don't feel sorry for me (carmen)

Les bras chargés de tissus et de croquis, j’avance d’un pas assuré dans ce quartier que je ne connais pas très bien. J’ai juste décidé de changer de lieux pour ma journée de travail afin de libérer ma créativité. J’ai l’impression de tourner en rond et afin de ne pas rendre des travaux médiocres, il faut que je me bouge et comme il faut. Je veux finir major de promotions et vu ma créativité mise à mal depuis le séjour du père Wertheimer en ville, je ne peux pas continuer comme ça. Ma vision réduite de moitié à cause de tout ce que j’ai en mains, je ne vois pas le jeune homme qui me rentre dedans de plein fouet. Les fesses sur le sol, je regarde mes croquis voler et j’hurle Non non non ! J’essaye de me relever mais j’ai trop de choses sur moi pour le faire. La musique qui sort des écouteurs du jeune homme me parvient et rapidement, j’entends sa voix. Oui, ça va. Mais mes croquis… Que je souffle en essayant de me dépêtrer de cette position.

Il n’y a qu’à moi que ce genre de chose peut arriver. Pas tête en l’air pour un sous, je suis pourtant toujours très attentive à tout ce qui m’entoure mais sur ce coup, la tête perdue dans les idées de robe pour le bal, mes tenues à préparer pour les examens mais aussi mon envie d’inviter Gaspard au bal, me voilà les fesses sur le bitume, les papiers qui volent et les rouleaux de tissus qui dévalent la petite dénivelée comme si c’était un grand huit. Sa main attrapée, je cours sur mes talons hauts pour limiter le carnage alors qu’il s’attèle à la lourde tâche de chopper mes croquis. Heureusement, il n’y a que ceux qui étaient en feuille volante dans l’un des cahiers qui s’envolent. Ce ne sont pas les plus importants. Vous courez souvent sans faire attention autour de vous ? J’époussette mon tissu tout en le roulant doucement, soulagée de voir qu’il n’y en a qu’un qui fait la fête. Il n’y a pas de colère dans ma voix, seulement de l’incompréhension.

Être chargée est une chose, ne pas faire attention à mes alentours en est une autre. Je suis légèrement frustrée, le cul sur le sol mais je sais que je peux me trouver chanceuse que ce n’était qu’un jeune homme et non une voiture ou un bus. Les accidents arrivent trop rapidement et même s’il n’y a rien de dramatique aujourd’hui, tout aurait pu être différent. Je range mes croquis, certains maintenant froissés mais plutôt que de m’en plaindre, je me dis que c’est le destin. S’ils sont froissés, abîmés, griffés, c’est qu’ils ne valent pas le coup. Mon regard sur le jeune homme, je ne peux m’empêcher de rire à ses mots. Effectivement, t’as besoin d’un peu d’entraînement encore. Je ne peux me retenir de souffler ces mots alors que je fais attention de ne rien abimer d’avantage. J’espère juste que mon tissu n’est pas plein de cailloux ou d’accrocs parce que ça, ça sera bien plus dérangeant. Mais je suis sûre qu’avec un obstacle inerte, ça devrait le faire, c’est plus facile. Je lui adresse un clin d’oeil et plaque ma pochette de croquis contre ma poitrine. Carmen, enchanté. Et c’est bien dommage que je ne m’y connaisse pas en course d’obstacles sinon c’est le prénom que je lui aurais donné, jusqu’à savoir lequel est le sien.