Je n’ai jamais été quelqu’un d’exceptionnel –et je ne le serais probablement jamais. Aîné d’une fratrie de trois enfants, j’ai grandi dans une famille simple et modeste. Des parents aimants, disponibles et prêts à tout pour faire le bonheur de leurs progénitures. Deux petites sœurs, des jumelles épouvantables, qui passaient leur temps à me torturer lorsque nous étions enfants. Deux petits anges, néanmoins, auxquels je suis très attaché. Julia et Cassidy, mes plus beaux trésors. Que dire de plus ? Mon enfance a été formidable. J’ai eu tout ce dont j’avais besoin, peut-être même plus. Mes parents se saignaient aux quatre veines pour répondre à nos demandes. Natation, football, cours de guitare, de dessins, sorties au musée, voyages à l’étrangers –tout était bon à prendre, mais nous n’en avions jamais assez. Nous, exigeantes petites créatures, inconscientes de la chance qui leur était donnée, passions la majeure partie de notre temps à quémander, nous plaignant du moindre refus que nos parents osaient nous opposer. A l’époque, une bonne paire de baffes nous auraient fait le plus grand bien, mais nos parents étaient trop tendres pour s’y résoudre. Fort heureusement pour eux, nous avons fini par changer, pour le meilleur –je vous rassure. Si je vous dis que je n’aime pas trop parler de moi, vous me croyez ? Je n’ai jamais été très à l’aise avec ça. Peut-être que si j’étais un peu plus égocentrique, ça passerait tout seul, mais me présenter n’est pas une étape que j’apprécie. Mais vous ne me laissez pas vraiment le choix, n’est-ce pas ? Très bien… Remontons le temps, ensemble, et penchons-nous sur les événements les plus marquants de mon existence.
O2 juillet 199O – Jour de ma naissance.
Il n’y a pas grand-chose à en dire. Mes parents ont eu beaucoup de mal à m’avoir. Longtemps, ils se sont crus stériles, à tort, car ils ont ensuite eu trois beaux enfants. Ce jour-là, ma mère a passé 14 longues heures en salle de travail. A croire que j’étais déjà voué à un destin d’emmerdeur, aussi petit que je sois.
14 novembre 1993 – Naissance des jumelles.
C’est par un matin pluvieux que les diablesses ont décidé de pointer le bout de leur nez. Ma première réaction ? « Elles sont vraiment moches, maman ! On est vraiment obligé de les ramener à la maison ? » Ma mère a éclaté de rire en pensant que je plaisantais, mais j’étais très sérieux. Les nouveau-nés ne sont pas toujours beaux à voir. Fripées et pleurnicheuses, mes petites sœurs avaient même le don de me rebuter. Si j’avais su, à l’époque, qu’elles allaient être aussi casse-pied, je me serais sans doute débrouillé pour qu’elles restent à l’hôpital. Je plaisante, je les adore. Peut-être pas quand elles se liguent contre moi, mais sinon elles sont adorables.
21 Septembre 1994 – Le jour où j’ai rencontré Keyla.
Je m'en souviens, parce que c'était l'anniversaire de maman. Ses parents étaient amis avec les miens et nous étions voisins. J’en garde peu de souvenirs (car nous étions très jeunes) mais il parait que minots, nous étions tout bonnement inséparables. Quand Keyla et sa mère rentraient chez elle, je me mettais à hurler. Le temps ? Il n’a fait que renforcer notre amitié ! Keyla et moi avons toujours été très proches. Amoureux d’elle depuis toujours, j’ai d’abord essayé de refouler mes sentiments, de peur que ça ne gâche notre amitié. Puis, j’ai été contraint de tout lui avouer. Je voulais absolument qu’elle sache quels étaient mes sentiments pour elle avant de la quitter.
2OO9 – L’année où ma vie a basculé.
Il y a des choses qui arrivent sans qu’on ne les ait préméditées, des événements qui bouleversent votre vie à tout jamais. Il y a des tuiles qui vous tombent dessus alors que vous n’aviez rien demandé. Jusqu’à cette fameuse soirée d’avril, je menais une vie au summum de la banalité. Comme n’importe quel garçon de mon âge, j’allais en cours, j’étudiais (parfois plus que de raison) pour obtenir la bourse qui me permettrait de rejoindre les bancs de l’université de mes rêves. Doué en dessin et passionné par la conception de monuments, je rêvais de devenir architecte. Comme tous les mecs de mon âge, je faisais la fête et m’enivrais. Même si mes proches n’approuvaient pas, je ne crachais pas sur un petit joint de temps à autre. Raide dingue de ma meilleure amie et incroyablement fier de sa réussite, je l’accompagnais à chacune de ses compétitions de tennis. Tout était parfait dans le meilleur des mondes. Et puis, j’ai été témoin d’une scène à laquelle je n’aurais pas dû assister. Vous connaissez l’expression : être au mauvais endroit, au mauvais moment, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est exactement ce qui s’est passé. Même si ça commence à dater, je ne pourrais jamais oublier cette soirée. Il m’arrive même encore d’en cauchemarder.
Il était environ 23 h 3O et dehors, la pluie tombait à torrent. Je venais de quitter mon groupe d’amis, épuisé par le week-end incroyable que nous venions de passer. Pressé de retrouver la chaleur du foyer familial, j’ai décidé d’emprunter un raccourci. Le dit chemin longeant les quartiers à risques de la ville, je me suis efforcé d’être le plus discret possible. Tête baissée et capuche sur la tête, je marchais à vive allure, impatient de quitter cet endroit inquiétant. Je me souviens avoir pensé qu’en dix minutes à peine, je serais à la maison. Mauvais calcul. Je me souviens encore des supplications de ce pauvre homme et du coup de feu qui a suivi. Je revoie l’assassin se tourner vers moi, nos regards se croisant en l’espace d’une microseconde. Je ne l’ai pas quitté des yeux jusqu’à ce que mon cerveau ne m’intime l’ordre de courir. Ce laps de temps, pourtant très court, m’a semblé durer une éternité. Ensuite ? J’ai tout bêtement pris mes jambes à mon cou. Des sirènes de police raisonnaient déjà dans la ruelle voisine. Le coup de feu avait alerté des voisins qui, j’imagine, s’étaient empressé de téléphoner aux autorités qualifiées. J’ai couru sans m’arrêter, prenant à peine le temps de reprendre mon souffle tant j’étais paniqué à l’idée qu’on ne m’ait suivi. Une fois arrivé chez moi, je suis monté m’enfermer dans ma chambre. Si mes souvenirs sont bons, je me suis coupé du monde pendant plusieurs jours. Je ne voulais parler à personne, j’étais incapable d’avaler quoi que ce soit. Caché sous la couette, sans mot dire, j’avais comme l’impression d’être en dehors des réalités. Mon psychologue dira plus tard qu’il s’agissait d’un état de choc post-traumatique, conséquence directe et courante chez un patient ayant assisté à une scène violente. Enfoiré ! Savent-ils seulement de quoi ils parlent ? Toujours est-il que cette histoire a bouleversé ma vie.
Une fois le voile sur l’affaire levé, j’ai été contraint de témoigner. Les policiers m’ont alors appris que les meurtriers en question faisaient partie d’un des gangs les plus dangereux de Chicago. Etant donné que j’étais le seul et unique témoin oculaire de l’affaire, les autorités ont décidé de me placer sous protection judiciaire. Conscients que ça ne suffirait pas, ils ont ensuite décidé de me faire intégrer le programme de protection des témoins. Deux minutes cinquante-trois, c’est le temps que le lieutenant en charge de l’affaire a mis pour m’annoncer que pour le reste du monde : j’étais mort. Je me souviens avoir éclaté de rire. Tic nerveux. « Je vous conseille de régler vos affaires et de profiter de cette dernière soirée, car demain à cette heure-ci, Caleb Mulligan n’existera plus. » Vous imaginez ce que j’ai pu ressentir ? Apprendre que l’on va devoir quitter sa famille, ses amis, ses habitudes et surtout celle qu’on aime est quelque chose d’extrêmement difficile. Mais les faire souffrir en leur faisant croire qu’on est mort, c’est insupportable. Même si on ne m’a pas laissé le choix, je ne me pardonnerai jamais de leur avoir infligé ça. Rien que le fait d’imaginer qu’ils ont souffert par ma faute, ça me rend malade. Mais le plus éprouvant, sans doute, furent mes adieux avec Keyla.
Dire « je t’aime » ne m’a jamais paru aussi douloureux que le soir où je lui ai avoué mes sentiments. Je me souviens avoir posé mes lèvres sur les siennes en espérant que ce souvenir m’aiderait à tenir. Je me souviens avoir fait durer ce baiser comme si ma vie en dépendait. Dans une certaine mesure, n’était-ce pas le cas ? Quand je me suis enfin détaché d’elle et que j’ai croisé son regard perdu, j’ai su que j’étais sur le point de commettre la plus grosse erreur de toute ma vie –mais c’était trop tard pour revenir en arrière, la machine était déjà en route. « Il… Il faut que j’y aille. On se voit demain » sont les derniers mots que je lui ai dit avant de l’embrasser sur le front et de quitter sa chambre d’hôtel. Lorsqu’elle a refermé la porte, des larmes ont coulé sur mes joues, car contrairement à elle, je savais que c’était la dernière fois qu’on se voyait. Croyez-le ou non, mais c’est la chose la plus difficile qu’il m’ait été donné de faire dans toute ma chienne de vie.
2OO9 – 2O12 – Mister Nobody.
Pendant trois ans, j’ai vécu sous les traits de Liam Grysom. Que ça me plaise ou non, je suis devenu ce mec sans histoires, originaire de l’Arkansas. Ce type drôle et sympathique que tout le monde appréciait, même s’il semblait un peu bizarre. Que je l’ai désiré ou pas, j’ai dû apprendre à me comporter comme quelqu’un d’autre, à penser comme quelqu’un d’autre, à vivre la vie d’un autre. Je ne vous le cache pas, les premiers mois ont été extrêmement difficiles. Mes proches me manquaient à un point tel que j’ai souvent songé à tout envoyer balader pour retourner à Chicago. Si je n’avais pas eu aussi peur pour ma famille et mes amis, je n’aurais pas hésité une seule seconde. Mais c’était beaucoup trop risqué. Je ne voulais pas les mettre en danger. Souvent, il m'arrivait de penser à Keyla avant de m’endormir. Ses yeux, son rire et le goût de ses lèvres sont les seules et uniques choses qui me maintenaient en vie. Je me levais en caressant l’espoir qu’un jour viendrait où je la retrouverai. Nous pourrions alors vivre pleinement notre relation, cette histoire d’amour tuée dans l’œuf, tous ces beaux moments dont on nous avait privé. Puis, le temps a passé et la vie a repris son cours.
De plus en plus à l’aise dans mon rôle, j’ai fini par cesser de jouer la comédie. Au bout d’un an, j’assumais pleinement mon nouveau personnage, au point d’en oublier celui que j’avais pu être par le passé. L’influence de mes proches, toujours présents dans un coin de mon esprit, se dissipait progressivement au profit de celle de mon nouveau cercle d’amis. Liam prenait le pas sur Caleb qui s’effaçait bien gentiment, conscient qu’il n’avait plus sa place dans ce monde, qu’il aurait déjà dû lâcher prise. Liam a alors débuté des études d’architecture, il a rencontré une fille. Cette relation, qu’il pensait sans lendemain, s’est bientôt mue en une belle histoire d’amour, sincère et passionnée. S’il m’arrivait parfois de songer à Keyla ? Evidemment ! Elle occupait toutes mes pensées, mais Liam s’efforçait de l’ignorer, parce que c’était trop douloureux, parce que cela aurait tout gâché. Cette autre fille s’appelait Kelly et pendant près de deux ans, c’est elle qui l’a maintenu en vie. Même si elle ne remplacerait jamais sa meilleure amie, celui que j’étais à l’époque savait que la présence de Kelly lui était bénéfique. Nous avons fini par nous installer ensemble, faisant de grands projets d’avenir. Un beau futur se profilait devant nus. Amoureux et épanoui, je décidais de tirer un trait sur le passé – même si une partie de moi ne pourrait jamais totalement oublier Caleb Mulligan, Chicago et les personnes formidables qui s’y trouvaient. La vie semblait me sourire à nouveau… Mais vous vous en serez douté, ça n’a pas duré.
Un soir, le téléphone a sonné et ce coup de fil a tout fait basculer. « Allô, Caleb ? Bonsoir, c’est le lieutenant Harris ! Comment allez-vous ? Je voulais juste vous prévenir que le dernier membre du gang vient d’être arrêté ! Vous allez pouvoir reprendre une vie normale ! » Il semblait ravi pour moi. A l’écouter parler, cette nouvelle était fantastique. Well, je n’étais pas du même avis. Ces pourritures avaient été arrêté et alors ? Qu’en était-il de mes projets de mariage et de ma petite-amie ? Qu’allait-il advenir de l’homme que j’étais devenu, de la vie que j’avais eu tant de mal à bâtir ? Que fallait-il faire ? Tout quitter et risquer de traumatiser davantage mes proches ou bien rester auprès de Kelly ? Après avoir longtemps hésité, j’ai décidé d’écarter la solution de facilité. Même si cela allait être difficile, je voulais retrouver ma vie !
Septembre 2O13 – Retour aux sources.
Voilà, vous savez tout. Après avoir longtemps prétendu être quelqu’un d’autre, j’ai finalement décidé d'arrêter de jouer la comédie. Voilà comment je suis arrivé à Harvard. Même si c’était tentant, même si j’étais très attaché à Kelly, je savais que je ne pouvais pas continuer à me cacher derrière Liam. C’était injuste. Pour elle, pour moi et pour toutes ces personnes qui comptaient à mes yeux. Le retour à la réalité a été difficile. Certains de mes proches n'ont pas compris. Mais une fois la pilule passée, ils se sont simplement réjouis de m’avoir retrouvé. Keyla ? Je n’ai pas encore trouvé la force de l'affronter. J’appréhende réellement sa réaction. Si j’ai encore des sentiments pour elle ? Oui. Vous savez, même si c’était sérieux avec Kelly, ma meilleure amie détiendra toujours la place la plus importante dans mon cœur –et cette histoire que nous n’avons pas eu l’occasion de vivre, restera à jamais mon plus grand regret.