Kiev. Berceau de la prostitution. Kiev, berceau de ma jeunesse. Kiev, mon amour. J'aurai tant de choses à dire de toi, ma belle capitale. Mon beau pays sous la coupe de l'armée rouge. De ce gouvernement étrange et pourtant rassurant. Une hiérarchie dont la grosse tête reste Gorbatchev. C'est sous ton souffle glacial du vent sibérien que je suis née six mois avant. 18 juin, l'anniversaire de l'appel de De Gaulle à la France pour la résistance. Ca devait être une fête, là-bas ce jour là. Ca fait combien de temps maintenant, cet appel du 18 juin ? Longtemps, mais ca reste dans les moeurs, comme la coalition de l'URSS et de la France à l'époque. Enfin bref, j'suis née, j'étais une crevette.
Les dix premières années de ma vie étaient cool. La paix, pas de maladie, pas de guerre, pas le Kosovo ni la Tchétchénie, mon père, militaire s'entrainait au camp avec ses copains, ma mère regardait la télévision et ses séries nazes avec ses copines et ma grand-mère sénile qui vivait chez nous. Le genre de série qui ressemble aux Feux de l'Amour, mais version russe, imaginez le truc. C'était horrible, vraiment. Puis la guerre a pété, mon père est parti au front et il est jamais revenu. Ma mère me dit toujours qu'il reviendra, mais moi, ca fait longtemps que je n'y crois pas. Que je n'y crois plus. A l'école, j'suis plutôt une bonne élève, passionnée par l'art. Puis vient l'adolescence et le temps des premiers émois.
L'adolescence. La période de ma vie qui a vraiment tout changé. Déjà, j'ai enfin fait comprendre à ma mère que mon père ne reviendrait jamais, qu'il était mort et qu'il fallait qu'elle tourne la page, qu'elle fasse son deuil. C'était assez dur pour elle d'admettre que j'avais raison, mais il fallait qu'elle le sache. Qu'elle arrête d'espérer pour rien. C'est à partir de là que les relations avec ma mère se sont dégradées, que la crise d'adolescence a commencé. La rébéllion totale, j'me suis coupé les cheveux très courts, j'ai commencé à fumer, à boire des bières et ramener des filles chez moi. J'crois que ma mère a très mal vécu que j'sois lesbienne, au point qu'elle m'a envoyée à Paris dans de la famille à elle, soit disant très catholique. Mon cul ouais, c'était presque une maison close.
Paris, ville de l'amour, la Venise française. J'ai seize ans, j'ai quitté l'Ukraine, j'parle pas un mot de français. Great. Ma tante au 3ème degré m'apprends la langue assez rapidement, j'suis plutôt douée, j'perds même mon accent super prononcé. Elle m'apprend l'anglais aussi, les rudiments scolaires quoi, histoire que je sois pas trop perdue en arrivant au lycée, et elle m'a même dit que, si j'étais perdue parfois, je ne devais pas hésiter à demander à un beau mec de m'aider. C'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde, sauf qu'au lieu d'un mec, c'était une fille. Ouais.
Elle était belle, brune aux yeux bleus, très blanche de peau, un peu comme une albinos sans tâches de rousseur et sans les cheveux presque blancs. Elle était studieuse, drôle et cool, gentille et calme, déchaînée comme une tempête et douce comme un verre de vodka. Elle était tout et son contraire, le genre de fille qui te met le cerveau à l'envers et le coeur dans les talons, qui t'rend tellement faible quand elle sourit que tu deviendrais forte pour la voir sourire encore. Et cette fille là, c'était mon premier vrai coup de coeur, un coup de foudre tellement violent que j'ai cru que mon coeur était sorti d'son creux pour courir à côté du sien, c'était tellement puissant que j'aurai presque rien ressenti si j'étais montée sur un arbre un jour d'orage avec une barre en métal. C'était puissant, enragé, fougueux, tumultueux, passionné, passionnel, tout ce que tu veux. Et j'ai réussi à l'avoir, cette fille là. Du Noël de mes seize ans jusqu'à mes vingt-quatre ans que j'vienne à Harvard.
I left my girl back home, I don't love her no more, and she'll never fucking know that. Huit ans. Huit ans de relation passionnée et un mariage plus tard, enfin un pacs, j'me suis barrée à Harvard. Parce qu'elle en voulait toujours plus, et moi, j'commençais à me lasser vraiment de cette histoire. La routine, la monotonie, métro boulot lexo dodo, c'était devenu un peu ma vie. Sauf que c'était pas le boulot, c'était la fac qui prenait toute mon énergie. Ca faisait six mois que j'la touchais plus et elle se posait pas de questions. Elle me disait que c'était normal que j'sois crevée. Elle me disait Amen à tout, et ca m'éloignait encore plus d'elle, au point de ne plus la désirer du tout. Et j'ai envoyé ma candidature à Harvard, en demandant de ne rien envoyer chez moi. Et j'avais passé les Sat's haut la main. Ce soir là, elle bossait au Starbucks du Faubourg St Antoine, et moi, j'ai pris mes affaires en juif, laissant un mot sur le frigo.
Ce soir j'rentre pas, ni les jours qui suivront. Ne me cherche pas, ca te blessera. Bisous, Tekla.Harvard, prestigieuse université de Cambridge. Me voilà enfin. Je termine mon master d’architecture avec brio mes deux dernières années scolaires chez toi. Et maintenant, me voilà prof dans tes salles que j'ai si souvent cotoyées. Putain, c'est d'la balle.