Cover me with sunshine || (ft Leslie)

Le besoin de peindre s’est fait ressentir, celui de faire quelque chose d’important, de profond, significatif. Pour lui. Il se fiche bien que d’autres pourront ou non la voir cette toile, se fiche que d’autres sachent l’apprécier, il avait besoin de peindre pour lui, plus que jamais. Dans sa tête, l’esquisse est déjà faite, la composition, le choix des couleurs. Tout est déjà pensé, déjà peint, si ce n’est un visage, toujours flou, malgré les traits qu’il s’est efforcé d’apprendre par coeur. Impossible à peindre de tête sans mêler ces traits à ceux d’une autre personne, tant la ressemblance est frappante. Pinceaux délaissés, il cherche parmi les rares photos qu’il possède l’expression parfaite, celle qui le réconfortera quand il regardera le tableau. Qui les réconfortera. Il espère secrètement toucher cinq autres personnes, leurs rappeler les liens qui les unissent, mis à mal depuis plusieurs mois. Il ne s’est jamais demandé ce qu’il se passerait s’ils venaient à être rompu, n’a jamais vraiment imaginé le futur sans l’un d’entre eux, même si les traumatismes passés avaient poussé à envisager l’inenvisageable. Mais la répétition des mêmes disputes fragilise sa confiance, ses certitudes. Et si… Ne pas y penser, c’est bien pour cette raison qu’il peint, pour cette raison qu’il cherche un exutoire. Mais pour cela, il lui manque une photo.

Photo parfaite qui n’existe pas parmi les affaires de cette ancienne vie qu’il traîne depuis des années, ces petites choses d’une lointaine époque dont il n’arrivera jamais à se débarrasser malgré l’absence de fonction de ces objets maintenant. Il referme la boîte et la glisse sous son lit, regarde l’heure pour connaître les options qui se présentent à lui. La possibilité de faire un aller retour dans un autre appartement chercher ce qu’il désire est envisageable, mais le risque de tomber sur quelqu’un qu’il ne voudrait voir après la terrible embrouille de la veille le tente moins. Réflexion de quelques secondes, parce qu’il devra bien y aller un jour et que le risque ne diminuera jamais, il quitte sa chambre, rassemble clés et téléphone pour quitter la coterie Lyssandre. Le chemin jusqu’à chez lui- chez son père plus précisément mais chez lui quand même-  n’est pas long, pas assez pour lui permettre de penser à quoi que ce soit qu'aux paroles des musiques qui se jouent à fond dans ses oreilles. Arrivé devant l’appartement familial, il sonne, même s’il se doute que l’intérieur est vide. Confirmé après plusieurs minutes à attendre devant la porte. Il prend donc ses clés pour l’ouvrir, se glisse à l’intérieur et se sert à boire avec de fouiller les albums photos rangés dans les placards, comme s’il était le véritable habitant des lieux.

« Hey Leslie ! Si je te remplace pour les cinq heures qui te restent aujourd'hui, tu peux me remplacer ce week-end ? » Connor, son collègue l'interpella en posant son sac au pied du comptoir et en le regardant avec interrogation. Le quinquagénaire leva les yeux de du gobelet qu'il était en train de remplir pour se retourner et l'observer un moment. Cela arrivait souvent que les employés s'arrangeaient entre eux. Ils n'étaient pas cher payés, mais les managers étaient assez sympathiques pour laisser gérer les anciens en ce qui concernait leurs heures. Si quelqu'un était présent, peu importe qui c'était, mais il fallait que toutes les heures soient remplies de façon équitable entre les travailleurs. C'était parfois plus compliqué avec les étudiants qui eux, travaillaient ici à temps partiel... Ceux-ci s'absentaient beaucoup, surtout en période de rentrée ou d'examens.

Leslie poussa un soupire. « Si tu en as vraiment besoin, ça ne me pose pas de problème, mais il faut que tu ailles voir et valider avec les entités supérieures ! » s'exclama-t-il en souriant, et indiquant d'une main le bureau des managers, à l'autre bout de la cuisine. Leslie était plutôt concilient, parce qu'il n'avait jamais rien de prévu. Parfois, une activité ou un rendez-vous avec ses enfants, mais ce n'était pas tout le temps, alors il avait la capacité de laisser sa place lorsque quelqu'un en avait terriblement besoin. Connor en abusait souvent.
« Merci, t'es mon sauveur, mec ! » répondit son collègue, reprenant son sac et se hâtant d'aller demander l'échange de shift auprès du manager en charge ce jour-là. Seulement quelques minutes plus tard, il était de retour, vêtu de son uniforme et ses chaussures de sécurité au pied.
« Voilà ! Je te libère ! Et merci encore ! » dit-il en riant et posant une main sur l'épaule de Leslie. Ce dernier le salua, alla dépointer et prit le chemin des vestiaires, où il se changea rapidement. Somme toute, il n'avait travaillé que quatre heures ce jour-là. Bon, il pourrait passer du temps sur sa dernière idée de roman Youg Adult dans l'après-midi, ce n'était pas plus mal.

Lorsqu'il ouvrit la porte, s'attendant à être seul dans l'appartement, il remarqua aussitôt que quelque chose n'allait pas. La porte n'était pas fermée à clefs... Pourtant, il avait été le dernier à sortir et était certain de l'avoir fait. Son cœur se mit à battre bien fort alors qu'il avança dans la pièce à vivre. « Qui est là ? » demanda-t-il. Ce devait être l'un des jumeaux. Peut-être qu'ils étaient rentrés plus tôt que prévu eux aussi... Cependant, ce fut sur son fils Lyssandre qu'il tomba, les yeux écarquillés.
« Bah, qu'est-ce que tu fais là ? » demanda-t-il, posant son manteau sur le canapé et le rejoignant doucement. Etait-il arrivé quelque chose ? Avait-il besoin d'aide ? Que faisait-il là tout seul ?  

Les yeux du père Wayne se posèrent alors sur l'album que son fils tenait dans ses mots et les photos qui s'y trouvaient. Son épouse décédée s'y trouvait, enceinte des jumeaux. C'était quasiment les dernières photos qu'ils avaient d'elle. Les voir lui fit un pincement au cœur, alors qu'il venait s'asseoir à côté de Lyssandre. « Oh. » déclara-t-il simplement. « Tu.. Tu es venu regarder les photos. » commenta-t-il un peu bêtement. « Est-ce que ça va ? » demanda-t-il ensuite, inquiet. On ne se mettait pas à regarder les photos de feu sa mère comme ça, sans aucune raison, surtout lorsque l'on venait exprès pour cela. Lyssandre n'était pas dans son assiette dernièrement, très mélancolique, alors Leslie avait de quoi s'inquiéter.

A mesure qu’il parcourt les photos, il en perd la notion du temps Lyssandre. Aussi bien en vrai que dans le défilement des papiers glacées qui l’aveuglent chaque fois qu’il tourne une page de l’album. Il ne saurait dire, de quand exactement date chaque photo. Etait ce avant ou après la naissance des jumeaux ? Après la première rentrée à l’école des triplés ? Avait-il déjà dix ans sur celle-ci ? Le seul repère reste ce visage qui disparaît à mesure qu’il tourne les pages, ce visage qui l'intéresse et auquel il revient sans cesse, basculant les pages par trois ou quatre. Il se perd à imaginer à quoi sa vie, leurs vies à tous les six, ressembleraient aujourd’hui si elle était encore là. Auraient-ils tous suivis la même voix ou est ce que la mère de famille les auraient encouragés à en suivre une autre ? Auraient-ils tous fait moins de conneries s’ils avaient bénéficié de cette fameuse “influence féminine” dans leurs vies ? Il n’en est pas certain Lyssandre, pas quand il pose ses yeux sur une photo qui le représente avec ses frères en train de jouer dans une flaque d’eau. De vrais petits diables qu’ils avaient été tous les trois, tout au long de leur vie.

Alors qu’il continue de chercher l’expression parfaite de douceur dans les photographies de sa mère, il ne prête pas attention à cette porte qui s’ouvre et se referme, ne fait pas attention à cette voix qui l’interpelle au loin jusqu’à ce qu’elle se rapproche vraiment. Il relève alors les yeux vers son père, puis vers l’horloge accrochée au mur en face de lui. Son père n’aurait pas dû rentrer si tôt, mais pouvait-il vraiment faire une réflexion à son paternel sur ses heures d'allers et venues dans son propre appartement ? Pas sûr. « Je voulais juste en emprunter une. » Confesse-t-il sans plus d’explication. Ce n’était pas la première fois, mais habituellement, personne ne le voyait faire, parce que personne ne remettait jamais le nez là dedans, sauf lui, quand il avait besoin de réapprendre ces traits qui s’effaçaient trop rapidement dans son esprit. « Hm hm. » Il hoche la tête sans vraiment ouvrir la bouche pour répondre à son père. Il ne sait pas si c’est une bonne idée de répondre verbalement à la question, car la réponse est évidente. Non, ça ne va pas, comme depuis plusieurs mois maintenant, mais le père de famille le sait sûrement déjà, l’a peut-être bien compris il y a un moment, quand l'aîné a commencé à se faire plus discret, plus silencieux, plus solitaire. « Et toi ? Ça a été le boulot ? Tu devais pas terminer plus tard ? » Détourner la conversation pour ne pas avoir à parler de lui, comme il sait si bien le faire Lyssandre. Quand il n’a pas envie de mentionner ce qu’il a sur le coeur. Plus simple de parler boulot et futilités que d’amour et de coeur brisé, surtout avec son père. Après tout, si quelqu’un dans cette famille pouvait vraiment se plaindre d’avoir perdu son grand amour, c'était bien Leslie. Lyssandre lui n’arriverait qu’à la deuxième position. Après tout, Florian était vivant. Ou du moins l’espérait-il…

S'installant sur le canapé à côté de son fils, Leslie se perdit un instant à son tour sur les photos affichées sur la page de l'album que Lyssandre gardait ouvert tout en lui répondant. Son fils avait l'air vraiment dans sa bulle, dans un moment de mélancolie intense alors qu'il cherchait une photographie de sa mère. C'était en tous cas son explication, alors qu'il était venu s'installer ici. Après tout, c'était aussi sa maison, son chez lui, pour autant de temps qu'il le désirerait, à chaque fois qu'il en ressentirait le besoin ou la simple envie. Il serait toujours le bienvenu, cela ne cesserait jamais d'être chez lui. Leslie savait bien que la situation était compliquée pour Lyssandre en ce moment et ce depuis des mois, alors il espérait être assez à l'écoute pour lui permettre de trouver un peu de réconfort.
Il sourit lorsque son fils lui demanda des explications quant à sa présence à l'appartement à cette heure-ci. Une façon de détourner l'attention, mais Leslie ne le releva pas, préférant simplement répondre. « Un collègue m'a demandé d'échanger avec lui, je finirai plus tard ce samedi du coup. » expliqua-t-il simplement. Cela n'était pas une nouveauté... Il acceptait toujours les changements de la sorte, surtout qu'on le mettait devant le fait accompli, et ses enfants l'avaient déjà un peu engueulé à ce sujet, lui disant qu'il se faisait marcher sur les pieds. Lui, il se contentait de hausser les épaules.

Il se rapprocha un peu plus, se laissant glisser sur le canapé en direction de son interlocuteur.
« Tu voulais emprunter une photo pour faire quoi ? » demanda-t-il ensuite, souriant doucement, passant une main dans les cheveux de Lyssandre, remettant en place une mèche rebelle, dans une petite caresse tendre comme il le faisait souvent lorsqu'il était petit garçon. « Peut-être que je peux t'aider à trouver ton bonheur ? » lui proposa-t-il avec gentillesse, avant de reposer les yeux sur la photo présente en haut à droit de la page actuelle de l'album. « Cette photo-là, c'était quelques jours avant la naissance des jumeaux. Elle était si heureuse. » commenta-t-il, passant un doigt sur l'image, caressant la photographie glacée, qui lui rappelait des souvenirs d'une époque révolue. Le temps avait fait son œuvre et il pouvait regarder ce rappel du passé sans avoir les larmes qui lui montaient aux yeux, se souvenant des moments tendres et non des jours de tristesse. Finalement, la vie n'avait pas été tendre, mais il était heureux de celle qu'il avait mené jusqu'à présent, et qui était loin d'être terminée. Il avait élevé ses enfants comme il le pouvait, avec patience, mais surtout beaucoup d'amour.

Forcément, il fallait que ça tombe ce soir, ce changement de service, d’horaires. Il fallait que le paternel rentre plus tôt précisément aujourd’hui pour tomber sur Lyssandre en train de fouiller dans les vieux souvenirs de famille. Des dizaines de fois il l’avait fait l'aîné, des dizaines de fois sans jamais croiser personne et voilà qu’aujourd’hui, ça lui tombait dessus. Mais il ne dit rien, se contentant d'hocher la tête pour signifier qu’il a compris. Après tout, comment reprocher à son père d’avoir accepté de finir plus tôt et de pouvoir apprécier un peu plus de repos sans passer pour un ingrat ? Impossible. Il le sent se rapprocher de lui, quelques ondulations perceptibles sur le canapé. Et puis il y a cette main qui peut désormais avoir accès à ses cheveux dans un geste d’affection paternelle sur lequel il ne dit rien, partager entre le ras-bol d’être traité comme un enfant et l’appréciation de cette tentative silencieuse de réconfort. « Comme ça, juste pour en avoir une à la Coterie. » Il ne veut pas lui dire la véritable raison de sa venue, il ne veut pas lui parler de ce projet, de cette peinture qui l’attend et qui a pour but de remplacer cette photo de famille qu’ils n’auront jamais. Il ne sait pas où ça le mènera, ne sait même pas si de rage il ne détruira pas le tableau au cours de l’année. Après tout, l’ambiance familiale était plus à la déchirure qu’aux retrouvailles. Les aurait-elle laissé se battre ainsi si elle avait encore été là ? « Je me souviens. Un peu. Elle arrêtait pas de chanter. Et elle faisait exprès de chanter fort quand on se chamaillait trop avec Ingvar et Harlem. Elle disait que c’était pas bon pour les jumeaux. » Ils sont flous, les souvenirs de cette époque, trop loin désormais dans l’esprit du jeune Wayne. Il ne se souvient que de quelques bribes, quelques évènements marquants, de quelques secondes sur des années de vie commune. Il en envirait presque son père d’avoir des souvenirs bien plus clairs et nombreux de cette époque. Presque. Parce que sa peine avait surement été plus grande également. « Papa… ? » Il marque une pause, réfléchit à sa question. La réponse, il la devine déjà, mais il n’en veut pas. Il en souhaite une autre, moins poétique. « Comment t’as fait, après, pour continuer ? En dehors de nous. Qu’est ce qui t’a motivé à avancer ? » Pourquoi est ce que son père y arrivait, mais pas lui ?

Leslie était toujours heureux de voir Lyssandre à la maison, même s'il sentait bien que celui-ci aurait préféré ne pas être surpris dans son activité. Il lui sourit tendrement, lorsque son fils lui expliqua qu'il faisait cela, juste comme ça, sans aucune raison particulière, qu'il voulait juste avoir une photo d'elle. Bien évidemment, Leslie n'était pas dupe et se doutait que son comportement particulier cachait quelque chose de moins terre à terre que l'idée d'avoir une photo de sa maman chez lui, mais il ne releva, se contentant de hocher la tête. Son regard se posa ensuite sur la photo en haut de la page de l'album, qu'il ne put s'empêcher de commenter. Lyssandre, lui aussi, avait des souvenirs à ce sujet. Il était vraiment petit à l'époque, mais il avait raison.
« Oui, elle adorait chanter. Parfois, elle s'amusait à vous gronder en chantant... Et moi, je devais passer pour le méchant à vous crier dessus derrière. » dit-il, le sourire aux lèvres en se remémorant ces instants si doux de leur passé commun. A présent, tout le monde avait grandi, et la famille en était à se battre. Des fois, Leslie avait peur de la voir exploser, et c'était un point qu'il redoutait tant, qu'il préférait parfois se taire plutôt que de dire ce qu'il avait sur le cœur, par crainte d'enflammer les braises.

Il releva la tête, entendant Lyssandre l'appeler. « Oui ? » demanda-t-il en penchant la tête sur le côté, attentif.
La question suivante posée lui fit marquer un temps d'arrêt. Il était prêt à lui raconter à nouveau comment il s'était repris en mains pour eux, pour ses enfants, les prunelles de ses yeux. Qu'ils avaient été sa motivation à continuer à aller de l'avant. Que sans eux, il n'aurait rien pu faire, qu'ils avaient été sa salut dans les pires moments de sa vie. Qu'il avait trouvé le courage de vivre parce qu'il voulait le meilleur pour ses enfants, et qu'il était prêt à tout. Mais cette histoire, son fils la connaissait déjà, et ce n'était pas ce qu'il lui demandait. Non. Il demandait à son père d'ouvrir son cœur en échange, comme ses enfants lui offraient leurs peines au fil des années.
« C'était très difficile. J'ai cru mourir. » dit-il, finalement, après avoir laissé passé quelques secondes d'un lourd silence. « Pendant des mois, j'étais en mode automatique, tout ce que je faisais, je le faisais par instinct, par habitude. Je n'avais goût à rien. Je trouvais tout injuste et je piquais des colères, oh ça oui. Ta grand-mère pourrait t'en raconter des belles, vous n'en saviez rien, je n'extériorisais rien prêt de vous. Vous étiez si petits que j'avais peur de vous casser... Puis, le temps a fait son œuvre. C'est devenu moins difficile, plus naturel. J'ai recommencé à penser à ma propre vie, à me rendre compte que j'étais ma propre personne, que je n'étais pas encore éteint, que votre mère n'aurait jamais voulu me voir me perdre dans la tristesse et le passé. Puis, il y a eu la cuisine, et d'autres hobbies qui sont venus remplir un peu le vide qui s'était créé en moi. J'ai commencé à me fixer des objectifs. » expliqua-t-il doucement. Bien sûr, il s'était oublié, faisant passer ses enfants en premier, et si c'était à refaire, il le referait. Mais finalement, la réponse à la question si intense posée par Lyss était bien simple : le temps. Le temps était passé, les étapes du deuil avec lui. Leslie n'avait rien fait de spécial, si ce n'était se laisser porter par ses proches, et par le temps.

Il conclut par un petit sourire et prit doucement l'album dans les mains.
Il fit défiler les pages, les unes après les autres, avant de tomber sur une photographie précise. Peut-être sa préférée, en tous cas, celle qu'il regardait le plus souvent lorsque la mélancolie s'emparait de son être. Son épouse était assise en tailleur sur un sofa, elle n'était pas apprêtée, juste vêtue d'un t-shirt trop grand pour elle et de leggings confortables. Elle ne portait aucun maquillage, contrairement à sur bon nombre d'autres photos de l'album. Elle souriait, d'un sourire frais, avenant, chaleureux, naturel. C'était la femme qu'il avait rencontrée dans un supermarché d’Écosse et qui l'avait séduit, sans aucune artifice.
« Que penses-tu de celle-ci ? » demanda-t-il à Lyssandre, relevant les yeux pour le regarder avec douceur.

Ils sont peu nombreux et imprécis, les souvenirs qu’il a de sa mère Lyssandre. Malmené par le temps, ils devenaient de plus en plus flou avec le temps pour son plus grand désarroi. Il ne voulait pas perdre ce qu’il lui restait de mémoire de cette époque, ne voulait pas voir son visage s’effacer de son esprit. Il voulait garder quelque chose à chérir de ces moments passés à cinq, cette lointaine époque, avant la naissance des jumeaux. « Je m’en rappelle pas. J’ai pas souvenir qu’elle nous ait vraiment grondé. Ni toi d’ailleurs. Enfin, pas à cette époque. » Il était encore petit à ce moment Lyssandre, trop jeune pour se souvenir de telles futilités comme des fois où son père était obligé de monter le ton pour que ses frères et lui aillent se coucher, pour les remontrances subit pour avoir dessiné sur les murs, jeter un objet au visage de ses frères… Il se doute, que comme tous les enfants de quatre ans il avait dû provoquer l’exaspération et la fatigue chez ses parents, mais il ne se souvenait pas de grand chose en dehors de quelques moments spécifiques, joyeux, jusqu’à la disparition de sa mère. « Les jumeaux étaient déjà là pour moi quand t’as crié pour la première fois. » Ils avaient même déjà quelques années, et les triplés aussi avaient grandi. Suffisamment pour comprendre que leur geste avait été stupide, et qu’il était normal qu’ils aient le droit à des remontrances pour ne pas le reproduire. « On avait fait une connerie. Mais je sais plus laquelle. » Il se souvenait simplement avoir regardé ses frères en se pinçant les lèvres, conscient de leur erreur, mais laquelle ? Ils en avaient tellement.

La tête dans ses lointains souvenirs d’enfance, il tente de se remémorer ce qu’était le deuil, la douleur de cette absence dans leur foyer. Il le sait, que pour lui, pour ses adelphes, le temps à fait son œuvre, rongeant un peu plus le peu de souvenirs gardés de cette époque, apprenant à grandir sans, comme ils avaient appris le vélo, la natation, c’était désormais inscrit en eux. Pour leur père, en revanche, c'était différent. Il avait appris à vivre avec cette femme. Il l’avait choisi parmi des millions sur terre, parce qu’il avait vu quelque chose d’unique en elle. Comment envisager de se remettre d’une telle perte ? Comment envisager continuer à vivre après avoir perdu son grand amour. L’histoire, il la connaît Lyssandre, partiellement. Pour eux. Parce que ses enfants avaient perdu une mère et avaient plus que jamais besoin de leur père. Mais il ne doute pas un instant qu’une vérité plus cruelle se cache derrière cette version édulcorée et naïve de la vie. Et c’est cette vérité qu’il demande, celle qu’il n’a jamais entendue jusqu’à aujourd’hui Lyssandre, mais celle qu’il devine, parce qu’il n’est plus un enfant. Bien au contraire. Lui aussi était désormais capable de comprendre et d'éprouver les frasques de l’amour. Ainsi que celles de la rupture. « Quand est-ce que ça a commencé ? A aller mieux ? » Avait-il dû attendre que tous ses enfants grandissent significativement pour s’autoriser à vivre de nouveau. « T’as jamais le sentiment de la trahir ? De vivre à nouveau pour toi ? Si t’avais refait ta vie avec quelqu’un, tu culpabiliserais pas ? » Peut-être avait-il tenté sans que ses enfants le sachent, il n’en sait rien Lyssandre, tentant encore de faire le tri dans ses propres sentiments, à lui.

L’album qui glisse des mains de l’enfant au père, il se contente de suivre ses gestes du regard Lyssandre, observe les pages défiler sous ses yeux avant de s’arrêter. Ses yeux se posent sur la photo désignée par son père, représentant une jeune rayonnante qu’il aurait presque pu prendre pour sa soeur, et pourtant, quelque chose de profond diffère entre elles, sans qu’il sache identifier quoi. « Elle me plait bien. C’était quand ? » Demande t-il, incapable de définir si la photo avait été prise avant ou après la naissance de ses frères et lui.

Leslie sourit. Il était évident que Lyssandre ne pourrait pas vraiment se souvenir de cette époque révolue. « C'est normal, vous étiez encore vraiment très petits. » Ce qui ne les avait jamais empêché de commettre frasque sur frasque, bêtise après bêtise. Ah, pour faire des sottises, ils étaient tous très imaginatifs, et Leslie s'était bien souvent rongé les sangs à cause d'eux. Sa créativité, il la leur avait transmise parfois plus pour le pire que pour le meilleur ! En fin de compte, il avait oublié ces moments-là, son cerveau préférant se concentrer sur le positif, gardant en mémoire des dizaines de jours joyeux à la place. De toute façon, la collection de bêtises était bien trop longue pour s'en souvenir... Et honnêtement, cela ne rimerait à rien. Ses enfants avaient encore énormément de nouvelles idées de bêtises, même à l'âge adulte.
Il rit doucement. «Je ne pourrais sans doute pas m'en souvenir non plus, vous avez fait beaucoup de conneries quand même. C'est un miracle que j'ai encore autant de cheveux ! » commenta-t-il. Et en plus, ils grisonnaient à peine sur les tempes ! Cette chance incroyable ! Il connaissait de nombreuses personnes de son âge qui, à cause du stress, avaient déjà une chevelure d'argent.

Parler de son épouse n lui faisait plus mal, le temps ayant bien fait son œuvre, mais il sentit tout de même un pincement au cœur en expliquant les faits à Lyssandre. Quand était-il parvenu à vivre pour lui ? C'était une très bonne question et la réponse ne lui venait absolument pas. « Je ne saurais pas le dire. Un jour, je me suis tout simplement rendu compte que je n'étais plus au fond du trou. Ce n'était pas magique, et cela a pris beaucoup de temps, mais... Un jour, je me suis dis 'je me sens mieux'. Je pense que vous étiez déjà au lycée. » dit-il. Les triplés et les jumeaux étaient tous assez grands alors et même s'il avait de quoi s'inquiéter pour eux, ils étaient bien plus responsables et débrouillards. Bien sûr, il allait déjà mieux avant, mais c'était le tournant, où il a senti que les choses allaient bien, pour de vrai. « Je... Oui, à l'époque, j'aurais culpabilisé, j'aurais eu l'impression de faire quelque chose de mal, de trahir l'amour de ma vie. Je n'ai jamais imaginé refaire ma vie avec quelqu'un d'autre. A vrai dire, je commence à peine à me rendre compte du temps que j'ai laissé filer, des opportunités qui me sont passées à côté, peut-être. Mais je sais qu'elle n'aurait pas voulu me voir comme ça, à me négliger et à m'oublier. Elle était aimante, généreuse et voulait le bonheur de sa famille. Je me suis oublié trop longtemps. Je me disais que j'avais besoin, pour vous, mais c'était un prétexte parce que j'avais peur. Et je sais que ce n'était pas le bon moment pour moi d'aller de l'avant. Maintenant, je suis plus serin, je sais que j'ai le droit de vivre. » expliqua-t-il. Il ne savait pas trop si ce qu'il disait avait beaucoup de sens, mais ses mots venaient tout droit du cœur.

Leslie prit l'album entre les mains et le feuilleta jusqu'à arriver à l'une de ses photographies préférées. Elle avait une symbolique particulière, au-delà que son épouse s'y trouvait sans aucun artifice. « Elle venait d'apprendre qu'elle était enceinte pour la première fois. » répondit-il simplement à la question de son fils. C'était pour cela qu'elle avait cet éclat de joie non dissimulé dans le regard, cet air doux et combatif à la fois, ce sourire qui portait jusqu'aux yeux. Et encore, elle ne savait pas encore qu'il s'agissait de triplés.

Des souvenirs de son enfance, il en a gardé Lyssandre, mais il doit bien avouer que plus les années passent, plus ces derniers s’effacent doucement. Bien sûr, il se souvient des évènements importants, marquants, comme quand Leslie est rentré à la maison avec les jumeaux, ou quand il passé sa première nuit sans ses frères dans la chambre. Les anniversaires, les fois où il a appris à nager, à faire du vélo. Mais le quotidien de cette époque s’est progressivement effacé, le laissant combler les trous avec son imagination, les histoires contées par ceux qui s’en souviennent, comme son père. « On est pas les seuls. Les jumeaux en ont fait aussi. » Certaines apprises de leurs ainés qui avaient ouvert la voie, qui avaient transmis une partie de leur savoir. « C’est sur, c’est un miracle pour toi ! Et rassurant pour nous ! Avec un peu de chance, on devrait survivre à la calvitie aussi. » Après tout, si leur père avait la chance d’avoir encore une belle chevelure passé la cinquantaine, ils pouvaient sûrement espérer de même.

Face à ses peines de coeur, il avait espéré que son père aurait pour lui un remède miracle Lyssandre. Un mantra à se répéter pour adoucir sa peine, pour appréhender avec plus de facilité les jours à venir. Mais il n’avait rien, rien que Lyssandre ne savait déjà. Le temps. Le temps pour seul et unique allié, jusqu’à ce qu’un jour il réalise que finalement, ce n’était plus si douloureux, que ça ne faisait plus si mal, cette absence laissée par l’homme qu’il aime. Presque dix ans… » Mathématique mon cher Lyssandre. Dix ans. Trop long pour lui, pour envisager tenir sans faire de connerie jusque là.  Trop long pour envisager perdre autant de temps sans savoir où cela pourra bien le mener. Et pas assez courageux pour suivre l’exemple de son père. « Tu…. Tu regrettes de pas t’être ouvert avant ? D’avoir laissé filer toutes ces années sans rien faire ? » Où serait-il aujourd’hui, s’il s’était ouvert il y a déjà dix ans, quand il s’est rendu compte qu’il se sentait mieux. Est ce que l’étudiant n’était pas en train de faire une bêtise à se fermer émotionnellement au monde en attendant que Florian revienne. A prendre le risque d’attendre qu’il revienne. Le ferait-il ?

Nerveusement, il se gratte la cuisse à cette pensée, l’album photo désormais entre les mains de son père. Il regarde défiler les photos à toute vitesse, s’arrête sur celle que son père désigne, s’interrogeant sur son origine. Elle venait d’apprendre qu’elle était enceinte pour la première fois. De eux. Des triplés. De lui. C’était le jour où il avait commencé à exister Lyssandre, avant même sa naissance. « Tu es sur que je peux la prendre ? Tu ne vas pas la regretter ? » Les yeux posés sur son père, il attend sa réponse sans oser sortir la photo de la pochette plastique. Il ne voulait pas que cette photo vienne à manquer à son père, même s’il saurait où la retrouver.

"Ah oui, les jumeaux en ont fait aussi beaucoup! Mais qui leur a montré la voie de la bêtise, hein?" demanda-t-il, dans une question rhétorique, penchant la tête sur le côté, l'air amusé. Des petits plis se dessinèrent aux coins de ses yeux, signe des années qui étaient passés et marquaient à présent son visage, mais aussi signe que son sourire était ce qu'il y avait de plus sincère, puisqu'il illuminait son regard de douceur. Il rit à la remarque de Lyssandre à propos de ses cheveux. En effet, s'ils avaient hérité de ses gènes, sans doute qu'ils avaient une plus grande chance de garder leur tignasse longtemps! Cependant, il n'y avait pas de honte à avoir une calvitie, ne lui faite pas dire ce qu'il n'avait pas dit!

Lyssandre eut l'air un peu perdu, nostalgique ou mélancolique, Leslie ne saurait le décrire exactement alors qu'il calcula les années. Cela faisait un certain temps, oui, que Leslie avait surmonté la douleur. Mais entre ce point-là et le cheminement d'une nouvelle vie (ou plutôt la continuité de la sienne), il y avait eu encore un grand écart. Ce fut à l'aube de ses cinquante ans, qu'il s'est enfin décidé à faire quelque chose, à quitter son immobilisme. Malgré l'expression, le temps perdu ne se rattrapait pas, mais l'on pouvait aller de l'avant, pour ne pas perdre celui qui nous restait. Il prit une petite inspiration à la question de son fils, avant de laisser échapper un nouveau soupir. Décidément, Lyss savait poser les bonnes questions.
"Ça m'arrive, oui." répondit-il avec certitude. "Des fois, je me surprends à rêver, à inventer un monde dans ma tête, où j'aurais fait autrement, où j'aurais osé plus de choses." expliqua-t-il. "Mais c'est aussi mon côté écrivain qui doit rentrer en jeu, je pense..." ajouta-t-il en riant doucement. "En tous cas, cela ne sert à rien de se morfondre sur le passé, il faut faire de son mieux pour aller de l'avant. Ne pas rester passif plus longtemps et partir un peu à la recherche de son propre bonheur. Tu ne penses pas?" lui demanda-t-il, se rendant un peu compte d'où Lyssandre voulait aller avec son questionnement. C'était un peu un miroir de sa propre situation.

Ils regardèrent l'album ensemble et Leslie lui montra l'une de ses photos préférées, si ce n'était sa préférée, de feu la mère des enfants, son épouse. Il sourit de plus bel alors que son fils lui demandait s'il était certain de vouloir s'en séparer. Le père posa une main tendre contre celle de son fils. "Je serai heureux de savoir qu'elle est en ta possession." Il n'avait pas besoin de photos pour se souvenir des jours heureux, ils étaient tous ancrés dans son coeur, et si cela pouvait aider Lyssandre d'avoir cette image de sa mère, lui qui l'avait si peu connue, alors bien sûr qu'il pouvait la prendre. Après tout, ce n'était pas comme si elle parait bien loin.