A darker road to take. ( - Jihun )

Accompagné de trois amis, Ji-hun avait bien profité de son week-end, oubliant les soucis et les aléas de la vie. Mais le quotidien et l'avenir insécure l'avaient très vite rattrapé. Au détour d'une conversation, il s'était rendu compte que ça impactait bien plus de personnes qu'il n'y paraissait. La fatigue mentale et le stress avaient trouvé en lui une maison dans laquelle proliférer depuis trop longtemps. Il avait tu son passé plus d'une année et maintenant ressentait le besoin d'en parler – de partager. On le lui avait déconseillé, parce que les nord-coréens n'étaient pas très appréciés, mais il ne tenait plus. Il avait tenté de se confier plus en détails à sa copine dans la soirée de lundi, mais ça n'avait pas fonctionné. Erika avait été là pour l'écouter et s'était naturellement proposée de le voir pour l'en libérer le plus tôt qu'elle le pouvait ; il accepta.

Pour cette raison il l'attendait, faisant les cent pas dans le salon quand il avait fumé un bon nombre de cigarettes sous le perron à l'arrière de la maison. En plus d'inviter pour la première fois une fille dans la demeure de sa marraine, il regrettait d'ores et déjà de l'impliquer dans ses problèmes ; mais ne l'avait-il pas déjà fait en lui promettant un avenir commun dans le New Jersey ? Soutenu par sa famille d'accueil, son coeur bondit quand la sonnette retentit. Force offerte d'une exclamation nouvelle, il alla lui ouvrir, se parant de son plus beau sourire. Salut, lança-t-il, je suis désolé de te faire venir à une heure aussi tardive. Et c'était sincère. Vas-y entre, je t'en prie , dit-il en se dégageant de l'entrée, passe-moi ton manteau, si tu veux. Il tendit sa main si elle le désirait, pour l'en défaire et le poser sur l'une des patères du couloir.

Une femme d'une quarantaine d'années aux origines irlandaises se tenait un peu en retrait, et il la présenta : ma marraine. Celle-ci s'avança pour tendre la main, le visage accueillant et bienveillant. Elle compléta en offrant son nom : Cavanagh, et prévint qu'elle allait les laisser s'installer dans la pièce de vie, mais avant ça désirait leur proposer une boisson. Tu as le droit de boire quoi, posa Ji-hun à son acolyte chimiste. Elle venait tout de même de subir une opération, devait éviter les boissons sucrées et gazeuses, est-ce-qu'un thé ou un verre d'eau suffirait ? Après la « commande » passée, ils pourront enfin se mettre à l'aise sur le canapé.

Le temps des présentations, Ji-hun put espérer calmer le rythme effréné de son myocarde. Sa respiration était elle aussi impactée, l'impression que son torse s'était transformé en bombe d'organes prête à exploser. Résultat de l'appréhension d'aborder des sujets qu'on lui avait conseillé de taire pour espérer pouvoir d'intégrer à cette nouvelle société, mêlée au stress permanent qu'il se sentait de plus en plus incapable d'enfermer. Il souriait mais les traits de son visage trahissaient ce qui se passait tout là-haut, dans son cerveau. Commande passée auprès de la maîtresse des lieux, ils purent aller s'installer sous le regard inquisiteur de Liv, la fille de sa marraine, postée dans la pièce d'à côté.

Je ne sais pas par où commencer, avoua le brun. Dos plaqué contre le dossier du canapé, il tenta de trouver du réconfort en passant ses longs doigts dans les mèches de ses cheveux, feignant ainsi de les replacer pour gagner de précieuses secondes. Je t'ai dit c'est..., laissa-t-il en suspens pour retrouver le mot qu'il avait noté – ou qui s'en rapprochait, délicat. Son coeur recommençait à battre la chamade, la pression sanguine envahissait peu à peu le blanc de ses yeux et frappait ses tympans. Nulle question d'excitation, c'était vraiment douloureux. Les phrases étaient coincées dans sa gorge de peur d'être confronté au genre de regards qu'il avait à tout prix voulu éviter ; est-ce que Erika allait le juger ?

Okay..., lâcha-t-il, parce qu'il ne l'avait pas faite venir jusqu'ici pour la laisser repartir sans l'avoir entendu ; chaque aveu en son temps. Est-ce que tu as déjà entendu parlé de... H.R.N.K, demanda-t-il. Il tourna enfin le visage dans sa direction, même si son regard peinait à s'accrocher au sien, et il ajouta : c'est une organisation à Washington qui oeuvre pour les droits de l'Homme d'un pays assez particulier. Il pinça ses lèvres, puis soupira – la première confession allait arriver et il flippait. Je t'ai parlé d'une conférence à laquelle j'avais été invité à participer, lui rappela-t-il qu'il avait travaillé sur un discours, c'est pour un de leurs événements, pour le Comittee Human Rights in North Korea.

Pas anodin qu'il soit appelé à témoigner, les morceaux de puzzle à portée, elle était assez intelligente pour les aligner. Loin de l'étudiant coréen venu pour étudier dans l'une des meilleures universités comme on le pensait, il était avant tout un réfugié.

L'aveu fut confié à sa façon, en rappelant à son acolyte le discours de conférence sur lequel il avait travaillé, afin de répondre à l'invitation d'une organisation qui s'activait pour rendre visibles les nombreux droits de l'Homme violés impunément par le gouvernement mis en place dans son pays natal, et qui militait pour la liberté des nord-coréens – les siens. Comme présumé, Erika n'eut pas besoin de plus pour comprendre et il acquiesça : comme beaucoup de personnes. Parce qu'en-dehors de ses amis de la péninsule – qui l'avaient deviné à son accent du nord, les membres de l'association et sa famille d'accueil, il n'en avait jamais véritablement parlé à quiconque. Même sa copine n'en savait pas plus que ce qu'elle avait réussi à deviner, parce qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion véritable d'en parler.

Une moue coupable contorsionna sa bouche lorsqu'elle évoqua sa famille, et il baissa alors les yeux, secoua négativement la tête pour seule réponse ; aux États-Unis, il était arrivé seul. Sa marraine d'accueil arriva au même moment pour déposer les deux grands verres d'eau, et ils ne furent pas de trop. Un sourire bienveillant vers l'invitée du jour adressé, elle quitta aussi vite le salon pour les laisser continuer. Ils sont partout , avoua-t-il, un peu surpris qu'elle soit au courant des disparitions. Tant mieux, il n'aura pas à l'expliquer. Mon père a été accueilli en Corée du sud, dit-il. Il ne parlera bien évidemment pas de sa mère et ses soeurs puisqu'elles étaient encore aujourd'hui introuvables malgré les recherches. Il en a repéré là-bas en septembre dernier, avoua-t-il, mais ce n'est pas ce qui me tracasse vraiment.

Il avait fait l'armée pendant huit ans, et s'entraînait sans relâche auprès d'un ancien combattant pour se tenir prêt à l'éventualité de faire face à une tentative d'enlèvement ou une séquestration. Il se tenait préparé à cette éventualité, pourra au moins tenter de contrer la situation si elle venait à survenir. Ça fait un peu plus d'un an que j'ai été accueilli ici, informa-t-il Erika en regardant les murs du salon dans lequel ils se trouvaient, j'ai pu faire ma demande de résidence permanente il y a trois semaines. La fameuse green card qui lui facilitera la vie. Ça prend du temps pour que ça soit traité et que j'obtienne un entretien, fit-il ; neuf mois environ, le temps d'une renaissance, le problème, c'est que je ne suis pas sûr que ce soit accepté. Il y avait trois options, dont une qui le chagrinait plus que les autres.

Le jour du rendez-vous, on pouvait lui tamponner son titre sans poser plus de questions, le recaler pour avoir incorrectement rempli le fichier, mais aussi le refuser et l'obliger à quitter le territoire définitivement – le renvoyer « chez lui ».

Le tracas ne venait pas de ces espions nord-coréens qui pourraient le repérer et le ramener, mais de ces papiers qu'il avait commencé à remplir en février dernier. Le dossier d'une vingtaine de pages était la prochaine étape vers la naturalisation, puisque son statut de réfugié ne lui donnait accès qu'à une partie de la légitimité. Tout était plus compliqué par manque de garanties, d'obtenir un travail bien payé à la possibilité de contracter un crédit. Pour entrer à Harvard, il avait dû compter sur la générosité de sa famille d'accueil qui lui avait proposé un prêt sans intérêts qu'il finissait de rembourser par mensualités, et sur des bourses qu'il avait su intelligemment pêcher à côté de petits jobs qu'il avait enchaînés depuis son arrivée. Il avait déposé sa demande de green card mi-mars, mais n'était pas totalement certain que ce soit accepté.

Il laissa Erika supposer ce qui pourrait se passer, profita pour hydrater sa bouche qui semblait s'être asséchée alors qu'il révélait la vérité sur son identité. Elle était restée, ne semblait pas en être apeurée, ça lui donnait de l'espoir pour la suite. La chimiste quitta même sa position initiale pour se rapprocher et, de sa main dans son dos, tenter d'être plus proche que jamais. Il sourit devant tant de ténacité, lut dans ses yeux à quel point il pourra compter sur son soutien. Plusieurs mois, dit-il en reposant le verre d'eau sur la table, si la résidence permanente m'ait refusé, ça ne m'enlève pas automatiquement mon statut de réfugié sauf que... Il laissa cette phrase en suspens, parce que c'était la partie la plus dure à lâcher. Il tourna son regard vers la pièce d'à-côté, là où se trouvaient ceux qu'il considérait comme ses meilleurs pilliers ; il ne les vit pas mais savait qu'ils étaient là.

Il inspira profondément et posa sa paume sur le revers de cette main féminine qui avait agrippé son bras. Tu es... incroyable, dit-il en serrant ses phalanges sur sa palme, je suis vraiment touché de savoir que tu serais prête à tout ça pour moi. Il pinça ses lèvres, yeux rivés sur l'étreinte posée à son avant-bras, avant de reprendre : mais, je ne pense pas qu'il y ait de solution. Il tenta un sourire mais ses billes marrons s'embuaient trop vite pour le lui permettre. Vois-tu, il se pourrait que j'ai participé à des choses qui expliqueraient qu'on puisse me voir comme un danger pour les États-Unis, confia-t-il. Son coeur s'emballait à nouveau, il avait l'impression de suffoquer mais il ne pouvait s'arrêter sur sa lancée. Après avoir validé mes diplômes, je me suis engagé une seconde fois à l'armée durant un an puis, à mon retour, j'ai dû travailler..., commença-t-il avant d'enchaîner.

Ji-hun expliqua qu'on l'avait envoyé dans un laboratoire où il avait été assistant d'un docteur dont l'une des tâches était de pratiquer des prélèvements sur des corps de prisonniers politiques d'un camp de travaux forcés, pour quérir les derniers organes en bon état, et des avortements forcés sur des traîtresses dont les foetus servaient à la recherche. Je n'ai pas..., secoua-t-il la tête, à cours de mots ; il n'avait fait que les évacuer. Ma vie est entre les mains d'une personne qui ne me connait pas, confirma-t-il, une goutte salée stagnant sur l'extérieur. De son appréciation dépendra le résultat, mais il l'acceptera. Alors j'ai besoin qu'on m'accompagne jusque là , articula-t-il, un peu hésitant. L'impression qu'il ne méritait même pas ça, qu'importait s'il était sauvé ou que la pire sentence lui soit réservée ; sera-t-elle là ?