Mon histoire pourrait bel et bien débuter par des mots qui incitent au rêve. Il était une fois, sur une terre ancestrale regorgeant de mystères et de trésors enfouis… Car c’est ce qu’évoque l’Egypte : des dunes ensablées à perte de vue, des pyramides résistant au temps, une porte entre le présent et les rumeurs des rites passés. Mais trêve de belles phrases. Je ne suis pas une princesse, bien que je porte le nom de la dernière impératrice qu’ait reconnue mon peuple : Farah Pahlavi. Ce n’est donc pas un héritage ; plutôt un hommage, puisque mes ancêtres ont fidèlement servi le Shah jusqu'à la Révolution Iranienne de 79. Mon grand-père était un proche du Shah et avait longtemps été membre des forces armées ; durant les dernières années du régime, il avait été nommé Directeur de la SAVAK puis chef de l'Inspection Impériale. D'un naturel dur et inflexible, il s'était appliqué tout au long de son service à mener les répressions d'une main de maître, à anéantir toute tentative de conspiration et toute manifestation d'opposition, notamment politique. Peu surprenant, alors, que les révolutionnaires aient fait de lui l'une de leurs cibles principales, et qu'il ait été contraint de fuir le pays en même temps que la famille royale renversée. De nos origines perses, je n'ai hérité que de souvenirs. Ma famille s’est enfuie en Egypte, au Caire, où mourut l'Empereur. Ma mère était âgée de tout juste 10 ans. Ils ont posé bagages et tenté de se fondre dans le décor, de se faire oublier - ouvertement du moins. Avec succès, bien que mon grand-père ait gardé ses relations haut placées pour s'assurer protection et train de vie à la hauteur de ses habitudes. Une décennie plus tard, celui qui deviendrait mon père s'incrustait dans le tableau : un ricain qui se disait archéologue. En réalité, il était plutôt pilleur de tombeaux ; entre lui uniquement appâté par le gain et ma mère très attachée aux vieilleries poussiéreuses, le courant n’est pas du tout passé, c’était même tout le contraire : volcanique. Alors allez savoir comment ils en sont venus à forniquer derrière les étals au bout de quelques jours ! Mes grands-parents, furieux, ont exigé un mariage, et grand bien leur en prit puisque quelques mois plus tard le ventre de ma chère mère s’arrondissait. Enfin… « grand bien », c’est tout de même beaucoup dire. Elle avait rêvé mieux qu’un bon à rien en guise d’époux, ma mère. Un roublard plus précisément : il endossait toutes sortes de rôles pour extorquer de l’argent aux autres. Magicien pour passer le temps, chauffeur de taxi professionnel des longs détours parfois, organisateur de paris le soir ou bookmaker pour la pègre, pickpocket à ses heures et surtout, au quotidien, mécanicien. Vous serez sûrement peu surpris si je vous dis qu'il déteste la routine, hm ? Son garage était un lieu d'organisation et d'échanges, mais surtout un bon moyen de dépouiller les novices : il était comme ces pseudo-analyses qui s’imposent sur votre écran et vous décèlent 36 000 menaces à traiter d’urgence dans le seul but de vous faire débourser. En l'apprenant, mon grand-père nous a retiré tout son soutien financier, affirmant qu'il ne donnerait pas un sou tant que ma mère ne se serait pas débarrassée de son bon à rien de mari.
J’étais très jeune quand on a quitté l’Egypte pour retourner là d’où il venait, dans le Massachusetts. Aujourd’hui encore, pourtant, mon anglais garde les traces d’un accent étranger, que les adeptes d’exotisme disent envoûtant et les puristes, atroce. J’ai tenu un volant avant de savoir marcher. Vraiment. Tout simplement parce que mon paternel ne pouvait pas se contenter de faire les cents pas en me chantant une berceuse, non : il préférait s’installer dans sa voiture et rouler, rouler sans but, droit vers l’horizon, en me faisant sauter sur ses genoux. Irresponsable ? Ah, pas qu’un peu ! Il s’est chargé de faire mon « éducation » dans le domaine, au grand damne de ma mère, si bien que je savais forcer une portière à 7 ans. A 11, il m’apprenait à démarrer sans clé, et un an plus tard il se mettait en tête de me faire commencer à conduire. Mais le garage a fini par attirer les soupçons, et il a fallu le fermer précipitamment pour éviter les représailles. Ma mère travaillait dans un pressing très bien coté, qui a donné à son cher et tendre l’idée de ses prochains coups montés. Oh, vous soupçonnez ce qui vient ? Bingo. Elle a trouvé un soir une invitation oubliée dans un costume, et il l’a convaincue de s’y rendre avec lui. Vêtus de tenues empruntées dans les locaux où elle travaillait. Les opportunités étaient nombreuses – se faire un réseau de connaissances issues d’un tout autre monde que celui dans lequel on évoluait, dérober quelques objets ou bijoux de valeurs et j’en passe.
Du point de vue scolaire, j’étais très moyenne. Je détestais rester coincée dans une salle de classe, à m’en sentir claustrophobe ; les méthodes de travail m’ennuyaient, et puis je peinais à me concentrer plus de quelques heures, trop habituée à vagabonder à ma guise, du cambouis plein les mains. Alors pour me sentir moins mal à l’aise, je crayonnais sur toutes les surfaces à ma portée. Des caricatures principalement, qui répondaient moqueusement aux regards critiques que posaient sur moi les professeurs. Cet équilibre n’a duré que jusqu’à l’année de mes 12 ans. J’avais l’habitude des pétages de plomb parentaux, c’était la façon dont leur couple s’exprimait. Mais j’ai fini par comprendre que ce n’étaient pas des disputes comme on en voit trop, basées sur des raisons banales. L’oubli des courses ou un repas brûlé, par exemple. Ou encore, plus spécifiquement à ma famille, la tragédie qui nous pesait sur le cœur depuis 20 ans : la mort de ma petite sœur à la naissance.
C’était un après-midi comme un autre, à la différence près que l’absence d’un professeur m’avait permis de m’échapper plus tôt que prévu. Je comptais rentrer me débarrasser de mon uniforme encombrant, puis filer en ville… sauf qu’un bruit m’a attirée dans le garage. Une sorte de… gémissement ? Quand j’ai jeté un œil par la porte du fond, laissée entrouverte, j’ai vu mon père agresser un type. Un parieur incapable de payer ses dettes ? C’était assez fréquent. Mais il y avait quelque chose de dérangeant dans cette scène que je percevais à peine dans la pénombre environnante. Alors j’ai allumé la lumière.
Je me souviens encore du sursaut des protagonistes pris en faute, de leur maladresse alors qu’ils se rhabillaient précipitamment ; je suis restée figée quelques secondes avant de me mettre à hurler en pressant mes paumes sur mes paupières, comme si le geste suffirait à effacer de ma rétine et de mes souvenirs la vision de mon géniteur en train de copuler avec un autre homme. Et devinez qui m’a calmée ? L’intrus – en me vidant un sceau d’eau sur la tête ! La seconde d’après je lui sautais dessus, bien décidée à l’étriper, et ma mère alertée par le grabuge attaquait mon père de la même façon une fraction de secondes plus tard. Et puis la tempête s’est plus ou moins calmée, on s’est retrouvés… tous amochés autour de la table, pour régler cette affaire « à l’amiable ». L’inconnu faisait sa diva en s’offusquant de l’état de son précieux visage, ma mère semblait bouleversée, furieuse mais aussi nerveuse, et mon père tentait de calmer le jeu… il m’a fallu un moment pour me rendre compte que ce type engoncé dans un costar étrangement excentrique ne m’était pas vraiment inconnu. J’avais déjà vu ce visage, sur le papier glacé de quelques magazines de mode. Mannequin ? Oh non, non. Pire que ça. Un monstre médiatique : un Grand Couturier. Le directeur artistique de Fendi et de deux autres célèbres maisons de haute couture, comme il ne s’est pas retenu de nous le faire remarquer avec ses airs pompeux de designer italien. Mes parents l’avaient rencontré à l’une des cérémonies auxquelles ils s’étaient invités au cour des derniers mois, mais ma mère ne s’était clairement pas attendue à ce qu’il les ait abordés avec des arrières pensées… toujours est-il qu’il avait eu une aventure avec mon père, aventure à laquelle ils avaient mis un terme quand l’épouse trahie avait commencé à comprendre. Elle avait préféré fermer les yeux et faire comme si elle n’en savait rien, et voilà que cette sordide affaire lui éclatait au visage, ruinant tous ses espoirs de nier l’évidence.
Papa est parti. La dépression dans laquelle ma mère s’est retrouvée plongée par la suite m’a poussée à faire de mon mieux pour la rendre un tant soit peu heureuse – mais je n’y arrivais pas. On se disputait en permanence, je ne pouvais que m’opposer à ses exigences qui me paraissaient toujours insensées, et notre quotidien houleux ne cessait d’aggraver son mental instable. Alors, pour me racheter, j’étudiais comme jamais auparavant ; d’arrache-pied, dans l’espoir que mes résultats rattrapent le reste. Mais si j’avais cru que le ciel s’était déjà écroulé sur nous, j’étais loin du compte. Deux mots : 2004, hécatombe. Pour la petite note d’histoire, la Cour suprême a pris la décision de légaliser le mariage homosexuel. Autant dire que mon père a été l’un des premiers à en profiter… et que la crise qu’a fait ma mère a été monstrueuse. Ajoutez à ça les « amies » bien intentionnées qui se sont invitées pour faire enfler l’affaire à coup de commentaires acérés, de critiques de mon « ignoble » père, qui semblait pourtant « si viril » avant de « mal tourner ». Et il y en avait d’autres pour se glisser derrière elle, me prendre par les épaules et me faire remarquer que c’était tout de même une « chance inespérée », que je pourrais peut-être « profiter du succès de mon nouveau beau-père » – ce ne serait que justice puisqu’il avait « ruiné notre famille si respectable ». Bien sûr, j’étais invitée avec insistance à « faire les présentations », comment refuser un si ridicule petit service à des amies aussi attentionnées, après tout ? Je me serais débarrassée de ces hyènes hypocrites et opportunistes si elles n’avaient pas été une aubaine : je me suis appliquée à leur distribuer le numéro privé et l'adresse personne de l'Enflure de mon existence.
J’en voulais à mon père et à son jule. Le fait que les journaux se mettent à s’ingérer régulièrement dans notre vie privée n’a rien arrangé à la dégradation de notre relation, et j’en ai fait les frais quelques temps, incapable de trouver sur quel pied danser. La fêtarde, l'irrésistible séductrice, la briseuse de cœurs, les potins se multipliaient tandis qu'un rien prenait une ampleur monstrueuse : que je tire un joint et les tabloïds me décrivaient comme une véritable junkie tout le reste de la semaine, que je fasse un malaise et on me supposait enceinte, que j'aie le malheur d'assister à une fête et on traquait mes faits et gestes. Bien sûr, les liens de ma famille avec l'ancien Shah iranien sont ressortis, et on a même eu droit à des attaques d'enragés tout droits venus de notre terre d'origine. On m'a recommandé de me tenir à carreau le temps que l’intérêt se tasse, une vraie vie de prisonnière sous surveillance ; mais je n'y arrivais pas. Heureusement, mon grand-père maternel a choisi ce moment pour refaire surface : il m'a envoyé un billet pour l'Egypte et a exigé que je me rende auprès de lui. Etrange comme cet homme sévère pouvait être papi gâteau, j'ai passé de très bons moments à ses côtés et eu la surprise, par la suite, d'apprendre que j'étais la seule héritière de son testament. Le fruit de dizaines d'années de service à la tête du gouvernement iranien, d'alliances avec les gouvernements américain, russe et chinois, viendrait enfler mon compte en banque à sa mort. A mon retour en Amérique je me sentais étrange, mais pas différente... et la guerre contre ma famille a repris comme si de rien n'était. Je me suis appliquée à retourner les buzz contre mes trois « parents », sous forme de déclarations scandaleuses à la presse. « Mon beau-père ? Je ne vois pas... Ah ! Vous parlez de l'enflure, l'infâme momie frigide déséquilibrée, anémique et à la chair flasque qui marche devant moi ? » ou encore, « Ils se sont bien trouvés, un trio parfait. Le bellâtre grisonnant, le cul à enfiler et la désespérée, les subir au quotidien n’est pas une mince affaire. » Inutile de dire que l’équipe de beau-papa mettait un point d’honneur à filtrer mes commentaires ; si bien qu'on me voyait plus souvent afficher un sourire figé, derrière mes lunettes noires, qu’à proximité d’un quelconque micro.
Et puis j’ai réussi à présenter un dossier dont le niveau m’a ouvert les portes d’Harvard, gracieusement offert par l’Intrus, dans une énième tentative de m’adoucir. Ma plus grande réussite.