anecdotes
un Vee est la fille unique d'une trust fund baby américaine qui n'a jamais vraiment grandi. Sa mère, obsédée par les cristaux et par Fleetwood Mac, passe les quinze heures de son accouchement à fredonner puis beugler Silver Springs mais ironiquement, elle n'a pas jugé bon au cours de sa grossesse de traquer le père de sa fille pour lui apprendre sa paternité. Elle l'élève donc seule, dans un joyeux chaos qui marque si profondément Vee qu'elle se construite en se demandant constamment ce que ferait sa mère et en faisant exactement le contraire. L'adolescence est une période tout particulièrement difficile, animée par le chantage affectif maternel et l'impression grandissante d'être de trop pour la jeune fille. Elle a une premier aperçu de ce à quoi devait ressembler l'amour maternel lorsqu'elle finit par croiser la route de son père biologique et de son épouse, bien plus prévenante, bien plus tendre avec ses propres enfants que Sylvia Moreno ne l'a jamais été avec elle. Et c'est en faisant la connaissance des parents de Mike, son premier amour, qu'elle comprend réellement que sa propre mère est une cause perdue. Un choc qui la pousse à prendre ses distances, au point où aujourd'hui, elles ne s'échangent que de vagues politesses aux mariages et aux enterrements au cours desquels elles se croisent. › deux L'un des compagnons de sa mère lui fait découvrir le hockey lorsqu'elle a cinq ou six ans. Une grande histoire d'amour qui n'a jamais vraiment pris fin, au contraire de la relation de Sylvia avec ce type-là. La première grande obsession de Vee, bien avant qu'elle ne tombe dans les romans d'amour, le roller et les arts créatifs en tout genre. Elle mémorise moults statistiques obscures, lit tout ce qu'elle peut lire sur le sujet et regarde autant de matchs que l'inattention de sa mère le lui permet. Sa grande passion se révèle aussi être une faiblesse, un peu trop facilement manipulable par Sylvia et ses humeurs changeantes, tantôt disposée à jouer les mères modèles dans les gradins de la patinoire, tantôt farouchement opposée à ce que sa fille unique pratique un sport aussi violent. Et si Vee n'a pas l'ambition de jouer professionnellement de quelque manière que ce soit, elle rêve de travailler non loin de la glace, sans trop y croire, sans penser sincèrement pouvoir y parvenir. C'est son petit-ami qui envoie son CV au service marketing des Bruins de Boston, peu de temps après sa remise diplôme. Elle croit d'abord à une blague de mauvais goût lorsqu'on la contacte pour un entretien. Parce qu'un rêve de gosse ne peut décemment pas se réaliser, pas quand il s'agit de son rêve. Et elle ne passe certes les cinq années qui suivent être payée simplement pour regarder du hockey mais ça s'en approche suffisamment pour faire oublier les aspects moins sportifs du job. › trois À quatorze ans, elle croise la route de son père biologique entre deux tables d'un restaurant chic de Boston, où ses grands-parents maternels ont l'habitude de convoquer Sylvia pour s'assurer qu'elle s'occupe un minimum de sa fille. Une première rencontre où règne confusion et malaise de part et d'autre. L'échange de numéros de téléphone entre père et fille n'aura aucun incidence dans un premier temps. Vee attend presque un an pour le contacter, hantée par l'expression horrifiée qu'elle a lu sur le visage de son géniteur. Les échanges sont courtois, bien trop formels pour deux personnes avec un lien de parenté, mais Joseph Han est un étranger pour Vee et l'idée de débarquer dans sa vie sans y être réellement voulue la terrifie. Leur seconde rencontre, onze mois après la catastrophe de la première, est plus douce, empreinte d'une vulnérabilité fragile qui marquera durablement leur relation. Joseph a une famille, une femme et trois enfants, deux fils et une fille pour qui il sait être un père. Stevie sent bien, dès le début, qu'il ne sait guère quoi faire d'elle, l'anomalie sur sa photo de famille parfaite. Il essaye pourtant, même si il garde ses distances. À l'instar de sa mère, il n'assiste pas à sa remise de diplôme au lycée mais il lui adresse une lettre de félicitations qui la touche profondément et marque le début d'une tradition à laquelle ils n'ont pas dérogé depuis. Ils se voient peu, deux, peut-être trois fois par an, mais ils s'écrivent une fois par semaine. Et peut-être que Joseph ne lui a jamais dit ouvertement qu'il l'aime mais Vee a près de neuf ans de lettres entassées dans des boîtes à souvenirs dans son appartement qui prouvent le contraire. › quatre Adolescente discrète, Vee a peu d'amis au lycée. Ils se comptent peut-être sur les doigts d'une seule main mais c'est suffisant. Mike Green n'a évidemment pas reçu le mémo et ses tentatives d'approche laissent Stevie perplexe. Ils partagent des intérêts, certes, mais il vient aux sessions du club DnD sans le moindre dé, est un bien piètre joueur de hockey et n'a pas l'air de comprendre qu'il y a plus dans Orgueils & Préjugés que Colin Firth et la scène du lac. Mike Green est un ouragan, chaotique et dévastateur, et Vee aime l'ordre et la rigueur. Si intriguée qu'elle puisse être par l'idée de l'amour, elle n'est jamais tombée amoureuse, n'a jamais été attirée par qui que ce soit, et elle prend consciemment la décision de ne pas laisser Mike Green être le premier. Sa tête finit par rattraper son cœur et il est trop tard. C'est terrifiant, c'est exaltant, c'est exactement comme elle l'a entendu, vu et lu dans les chansons, les films et les livres qu'elle a pu dévorer et c'est absolument inédit dans l'histoire de l'humanité, ce premier amour. Le dernier, probablement ou, en tout cas, c'est l'intention de Stevie. Parce que Mike n'est peut-être pas parfait mais elle n'a jamais aimé comme ça, à dix-sept ans. Ni à dix-huit, pas plus à vingt ni à vingt-trois, quand ils se marient. Bien sûr, ils connaissent des hauts et des bas, tout particulièrement lorsqu'ils s'installent ensemble mais Stevie fait des concessions et Mike promet de faire des efforts. Ils s'aiment, c'est le principal, et forcément, forcément ils s'aimeront toujours. Même si Vee doit changer, se contorsionner pour entrer dans le moule de l'épouse qu'il mérite, se plier en quatre pour compenser ses lacunes à lui. Et, petit à petit, tout doucement, le doute s'insinue, grignotant les certitudes romantiques de Vee un peu plus à chaque silence, chaque reproche qu'elle tait, chaque réplique acerbe qu'elle ravale pour s'assurer que les prémices de dispute ne prennent des proportions terribles pour son équilibre mental. Peut-être qu'ils ne s'aimeront qu'un temps, finalement ? › cinq C'est après un partiel raté que Vee découvre le roller derby, grâce à sa colocataire bien décidée à ne pas la laisser mariner dans sa frustration. D'abord spectatrice, elle a rapidement chaussé des patins et intégré l'équipe de sa colocataire. Pour le fun, pour la dose de sociabilisation qu'elle a parfois du mal à s'administrer, pour aussi extérioriser les émotions qu'elle ne sait pas toujours gérer, notamment lorsque la routine quotidienne met à mal son couple. Au fil des ans, ses co-équipières l'ont vue sous tous ses angles, y compris les moins flatteurs, et elles ont toujours été là dans les bons comme dans les mauvais moments. Vee reste une solitaire invétérée mais si Tits Lightning (Lauren), Shakesqueer (Danesha), Nicolas Rage (Rowan) ou n'importe laquelle des filles de l'équipe l'appelait à 3h du matin pour une quelconque raison, elle sauterait certainement dans le premier métro pour les retrouver. › six Quitter Mike apparaît comme une évidence peu de temps après leur premier anniversaire de mariage, passé avec des copains (ceux de Mike) et des pizzas (pas le menu de Stevie). Une soirée qui lui laisse un arrière-goût amer, malgré la présence de Teddy, l'éternel meilleur ami de Mike qui semble la comprendre mieux que son propre mari. À se demander où Mike a réussi à dénicher quelqu'un d'aussi prévenant malgré la distance qu'il paraît toujours observer à son contact (et pourquoi elle ne l'a pas rencontré en premier). Les regrets et les remords sont mis de côté, un rendez-vous avec un avocat conseillé par son père est pris et un plan est établi. La première étape implique d'avoir une discussion franche avec Mike mais elle tourne court, engloutie par une nouvelle qui sonne Vee. Les mots cancer, tumeur et inopérable remplacent séparation, négociations et divorce dans la tête de Stevie. Mike n'est évidemment pas parfait mais elle ne peut pas l'abandonner, pas maintenant. Vee s'accroche aux souvenirs plus heureux, à l'image du garçon charmant qui cherchait à tout prix à la faire sourire avec ses tours de cartes et à l'espoir, sans doute naïf, qu'il finisse par s'en sortir. Elle prend soin de lui dans les instants de faiblesse et Teddy s'occupe d'eux quand elle vacille. Teddy, le roc que Mike n'a jamais été. Et Vee s'en veut de ces comparaisons injustes, du ressentiment qui refait surface parfois mais elle est épuisée, ficelée dans ses principes et sa loyauté pour une relation à bout de souffle. Et quand Mike s'éteint après cinq ans d'un combat acharné contre la maladie, tout ce qu'il reste à Vee, c'est Teddy et du soulagement teinté de honte. › sept Devenir veuve avant ses trente ans est une expérience à laquelle Stevie n'est pas préparée. Elle oscille entre colère et mélancolie, convaincue que Mike va passer le pas de la porte, une blague au bord des lèvres, puis ressassant leurs erreurs. Idéaliser leur relation est tentant et elle cède quelque peu à la tentation à son enterrement, préférant partager le beau de leur histoire avec leurs proches plutôt qu'étaler le laid de leurs derniers moments amoureux. Elle n'ose pas en parler, terrifiée de ce que ça pourrait dire à son sujet, angoissée à l'idée qu'on l'abandonne comme elle a voulu abandonner Mike. Que Teddy, surtout, l'abandonne. Il est toujours là, sans doute désireux d'une compagnie, n'importe laquelle, qui puisse faire revivre brièvement le spectre de son ami disparu. C'est l'explication la plus logique pour justifier sa présence continuelle. C'est Mike, vraiment, qui les liait et elle n'a rien à lui apporter, sinon des platitudes et des larmes. Et Teddy, toujours si poli, toujours si prévenant, semble disposer à l'écouter. Égoïstement, Vee se raccroche à lui. Avec lui, la culpabilité disparaît. Avec lui, respirer est un peu moins difficile et son cœur est un peu moins lourd. Avec lui, Vee a envie de vivre les sentiments qui l'ont toujours fascinée dans les bouquins qu'elle dévore depuis l'adolescence. Ça a des airs de miracle, quand elle cède enfin à la tentation, portée par une bonne dose de courage éthylique, et qu'il ne la repousse pas. Le lendemain matin pourtant, le petit miracle prend une mine d'erreur monumentale et, évidemment, Stevie fuit plutôt que de lui laisser l'opportunité de lui dire tous les regrets et le dégoût qu'elle lui inspire. › huit Malgré leurs problèmes et sa tendance à préférer la solitude, la disparition de Mike laisse un vide immense dans la vie de Vee. Trop de place, trop de silence que les séries qu'elle binge et les trois chansons qu'elle écoute en boucle ne comblent pas. Même Teddy ne peut pas être constamment à ses côtés (et il n'en aurait sans doute pas envie si elle lui posait la question, ce qu'elle se garde bien de faire). L'idée d'adopter un animal de compagnie (un chat certainement) germe doucement dans sa tête mais elle trouve des douzaines d'excuses pour éviter de sauter le pas. Jusqu'à ce qu'elle passe une nuit avec Teddy et se retrouve vraiment, sincèrement, irrévocablement seule. Et porte son dévolu sur une jeune doberman dans un refuge local. Daisy est une surprise et n'a rien d'un chat mais Vee est incapable de détourner le regard lorsque leurs yeux se croisent. Curieusement, l'adopter est la décision la plus facile que Stevie ait jamais eu à prendre et, assurément, la meilleure qu'elle ait prise ces six dernières années. › neuf Quatre. C'est le nombre de tests de grossesse qu'achète Vee sous l'œil plein de jugement du vendeur (ou peut-être que c'est elle, au fond, qui se juge si fort qu'elle l'imagine chez les autres). C'est aussi le nombre de positifs qu'elle encaisse, une demi-heure plus tard, sous les plaintes de Daisy, tenue loin de la salle de bains et de cet événement monumental. C'est également le nombre de semaines qui ont passé depuis qu'elle a vu Teddy et le nombre d'années qui se sont écoulées depuis qu'un autre homme (le seul autre homme) l'a touchée. C'est le nombre de jours qu'elle s'accorde pour paniquer, se reprendre et formuler un plan avant de faire face à Teddy, qu'elle finit par contacter (un sms, clair, concis et si elle met immédiatement son portable en mode avion, personne n'est là pour le voir). › dix Si, au lycée, Vee fait partie d'une bonne poignée de clubs et associations en tout genre, elle est contrainte d'abandonner une bonne partie de ses hobbies en grandissant. D'abord parce que l'université puis son job nécessite plus d'assiduité que la poterie et la peinture, sans compter le temps qu'elle accorde à son couple. Mike n'a pas (plus ?) les mêmes passions mais il l'encourage à entretenir les siennes. Il alimente sa bibliothèque, assiste à quelques événements auquel participe son équipe de derby et s'occupe même des snacks lorsque les sessions Donjons & Dragons se passent dans leur salon. Mais quand sa santé se détériore, Vee s'éloigne de tout, incapable de trouver la moindre poche de temps libre dans son agenda saturé par la maladie. Et après sa mort, il semble déplacé, presque obscène, de s'adonner à ses passions (ou peut-être juste de vivre).