BANDE À PART ⸻ junior

dialogues succincts d'images et de sons, enveloppés par les brefs intertitres de quelques vagues mots. il apparait à l'écran le frontispice entrée dès lors que sa silhouette franchit le seuil de la bibliothèque de boston ; disparaissent de la pellicule ces semblants de lettres qui s'affranchissent du récit pour laisser place à l'abstraction de caractères inféodés, modestes signes d'un syllabaire rangé par ordre.

A ⸻ agrippa, antisthène, aristote.
B ⸻ beauvoir, belot, bouveresse, bolzano.
C ⸻ carnéade, chrysippe, critias, cicéron.

[...] et toute une kyrielle, du plus pompeux au plus médiocre ⸻ du plus piteux au plus pédant, qui s'amoncelle dans des rangées de livres, bouquins vieux comme le monde, jusqu'à la lettre F. ferry, foucault. mais pas l'ombre du graal ; pas l'ombre de frantz fanon.

⸻ fait chier... marmonne t-il.

mais dans le mutisme recueilli de la librairie, n'importe quel discours sonne comme une révélation grave, ecclésiastique. certaines têtes, ainsi, se tournent vers lui. ce qui n'empêche qu'il s'en contre-fiche : après tout, sa mission, une fois encore, s'est révélée être un échec parce que les damnés de sa terre sont bien trop ensevelis. le langage, pense t-il, est alors bien plus qu'une causerie : c'est un prêche hermétique à ceux pour qui le verbe ne vient jamais ; pour ceux dont la sémiose est dissimulée. énigmatique. qu'aurait-il donné pour lire ce foutu livre ! mais dans cette classe bourgeoise, il n'est qu'un sourd. de quoi le contraindre à mettre les bouchées doubles pour parvenir à son objectif.

sa voix se hausse sous les airs désemparés et le mépris hâtif. dans une interjection, il alpague une étudiante au hasard pour lui demander, aussi hardi qu'impassible :

⸻ hé.
⸻ tu sais comment on peut passer commande ici ?

elle n'a pas l'air bien vieille, mais elle paraît bien moins perdue que lui.

[...] est un phénomène inconscient décrié, ratissé puis oublié qui, un temps, a été saisi pour ne devenir plus qu'une excuse pour en expliquer le contraire : celui de la communication des êtres et de leurs rapports. ainsi, les penseurs ont tenté de décrire le développement du langage dans le cadre social qu'il impliquait : il existerait une terminologie précise pour les bourgeois entre bourgeois, un dialecte entre les hommes et les femmes, un lexique entre les consœurs et les confrères, puis, d'une manière plus générale, un franc jargon parfaitement méprisable pour le prolétariat ⸻ espèce ignoble dénuée d'intelligence, dont le babélisme international se mêle à l'argot, au slang et autres vernaculaires insignifiants qui, naturellement, n'intéresse pas la classe bourgeoise (détentrice de vérité, savante).

mais qu'en est-il de l'incompréhension ?

depuis beckett et ionesco, depuis godard et ozu, plus personne ne l'évoque. c'est pourtant une expérience universelle, dénuée de classe et propre à tous, comme un pendant de l'être qui appartient à son propre vide. à son propre néant. alors, à l'indicible succède le silence : l'acceptation que certaines âmes ne seront jamais pleinement pénétrées, vierges de toute assimilation ⸻ inintelligibles, floues. le mutisme dans lequel règne la bibliothèque est d'ailleurs le plus éloquent exemple puisque, dans la quête de l'autre, chacun se ferme pour s'ouvrir à d'autres horizons. le langage n'est alors plus qu'une voie unique. il n'y a plus de dialogue. dos au mur, tous suivent des préceptes qu'ils recueillent avec une religiosité sans équivoque. et le savoir par contact se rompt : puisqu'on ne cherche plus à se comprendre, seul demeure le prêche de qui veut bien l'entendre.

qui porte sa voix, par-delà les nuées et sermonne, impérieux, par son instruction omnisciente ? le maître, évidemment.

qui écoute, yeux relevés, tête tournée vers les cieux et avide, servile et attentif face à cette science qu'on lui promet ? ce fruit de la connaissance ? vous l'avez deviné : c'est l'esclave, naturellement.

[ ... ]

pardonnez l'impertinence de mon propos. mais il est parfois important de s'attarder quelques temps sur certains points cruciaux d'une morale absconse, d'une philosophie profondément opaque et parfois même dénuée de sens (pour reprendre à juste titre le sujet qui nous triture dorénavant). lorsqu'elliot voit cette pièce impassible, taiseuse, pour ne pas dire sinistrement absente, il ne peut s'empêcher de peiner ces échanges vacants, inaccessibles et, d'une certaine manière, absurdement médiocres. d'antan, il aurait imaginé en harvard une figure plus noble, un peu à l'instar de l'antique lyceum d'aristote à la parole libre ; d'un langage exempt de ses anneaux d'or. une désillusion : car il n'y a en vérité pas plus proche d'une usine ford que le triste amoncellement de bétails bureaucratiques qui se bourrent le crâne à coup de macabres leçons.

il a une antipathie profonde pour ces jeunes gens.

mais sans doute moins pour l'étrangère, dont la cocasserie l'amuse parmi cette vénération ambiante. en décalage, hors de la norme : c'est ainsi qu'il la constate. et ça lui plaît un peu plus que le reste ⸻ stupide masse d'étudiants en costume informe.

⸻ qu'est-ce qui ne colle pas ? froncement de sourcils, puis sourire ⸻ rictus d'une douce raillerie divertissante. le jeune homme glisse ses mains derrière son dos doucement : il a un aspect sage et une voix calme, bien plus posée que d'ordinaire, bien que son ton n'ait pas baissé pour autant.

⸻ je disais : est-ce que tu sais comment on peut passer commande ? j'aimerai me procurer un livre mais il n'a pas l'air disponible pour le moment.

même expression affable. il le jurerait : ce serait la dernière fois qu'il mettrait les pieds dans cette bibliothèque ennuyante.

⸻ les théories ? répète alors elliot. il ne comprend pas ce qui se joue. d'ailleurs, il ne comprend rien du tout. il ignore tout à fait dans quelle mesure sa rencontre avec cette étrangère a de sens. d'ailleurs, faut-il chercher quelque chose dont tout est dépourvu, finalement ? sans doute que oui ; sinon quoi, la raison humaine serait perdue à tout prix. alors il s'approche, se penche. et, yeux plissés, tente de lire ce qui est inscrit sur les pages de son livre, avant d'enfin baisser sa voix et de dire, comme s'il s'agissait d'un secret ésotérique : les théories de qui ? qu'est-ce que tu lis ?

[...] un geste de comédie retranscrit par l'affabulation du Soi, de ce rôle qu'il feint de jouer dans cette scène dramatique. il y a chez lui un profond désir de révolte qui naît aussi de ce qu'on attend de lui : l'on l'imaginait taiseux cent lignes plus tôt, et le voilà plus que jamais extraverti. une gaieté qu'il saborde pour créer un énième effet disruptif : sinon, pourquoi diable aurait-il marmonné ces paroles cryptiques à son interlocutrice ? le malin : il se moque de nous, c'est une certitude établie !

⸻ une bibliothèque ? vraiment ? qu'il ironise. (il continue de tourner en dérision cette pauvre fille ⸻ et peut-être aussi les lecteurs qui nous lisent, ainsi que le triste narrateur qui l'écrit). et dire que je pensais qu'on était dans une usine. (il le pense tout de même un peu ⸻ confer le chapitre du dessus). son regard suit le bureau qu'elle pointe, avec quelques instructions pour  accéder à son dû. "tu cherches quoi ?" qu'elle demande alors ⸻ et c'est le moment pour lui d'illustrer sa bouffonnerie commune. il passe cette fois-ci sa main dans ses cheveux puis déclare, dans un air aussi nonchalant que pompeux ;

⸻ rien de bien savant. simplement les damnés de la terre (connaissez-vous le nombre de fois qu'elliot a cité ces quelques mots ? ce pauvre homme cherche son livre ardemment depuis des mois sans en avoir vu seulement l'ombre) de frantz fanon. il ajoute, comme pour se donner un genre dans sa justification : je suis en première année de sciences po'. alors, pour les cours... ce qui, sans être un mensonge, paraît profondément hypocrite pour un sou. après tout, cela fait des semaines que l'on a presque jamais vu le garçon en cours.