, la haine entre les clans se faisait cruellement sentir. Ainsi, quand une domestique de Mme Annabella demandait à une domestique de « Madame Nastya » ce qui se passait quand Pippa passait quelques jours chez sa mère, celle-ci répondait que sa maîtresse ne faisait rien à sa fille, que c’était elle qui se mutilait pour ensuite faire croire que sa propre mère était une créature immonde. Mais personne n’y croyait. Pippa était même rentrée une fois le bras cassé, et souffrant le martyr, sa mère n’ayant pas jugé bon de la conduire chez un médecin.
L’adolescence succéda à l’enfance, et Pippa ne cessait d’imiter son père dans son comportement. Elle essayait d’être irréprochable, polie mais jamais trop expansive, sympathique sans jamais s’attacher vraiment trop. Elle devint distance, comme en marge de la société, sans vraiment s’apercevoir de ce qui se passait autour d’elle. Elle grandit sans qu’on s’en aperçoive vraiment, et puis un jour, elle décida de partir, elle voulait faire quelque chose de sa vie, de ses dix doigt, tiré un trait sur son passé de folie et de tristesse, oublié les 19 dernières années, balayé et recommencer sur des bases propres, s’inventer une nouvelle identité, un nouveau passé, des parents vivants et aimants, pas ces deux vieilles personnes qui finiraient un jour par mourir et la laisser aux mains meurtrières de sa folle de mère, dont l’obsession était de lui faire le plus de mal possible. Elle quitta donc Rosario, où elle avait vécu 15 années, sa valise à bout de bras, et se retrouva sans trop s’en apercevoir à Cambridge, puis à l’appartement que ses grands-parents avaient conservés. Elle s’y installa, et écrivit à ses grands-parents qu’elle désirait s’inscrire à l’université, faire de la photographie, qu’elle avait besoin qu’ils financent les études. La réponse lui parvint, positif, et elle se haïe d’avoir pu leur demander. Elle avait quitté cet enfer pour finalement y rester enchaînée à Cambridge.