L’année recommençait doucement, l’automne bientôt viendrait recouvrir l’été pour amener l’hiver et préparer une terre vierge afin de démarrer un nouvel an. La rousse avait passé tout son mois d’août en Italie mais à sa rentrée à Cambridge, elle n’avait pas chômé. Quelques amis d’un club de théâtre de la ville avaient participé à un projet de spectacle et la première représentation se passait évidemment à Cambridge, ville de naissance de l’idée. Charlie avait assisté aux répétitions, avait parfois donné son avis, voire remplacé des comédiens quand certains étaient malades. C’est pour cela qu’en ce moment, elle se tenait dans le Yard, papiers rouges en main. Elle distribuait des tracts pour faire la pub’ de la pièce et attirer du monde. Elle y croyait ferme en ce projet !
Un petit brun marchait, visiblement au rythme d’une musique à la façon dont son corps se balançait. L’Irlandaise eut un petit sourire. Cible parfaite en vue ! Enfermé dans son petit univers musical, Charlie était persuadée que le garçon ne l’avait pas aperçue. Donc, il ne chercherait pas à l’éviter comme 80% des gens. Avec un effet de surprise, c’était dans la poche, il s’arrêterait.
Elle agita le flyer au nez de sa cible et il poussa un cri de surprise… Peut-être un peu énervé aussi, hum ? Plus que de la vexer, Charlie gloussa. Pas super commode le bonhomme hein ! Mais elle comprenait. Aussi douce soit sa méthode, personne n’aimait être dérangé. Écouter de la musique dans la rue, c’était un peu l’avertissement suprême : stop, ne me parlez pas, j’écoute pas, je suis pas là, mon esprit est occupé ailleurs.
« Bonne question ! Un point pour toi, jeune homme. » dit-elle en pointant son doigt vers lui, son énergie animant son sourire, ses yeux pétillant de malice.
« C’est du théâtre. Et attention ! Pas de préjugés ! Tu ne veux pas aller au théâtre parce qu’il faut rester assis deux heures à écouter des types déblatérer des tirades incompréhensibles, parce que tu n’arrives pas à te prendre au jeu à cause de l’environnement qui fait trop faux, parce que t’es toujours mal placé et que tu vois rien, parce que c’est vieux-jeu et ringard ? Et bien ce n’est pas ça, ce théâtre. »Non, Charlie n’avait pas de speech défini. Elle improvisait à chaque personne – mais reprenait des éléments similaires, inévitablement. Là, comme son interlocuteur semblait jeune, elle avait estimé qu’il était peut-être nécessaire de prendre les choses à l’envers. Quand elle était au lycée, hormis les littéraires, le théâtre était plutôt dénigré. Alors elle voulait balayer toutes les idées préconçues et lui donner envie en
« Cette pièce n’est pas comme toutes les autres. C’est du théâtre à la limite du sensoriel. C’est du théâtre qui joue avec tes sens, du théâtre qui bouge, un théâtre qui ne se cantonne pas à l’intérieur. C’est un théâtre qui se déplace et se transforme, un théâtre qui change tous les soirs. Ce théâtre, ce sera toi qui le construira, parce que c’est le public, dans cette pièce, qui dirige le jeu ! Selon tes réactions, la pièce évoluera. Mais les comédiens ne perdent pas la main, et je te promets que tu peux te préparer à des sensations… Fortes. » termina-t-elle, son regard inquisiteur planté dans le sien et son sourire en coin pendu au visage.
Les comédiens avaient une trame, quoiqu’on en pense. Mais certains étaient cachés dans le public, et parfois, quelques-uns ne jouaient pas de la soirée. Ils intervenaient les uns après les autres, quand ils estimaient que c’était le moment. Ils faisaient participer le public avec des exercices de théâtre sensoriel. Ils mélangeaient planification et improvisation. Ce n’était pas une soirée où l’on s’ennuyait. Certains détestaient, parce que c’était trop perturbant pour eux d’être mêlé de la sorte à une pièce. D’autres ressortaient morts de trouille. On en comptait qui se déclaraient enchantés et souhaitaient renouveler l’expérience. Tout dépendait de chacun. Mais personne ne s’y ennuyait.
Elle n’avait pas reconnu le jeune homme en face d’elle. Parce qu’elle était plongée dans son but, parce qu’elle ne pouvait pas s’imaginer voir débarquer son Heathcliff de huit ans, ici, à Cambridge, à Harvard, dans le corps d’un adolescent. Alors elle parlait, sans savoir. Pauvre Lestwood.
« Et… Il y a de la musique, aussi. Avec de vrais musiciens, je veux dire. » ajouta-t-elle pour attirer le garçon au vu du casque sur ses oreilles.
« Tu écoutes quoi ? » lui demanda-t-elle soudain, tout à fait hors sujet.
Charlie et son insatiable curiosité, c’en était presque légendaire.