une question de point de vue (Sheng)

Après t'être promené une bonne partie de la journée tu avais décidé de t'arrêter dans un bistrot histoire de prendre un petit rafraîchissement. Depuis que tu avais entendu parler du limoncello, cet alcool local fabriqué à base de citrons, tu avais été tenté de goûter malgré le fait que tu ne buvais quasiment jamais d'alcool. Tu étais toutefois resté raisonnable malgré la tentation car tu ne buvais jamais au point d'être bourré et en plus de ça, tu avais des restrictions en raison de ton état de santé. Depuis le début de ton séjour en Sicile tu avais goûté bien bien des spécialités locales, ainsi qu'à quelques cocktails parce que tu ne pouvais décemment pas passer à côté de cette gastronomie renommée dans le monde entier. Après avoir fait bonne chaire, tu t'étais remis en route, cette fois pour espérer faire des photos du coucher du soleil sur les falaises de Syracuse. Tu cherchais donc un bon point de vue, pour t'installer sans  avoir la tête des gens sur tes clichés. Tu avais installé le trépied et tu attendais que le spectacle commence, lorsque soudain, tu vis quelqu'un jeter une paille usagée par terre. "Non mais sérieusement?" Tu t'écrias, indigné par cet outrage. Tu hallucinais complètement de voir ce genre de chose de nos jours.  "Les poubelles ce n'est pas fait pour les chiens!" Le pire, c'est que le responsable n'avait visiblement honte de rien. Tu espérais vraiment que c'était une erreur et que la personne que tu venais d'interpeller n'avait rien à voir avec ça, car il faut dire qu'il commençait a y avoir du monde ici.

Tu pensais avoir trouvé un spot pas trop mauvais, en vérité c'était un sacré point de vue que tu avais là, si tout n'avait pas été gâché par ce touriste peu scrupuleux qui avait balancé une paille en carton sur la chaussée. Tu l'avais apostrophé parce que tu ne pouvais pas laisser passer ça, mais il semblerait que tu avais parlé dans le vide, personne n'entendait tes protestations - ou les ignoraient délibérément, tout dépendait du point de vue. Non sans soupirer d'exaspération tu laissas couler, préférant investir ton énergie à préparer ta séance photos nocturne. L'appareil bien installé sur son trépied, il n'y avait plus qu'à attendre que le spectacle commence. Tu pensais être seul pour observer le coucher du soleil sur les falaises mais tu fus bientôt rejoint par un de tes coéquipiers qui avait visiblement la même idée. La première question que tu te posas en voyant Sheng fut de savoir où était Haiwee, mais tu ravalas tes interrogations car il avait bien le droit de se promener seul. Ne t'étais-tu pas rendu toi-même à de nombreux endroits sans elle, la Sicile en étant la parfaite illustration? "Lyssandre?" Tu t'enquis, un peu perplexe, ne comprenant pas ce qu'il venait faire dans l'histoire. Puis, la lumière se fit dans ta tête, et cette idée te fit ricaner. "Tout ce qui se passe de bizarre c'est de sa faute même s'il n'est pas là, c'est ça?" Ce n'était pas méchant, pourtant, c'était juste une blague récurrente entre vous tous et l'une d'entre elles avait abouti à un pari insensé, un spectacle qui sera encore plus inédit que le coucher du soleil sur les falaises. Tu hochas la tête, affirmatif, releva qu'il ne savait pas que tu aimais la photo. "C'est une de mes grandes passions, oui, je souhaite même en faire mon métier." À savoir photographe reporter de guerre, que ce soit en free-lance ou en étant embauché par un média national ou local. "Ça faisait longtemps que je ne m'y suis pas adonné, je me suis dit que la Sicile était la bonne occasion pour s'y remettre." La Sicile qui, par ailleurs avait été le théâtre de ta renaissance à bien des égards.

Malgré ton côté sympathique et bon vivant, qui affichait une image absolument irréprochable, tu avais connu ton lot de difficultés voire de traumatismes. Les grottes de la première épreuve n'en étaient que l'expression. On t'avait appris à ne jamais te plaindre, à ne jamais expliquer, c'était le résultat de très nombreuses années de conditionnement et aujourd'hui encore tu avais du mal à te livrer sur ta vie privée, essentiellement pour te préserver de toute publicité inutile. Puisque le sujet de la photographie était abordé, tu venais d'avouer à Sheng que cela faisait bien longtemps que tu n'avais pas pratiqué. Le temps te filait entre les doigts et tu n'avais pas gardé grand-chose de ton ancienne vie. Pourtant, tes proches inquiets pour ta santé mentale t'incitaient à te monter un peu plus égoïste, à faire des choses pour toi et la photographie en faisait partie. Tu comprenais la question du Adams, car ta voie semblait toute tracée. Un jour, tu allais régner et le reste te paraîtra très secondaire parce que le devoir passait avant tout. "C'est ça." Tu confirmas en hochant la tête doucement. "J'ai encore de très nombreuses années devant moi et c'est de cette façon que j'ai décidé d'occuper ce temps." Il faut dire que pour des personnes de votre trempe, l'oisiveté n'était pas une option. Il y avait aussi une partie de toi qui souhaitait donner l'exemple, tu voulais montrer que tu étais bien plus qu'un gosse de riche qui ne faisait rien à part peut-être dilapider le patrimoine familiale. Tu voulais être reconnu pour tes accomplissements plutôt que de semer les scandales. "Peut-être qu'on n'échappe pas à son destin, mais j'ai envie de montrer que je suis bien plus qu'un titre ou un statut, que même si je suis l'incarnation humaine d'une institution, je reste une personne à part entière avec ses désirs, ses ambitions et ses passions." Tu n'osais pas imaginer à quoi ressemblerait ton existence si tu n'avais pas toutes ces choses qui te faisaient vibrer. Ce serait un bien triste tableau, sans aucun doute.