l'éveil (Amy)

Ça te trottait dans la tête depuis que tu avais vu la date sur le journal de ce jour. samedi cinq octobre. C'était un mois tout pile avant les élections présidentielles et tu espérais de toutes tes forces ne pas revivre le même cauchemar que quand Donald Trump a accédé au pouvoir, prélude au saccage des droits humains qui s'en est suivi. Tu n'avais pas oublié, même si à l'époque tu n'avais pas encore le droit de voter. Tu n'avais pas oublié les exactions commises par ses partisans lors de son élection, dont certaines avaient eu lieu juste à côté de chez toi. Tu n'avais pas oublié le visage défait de Sarah ce jour là, quand elle a compris, plus rapidement que toi, sans doute, que son monde allait changer, que dans le mois qui a suivi, elle allait être prise dans ce piège dont elle n'était pas sortie indemne. Tu te souvenais de tout, absolument tout, avec une exactitude presque obscène. Tu avais été le spectateur silencieux et impuissant de sa descente aux enfers. Bien sûr à cette époque, tu ne comprenais pas tous les enjeux, et tu n'avais pas forcément soutenu son combat. Tu l'avais écoutée sans dire un mot, parce que tu ne savais pas toujours quoi dire, quoi faire pour l'aider à se remettre de ce traumatisme. Tandis que passé et présent se mélangeaient dans ta tête, tu te demandais ce qu'elle en aurait pensé, qu'une femme noire soit aux portes de la maison blanche. Une partie de toi avait déjà fait son choix, et tu espérais secrètement la victoire de Kamala Harris, quand bien même tu avais conscience que ce choix ne changera pas la face d'un monde fondamentalement injuste et cruel. D'habitude, tu te tenais à l'écart des luttes pour le pouvoir, n'écoutant que d'une oreille les candidats qui préféraient se mettre sur la gueule plutôt que d'avancer des arguments concrets et rationnels. À ton niveau, tu ne pouvais faire que les démarches pour donner procuration à ta mère, car tu ne seras pas dans le Nebraska au moment du scrutin. Tu bouillonnais, ne sachant pas vraiment quoi faire. Tu n'avais pas l'âme d'un Dudley qui défendait la veuve et l'orphelin, mais tu voulais quand même faire quelque chose. Quoi, tu ne savais pas, mais tu bouillonnais. Tu voulais que ton engagement auprès des pompiers de Boston ait un sens, de même que ta vocation d'enseignant. Tu ne voulais pas te contenter du strict minimum, de débiter tes cours sans autre implication que d'égrener des faits. Tu voudrais que ton enseignement fasse la différence, tu voulais forger une génération d'esprits vifs et critiques, être un guide, un mentor, de manière à les pousser à donner le meilleur d'eux mêmes. Plus encore, tu voulais qu'on tire les enseignements des événements passés afin que les mêmes horreurs ne se produisent plus jamais. Tu te trouvais dans le hall de la mairie sans trop savoir où tu devais aller pour faire tes papiers pour la fameuse procuration. Tu avais épluché plusieurs sites internet pour savoir ce qu'il fallait faire mais ce n'était pas très clair, aussi tu avais voulu aller voir toi-même ce qu'il en était. l'endroit était désert, signe que la fermeture était proche. À tout hasard tu décidas d'interpeller une fille qui avait l'air d'avoir ton âge et vers laquelle tu te dirigeas pour espérer avoir les bonnes informations. "Hey!" Tu lancas une fois à sa hauteur. "Désolé de te déranger, mais est-ce que tu saurais où on doit faire les démarches pour les élections, à tout hasard? Je crois que je me suis perdu." Dire que tu faisais partie depuis peu du comité, et tu ne savais même pas situer les différents bureaux qui constituaient la mairie pour laquelle tu travaillais, un comble!    

@Landon Fabre-Spencer ✧ Amy, qui était en train de feuilleter distraitement un dépliant sur les candidats, releva la tête en entendant une voix qui l’interpella. Ses sourcils se froncèrent légèrement, signe d'une légère perplexité. Elle détailla l’homme qui venait de l’interpeller : il avait cet air un peu perdu mais déterminé, un mélange qui, elle devait l’admettre, l’intriguait. Elle referma le dépliant avec un soupir à peine audible, laissant son ton hésiter entre l’amical et le pragmatique. «Les démarches pour les élections ?» demanda-t-elle, essayant de replacer mentalement tout ce qu’elle avait lu sur les bureaux de vote et les procurations. Elle avait rejoint récemment un groupe de militants locaux pour s’impliquer davantage, mais à chaque étape, elle découvrait une bureaucratie plus tordue que la précédente. Elle aurait voulu croire que ce n'était qu'une simple formalité. «Je ne suis pas vraiment une habituée ici non plus, donc je ne pourrais pas te dire avec certitude,» admit-elle, ses lèvres se tordant légèrement en un demi-sourire d'excuse. «Mais si tu cherches les procurations, je pense que c’est au deuxième étage, dans le bureau des affaires électorales. Du moins, c’est ce que j’ai compris en m’y perdant moi-même l’autre jour.» Elle fit un geste de la main, comme pour balayer l’idée que tout ça avait du sens. «Tu fais partie du comité, alors ? C’est marrant, on aurait pu se croiser si souvent sans se reconnaître.» Il y avait une légère pointe de curiosité dans sa voix, comme si elle essayait de comprendre pourquoi quelqu'un du comité des élections ne connaissait pas mieux l’organisation des lieux. Après, elle était vraiment la mauvaise personne pour juger, elle-même s’étant perdue plus d’une fois dans les locaux de son université. «Mais… bon, il paraît que ce genre de désorientation arrive souvent à ceux qui essaient de bien faire,» ajouta-t-elle en haussant les épaules. Elle scrutait son visage un instant de plus avant d’ajouter, comme à moitié pour elle-même. «C’est un moment étrange, n’est-ce pas ? Savoir que ce qu’on fait pourrait changer les choses, même si c’est juste en donnant procuration.» La belle rousse pensait que Kamala serait un changement bienvenu. Pas la panacée, mais un pas dans la bonne direction. Après tout, on ne pouvait pas tout reconstruire d’un coup, mais chaque pierre comptait.