Hanns mon chaton, n'oublie pas ta prière avant de te coucher.
Il sont fiers et confiants, déjà. Leur fiston sera grand homme ou ne sera pas. C'est écrit. Le petit Hanns pousse aimé, adulé, dans l'ombre délicate de sa destinée. Tout lui est passé. De toute façon, chacune de ses erreurs le poussera vers une réussite supérieure, son entourage en est persuadé. Qu'il s'ébouillante et ruine le tapis en versant le thé, aucun problème. Il apprendra. Qu'il remporte le prix junior d'une compétition de karaté ? Loué soit Dieu pour l'avoir décidé. Dans la famille Boehm, valeurs traditionnelles et religions se mélangent dans un micmac de bourgeoisie exacerbée. Un père allemand à la fierté inébranlable et une mère couveuse se veulent l'union parfaite d'un monde édulcoré. Le fruit de leur amour ne pourra être qu'exceptionnel.
Une douce illusion que même le diagnostic de son hyperactivité ne parvient pas à faire tanguer. Hanns apprend trop rapidement, vibre de milles envies qu'il écope en activités multiples. Son sens de la littérature lui vaut un parcours scolaire brillant, un surnom qu'il arbore fièrement : Goethe. Il dispose d'un zèle de jeune premier qui séduit ses aînés, exaspère ses camarades. Son avidité de découverte est sans fin, et il l'assouvit sagement entre les oeillères familiales. Il obtient tout beaucoup trop jeune, vit un succès bien trop irréprochable, intègre l'une des filières les plus prisées d'Harvard. Et personne sinon lui n'y trouve quoi que se soit à y redire.
Car socialement, c'est une catastrophe. Si Goethe peut rédiger de parfaits pamphlets et autres articles en une seule nuit, il ne sait aligner deux mots face à un étranger. Ses oraux se déroulent sous les oeillades admiratives du jury, mais dans la sphère de l'intimité, il tient le discours maladroit d'un enfant trop timide. Il a été grisé, et souffre désormais d'une gueule de bois monumentale. À vivre de ses désirs personnels, il en a oublié de tisser des relations. L'absurde dose de responsabilité qui lui incombe, la réussite sempiternelle, la sourde frustration de se voir attribuer du mérite pour des actions qui lui paraissent désormais futiles l'étouffent lentement. À vingt-cinq ans à peine, il a les cernes d'un jeune père et le dos courbé d'un centenaire blasé. Il se voit décrépir dans une vie qui n'est pas tout à fait la sienne et préférerait rencontrer ne serait-ce q'un échec, un vrai. Quelque chose qui le ruinerait, le débarrasserait des attentes de l'univers, un bug dans sa matrice trop parfaite. Quelque chose qui justifierait ses envies de tout envoyer balader et de vivre, enfin.
Vous étourdissez mon coeur de milles… Non. D'une tempête. Une jolie tempête d'automne. Avec les feuilles qui tombent.
Ça fera seize dollars trente-huit, monsieur.
Voudriez-vous m'épouser ?
Seize. Trente-huit.
Goethe tombe amoureux comme on dévale des escaliers. C'est une douce descente aux Enfers, une condamnation rapide et indolore. Il y a ce lyrisme qui tournoie dans sa cervelle, lui donnant soudainement envie de déclamer l'émoi que lui provoque la vue de cette douce enfant titubant dans le couchant. Des sentiments indescriptibles s'emmêlent en son sein, écorchent son coeur en tonnant leur désir d'être partagés. La majeure partie du temps, Goethe les fait taire d'un pincement des lèvres et s'éloigne discrètement de cette prostituée trop alcoolisée. Mais de temps à autre, il n'a d'autres choix que de laisser libre cours à sa nature première. Goethe est un grand romantique. Des futilités telles que l'âge ou les valeurs sociales disparaissent rapidement lorsque l'on ne peut s'empêcher de voir la beauté dans une bouche de caniveau vomissant un égout brunâtre. Aussi Goethe se déclare-t-il à n'importe qui. N'importe où, n'importe quand. À cette Cabot assise devant lui en économie avancée ou à la tante de celle-ci, à la caissière du supermarché du coin et à l'épouse du professeur d'actualité internationale. Malheureusement pour ses instincts de grand écrivain, c'est la langue d'un pécore qui trône dans sa bouche. Les belles tournures et les sublimes répliques qui couvent en son crâne ne parviennent jamais à faire leur chemin tout à fait jusqu'au bord de ses lèvres. Il y a comme une chimie dégueulasse qui s'opère, tout se mélange quelque part entre sa trachée et sa glotte et un voile visqueux se pose sur ses mots. Tout ce qu'il parvient à émettre devient, de poésie lyrique enflammée, de sombres balbutiements au vocabulaire d'un gamin de huit ans. Il ne renonce pas, et son assurance ne flanchera jamais. Un jour, il y parviendra. Les mots sortiront comme il les a pensé, et pas seulement sur le papier. C'est pourquoi il n'abandonne pas, et persiste à laisser libre cours à son caractère profond en attendant impatiemment la victoire de celui-ci sur sa maladresse maladive. Goethe tombe amoureux de tout. D'elle, de lui, et surtout de vous. Il ne lui reste plus qu'à l'exprimer comme il faut.
BORDEL LÂCHE-MOI SALE RAT.
Hannah, frapper un officier n'est pas la meilleure stratégie à adopter là maintenant.
TA GUEULE. IL M'A TOUCHÉE LE CON. J'VAIS LUI ENCASTRER SA MATRAQUE SI PROFOND QU-
Je viens de payer ta caution, Hannah.
Goethe aurait voulu lui dire. Lui expliquer qu'il les avait lues, les versions de son histoire. Qu'il n'y aurait pas de jolie fin pour elle. Faust était sa malédiction. Ce n'était pas son personnage, il n'était pas un auteur, même si parfois il aurait préféré. Ç'aurait été tellement plus simple, de faire appel aux simili-destins qui leur étaient attribués. Il aurait pu la faire taire, il aurait pu faire mine d'avoir de l'autorité, juste assez longtemps pour la prendre sous son aile et mieux la guider. Il aurait pu lui dire je t'ai créée, je suis désolé.
Mais Faust n'était pas sienne. Faust était une légende, une histoire plus âgée que la sienne, une nana un peu paumée qui s'était écrasée dans sa vie avec le fracas d'un accident de la route. C'était aussi un fardeau qui pesait sur sa vie comme une épée de Damoclès à moitié tombée. Elle atterrissait souvent au commissariat. C'était pour des coups reçus, pour des coups donnés, pour de la drogue au fond de ses poches trouées. Elle n'avait jamais sombré bien longtemps, mais son casier était déjà bien rempli. Goethe le savait, qu'elle était dans la mouise. Que c'était une de ces raclures qui s'appliquaient à pourrir des vies, surtout les leurs, et que personne ne croyait plus en elle depuis longtemps. Il en avait parfaitement conscience, qu'elle dealait. Faust devenait même de plus en plus importante dans le milieu, mais il ne pouvait se résigner à s'y confronter pour de vrai. Il s'y était attaché, à ses airs de sauvageonne effarouchée, à ses poings serrés qui frappaient bruyamment le vide. Il aurait voulu lui dire, à Faust. L'asseoir quelque part au calme et lui raconter ce qu'il se passait, ce qui l'attendait. Lui expliquer que la destinée dont elle ne voulait pas, les contrats de la société qu'elle se refusait à signer, les papiers qu'elle fuyait, c'était pas ça son piège. Il aurait bien voulu qu'elle comprenne que son âme, elle l'avait déjà vendue sans avoir à apposer son sang où que ce soit et que le démon qu'elle voyait partout la tenait déjà sous sa coupe. Mais Faust ne l'écoutait pas. Faust le haïssait, Faust n'hésitait pas à le lui gueuler. Alors il se contentait de la ramasser au commissariat, de l'éloigner des squats moisis et des gars pourris, de la coucher dans un vrai lit quand il pouvait. Et Hanns regardait Hannah courir sous la pluie en direction de ses seringues crasseuses en essuyant le molard qu'elle lui avait craché à la joue, et il ne faisait rien de concret pour l'arrêter.