New York. J'avais toujours bien aimé cette ville iconique, cette ambiance à part qui marquait ses rues et ses boutiques, ses quartiers aux clivages ancrés, nous donnant l'impression d'être partout et ailleurs à la fois. Je ne m'y étais rendue qu'à de rares occasions ces dernières années, préférant les rues familières de Boston. Mais je n'avais pu me résoudre à rater l'avant première du ballet où l'on avait invité - sans parler qu'un refus aurait sans doute été très mal accueilli dans le milieu. L'adaptation d'un Maurice Béjart, tout ce que j'aimais. J'en avais pris plein les yeux. A présent je me trouvais devant le distributeur de l'aéroport, appuyant distraitement sur un bouton pour faire couler un café bien serré. En réalité, je me sentais épuisée. J'avais passé ces derniers jours sous tension, m'entraînant sans relâche depuis que j'avais été sélectionnée pour le ballet annuel de Boston avec son adaptation du Lac de Cygnes. J'avais ma chance pour obtenir le rôle principal, et autant dire que je mettais toutes les chances de mon côté pour y arriver. J'étais déterminée, mettant mon corps à rude épreuve certes, mais y trouvant quelque part une certaines satisfaction. Masochiste sur les bords ? Peut-être. Ca m'évitait de penser au reste. Saisissant le gobelet brûlant entre mes doigts, je m'arrêtais au niveau de ma porte d'embarquement et m'asseyais sur un siège libre pour patienter en attendant l'ouverture des portes.
Je crois que souvent, on habite plus un souvenir que son propre corps. Alors je transporte mon torse, mes bras et mes jambes comme un bagage lourd au milieu des autres. La tête plongée dans des bribes éparses de réminiscences incontrôlables. Le corps en alerte à chaque mouvement sans savoir exactement saisir la source de ses tremblements. Il parait que l’essentiel de notre mémoire se cache dans l’épiderme inconscient. Que notre cerveau met du temps à comprendre ce qu’il se passe dans le ventre. Alors, je subis ces images sans sous-titres qui me viennent à répétition depuis que j’ai foulé le sol américain il y a une semaine.
New-York, c’est là que j’ai atterrit d’abord. Pourtant je sais que ce n’est que le point de départ. J’ai vécu mon jet lag entre les quatre murs et la terrasse de ma chambre d’hôtel sans capter encore qu’un jet lag plus grand allait m’attraper. Au-delà du décalage horaire, celui du décalage d’histoire. Celui d’un humain qui revient dans sa peau transformée par le temps et qui vit dans l’oubli de ses métamorphoses.
J’ai eu mon diplôme, passais mes grades ; mes qualifications et les ressources de mon père m’ont permis d’être embauché comme chargé d’affaires consulaires au consulat néerlandais de Boston. Pour tout le monde, ça paraissait logique. C’était même facile. J’étais destiné à ces métiers et mes études à Harvard ont donné les arguments nécessaires pour choisir l’endroit. Boston, j’y ai déjà vécu. Alors, là aussi, c’était facile. Pour tout le monde, ça paraissait foutrement logique. Pour moi, l’infinissable flou. J’ai arrêté de me battre contre cette logique incompréhensible. On pourrait dire, « lui, il a cédé, il a baissé les bras ». Je crois plus que j’ai fait le choix de vivre à côté de mon propre corps pour m’éviter d’endurer la pénibilité d’une vie sans libre-arbitre.
Alors me voilà. Au terminal de l’aéroport qui me conduit en ligne droite à travers les nuages vers mon destin tout tracé. Mon futur et mon passé réunit dans une même ville, au milieu, le manque de mot pour réussir à exprimer ce que ça me fait, même en pensées. Silence. Déni.
Je ne sais pas si les années m’ont vieilli – sans doute. Mon visage s’est creusé et mon insolence enfantine a été troqué contre un air grave et pédant qui m’assoit définitivement dans la caricature de mon propre rôle. Un costume gris sur le dos, une serviette De Fursac dans une main ; dans l’autre mon billet, ma carte diplomatique et au poignée, la Festina qui entérine mon passage à l’âge adulte.
L’avantage de la carte diplomatique est de faire sauter les temps d’attente et de latence. Là aussi, on trace en ligne droite à travers les chaises bondées qu’on ne prend plus la peine de regarder ; comme les nuages. L’hôtesse m’accueille avec toute la politesse incongrue et caricaturale qui va avec ce genre d’interaction. A peine quelques mots – j’ai appris à les peser encore plus qu’avant – et me voilà diriger dans le long couloir qui conduira à un siège tout-confort placide, dans une première classe placide, à côté d’un hublot tout aussi placide, mais que j’aurais au moins l’impertinence d’égayer avec un verre de whisky.
A peine assise que déjà, je pense à la suite. A ce vol, presque pénible, à la fois solution rapide mais trop lente. Au trajet en taxi qui me ramènera à mon appartement, où je pourrais prendre une bonne douche et troquer mon blazer à la fois chic et sexy pour mon pyjama, et mes talons hauts pour ma paire de chaussons en mohair. La partie la plus acharnée de mon cerveau me tenterait presque pour un jogging nocturne mais, la fatigue accumulée commence à se faire ressentir, et la raison me pousse à renoncer à cette idée aussi vite qu'elle m'est venue. Je planifie ma journée de demain, l'heure à laquelle je vais régler mon réveil. Impatiente, je jette un oeil à mon téléphone pour regarder l'heure, soupire en constatant que les minutes passent trop lentement. Café chaud toujours dans la main, je porte le gobelet en carton à mes lèvres, relève le regard lorsque du coin de l'oeil, mon cerveau repère une silhouette qui se dirige vers l'hôtesse. Et soudain, c'est la douche froide. Ou à l'inverse, une vague de chaleur trop intense qui me submerge, me ferait suffoquer si ma respiration ne s'était pas coupée. Mon coeur rate plusieurs battements avant même que je ne comprenne pourquoi, sans que je ne comprenne comment, et j'ai en moins d'une seconde cette sensation de malaise qui me fait perdre pied. Je rêve. Voilà ma première explication. Inconsciemment je m'y accroche, mais mes battements de cils ancrent un peu plus cet instant dans la réalité, quand je réalise qu'il n'y a pas de doutes possible, que c'est bien lui, qu'il est bien là. Noah. Je reprends ma respiration d'un seul coup lorsque je me brûle les lèvres, sursautant légèrement. Mes doigts tremblent, je pourrais presque croire que je suis malade et soudain, j'ai l'impression de revenir cinq ans en arrière quand nous nous étions croisés par hasard à Tokyo. Quand, sans le savoir, je m'étais trouvée demoiselle d'honneur de sa future épouse. Tout me reviens d'un seul coup. Son air sévère et détaché. Cette application qu'il avait eue à faire comme si je n'avais jamais existé, simple inconnue sans intérêt dans sa nouvelle vie où je n'avais pas ma place. Et son regard, vide, ce trou béant qui avait failli m'aspirer. Tout me revient avec tellement de précision que j'en ai presque envie de pleurer, moi qui me suis tant appliquée à tout oublier. L'instant d'après il n'est déjà plus là. Je reprends mes esprit, le contrôle de ma respiration et de mon corps. Tout va bien. Ce n'est rien. Il n'est rien. Juste un souvenir qui s'amuse à me narguer chaque fois que je crois m'en être débarrassée. Je soupire, passe une main dans ma cascade de cheveux noir, puis son mon front. Ferme les yeux un instant. Essaie de taire toutes ces questions qui m'assaillent déjà. Pourquoi est-il ici ? Que vient-il faire à Boston ? Où vit-il ? Va-t-il me voir ? Un noeuds se forme malgré moi dans mon ventre. Non, ces avions sont grands. Il y a peu de chances qu'il me voit. C'est ce que je me répète quand, enfin, ils appellent la première classe à s'avancer. C'est avec détermination que je m'avance, et un certain soulagement aussi, lorsque je constate que mes jambes ne tremblent pas. Ma fierté prend le dessus, ma carapace se remet en place. Je fais à peine attention au trajet que j'emprunte, et ne saisi la tension qui m'habite uniquement lorsque j'arrive en cabine. Mon coeur s'emballe à nouveau lorsque je reconnais malgré moi l'arrière de son crâne, brisant un instant mon masque de pierre. Un instant seulement. Je comprends avec un train de retard où est-ce que l'hôtesse de l'air m'accompagne, retiens presque un rire sarcastique tant la situation ne pourrait pas être plus ridicule. Mon karma est si mauvais que ça ? Voilà madame dit la jeune femme en désignant la place vide à côté de Noah. Pas un regard vers moi. Pas un mouvement pouvant montrer un quelconque signe d'intérêt. Mais voilà que je tique sur un détail. Un détail insignifiant, mais ô combien important tout d'un coup, alors que le désespoir et la haine font rage derrière mon visage impassible. C'est moi qui ai la place au hublot dis-je de but en blanc sans aucune marque de politesse, toujours debout, attendant que son visage se tourne vers le mien.
Mes pas mécaniques et rythmés me portent dans le sillon de ceux de l’hôtesse de l’air qui parle sans que je ne puisse en saisir le moindre mot. Sa voix est comme les autres bruits ; comme les autres êtres ; elle fait partie du décors, n’a aucune aspérité et me donne la sensation, comme il m’arrive souvent depuis des années, de vivre en 2D. Sans profondeur, sans ressort. Avec la régularité morbide d’une bête enchainée à sa potence et qui pour passer le temps, compte le nombre de fois par jour où son ombre se dessine à ses pieds. C’est peut-être la seule chose qui reste vivante en elle – son ombre.
J’entre en premier dans l’appareil, comme le veut le protocole. A quelques mètres derrières mois, un autre homme en costume et cheveux impeccablement peigné, marche. A nous deux, on dépeint le parfait tableau androïdale du 21ème siècle. L’homme me dépasse avec un empressement qui dénote la satisfaction qu’il a d’être ce qu’il est. Cet homme « parfait ». Une sensation de dégout profond m’envahit. Je la chasse, ainsi que mes pensées parasites, pour m’éviter un énième tourment dans mon cerveau glitché. Je m’arrête devant le bras tendu de l’hôtesse. Elle me désigne ma place, je ne l’écoute toujours pas. Feint un sourire satisfait pour prier son départ et m’installe sur le siège, côté hublot. Une main défaisant l’unique bouton attaché de ma veste ; l’autre déposant la serviette à mes pieds.
A travers le hublot, j’observe de l’autre côté, le long couloir transparent dans lequel les hôtesses guident les autres voyageurs jusqu’à l’avion. D’abord la première classe. Une des hôtesses marche suivie au talon par une silhouette que j’ai à peine le temps de distinguer. « Champagne ? ». Je me tourne brusquement, levé de mes rêveries par la voix claire d’une hôtesse – plateau en main, elle me présente une coupe de champagne. « Whisky », je rétorque en feignant un sourire amical. Je tourne de nouveau mon visage vers le hublot. Cette fois, c’est la seconde classe qui arrive en horde. Je m’amuse à les compter, pour passer le temps et parce que ça fait partie des nouveaux tocs que j’ai intégré pour lutter contre mes évaporations. Pour me garder ancré au monde. Compter.
Un autre toc : ma main droite s’amuse à faire tourner la bague que je porte à l’annulaire gauche. Ma bague de fiançailles que je n’ai jamais retirée. Et qui reste là, comme le vestige de … je ne sais pas. « C’est moi qui ai la place au hublot ». Mon sang se glace. Tous les sons se déforment, comme si la vie était enregistrée depuis sous l’eau. Mon regard reste fixe, mon corps ne frémit pas. Des années d’entrainement aux conventions sociales m’ont appris à être de la pierre même quand à l’intérieur, c’est la tornade. Cette voix, je l’avais oublié. Pas tout à fait. Je ne l’avais plus entendu. Depuis des années. Elle a quelque chose de changée, mais sa texture reste la même. Et il ne faut pas plus de deux secondes à mon cerveau pour comprendre à qui elle appartient. Pour comprendre ce qui est en train de se passer. Une. Deux. Trois. Quatre. Cinq secondes. D’abord, aucune réaction, le temps d’attraper à la volée et à l’intérieur de moi ce que ça vient réveiller sous la tonne de fer qui me sert d’armure intérieure. Tout est cadenacé. A double tour, au fond de mon ventre. Et je ne sais pas ce qui me surprend le plus. De la re-croiser. Ou de réaliser que je suis vraiment devenu comme mon père – un désert d’émotions.
Je ferme les yeux pour récupérer. Réancrer la réalité. Sans mot dire, me lève pour dégager les sièges, passant inévitablement devant Lara. Lara… Face à elle. Quelques secondes. Le temps d’une respiration, son parfum qui me prend au nez. Mes yeux se redressent pour se fixer dans les siens inévitablement, une seconde tout au plus. Juste là, à quelques centimètres à peine l’un de l’autre. Le ventre serré en surface. Eteint en profondeur. Puis je me décale, esquissant le sourire le plus poli et complaisant du monde. Levant le bras pour désigner le siège côté hublot à présent libre et l’inviter à s’asseoir.
Au même moment, l’hôtesse revient avec son plateau et un verre de whisky posé dessus ; « Monsieur ». Je l’attrape et le bois cul sec avant de le reposer sur le plateau. Je mets du temps à déglutir, les yeux fermés, comme pour reprendre ma contenance. Comme pour me forcer à ressentir quelque chose ; en même temps que d’espérer de ne rien ressentir du tout. Avant de relancer à l’hôtesse ; « un autre, triple. Avec un glaçon. Merci. ».
Mes longues jambes plantées dans le sol, j'ignore le regard jeté de biais par l'hôtesse apparemment choquée de mon manque de politesse. Je n'ai pas envie d'être polie, je n'ai pas envie de lui accorder des "excusez-moi" ou des "s'il vous plait". Je ne sais d'ailleurs pas réellement de quoi j'ai envie à cet instant tant toutes ces émotions enfouies me font défaillir. Laquelle laisserai-je prendre le dessus ? La haine ? La peine ? Le mépris ? Peut-être qu'en réalité une part de moi a envie qu'il me voit. L'autre aimerait faire comme s'il n'avait jamais existé. Comme s'il n'était pas là à se tenir devant moi après toutes ces années. Les secondes sont des heures quand je le vois lentement s'animer, se redresser pour se mettre debout. Nos corps se frôleraient presque dans l'espace exigu quand il passe devant moi, et je me fige, statue de glace pour mieux encaisser quand ses yeux rencontrent soudain les miens. Je me hais de remarquer à quel point tout mon être le reconnait, comme mon coeur s'emballe quand ses yeux bleus se fixent dans les miens, tout juste l'espace d'une seconde. Je me faufile sans attendre mon reste, voyant à peine son bras tendu dans un semblant de courtoisie, et m'assied sur cette place qu'il vient d'occuper. Si fébrile à l'intérieur que je sens mes mains prêtes à trembler. Mes doigts se referment sur la hanse de mon sac avec poigne, espérant ainsi me calmer. Je me sens faible face à tout ce que cette rencontre imprévue déclenche chez moi, et je déteste ça. Un autre, triple. Avec un glaçon. Merci. Mon visage résolument tourné vers le hublot tant convoité, je serre mes lèvres, ignorant les tourments que m'apportent le son de sa voix. Son parfum que je reconnais comme familier même après tout ce temps. Encore une fois je n'y crois pas, je me dis que ce n'est pas possible. Que ce genre de situations n'arrive que dans les films et que je dois sans aucun doute me fourvoyer. Ridicule. Mes pensées tournent à mille à l'heure dans ce silence de plomb, si bien que je commence à en avoir mal à la tête. Champagne ? me propose l'hôtesse revenue apporter son whisky, me faisant me tourner dans sa direction. Après tout, pourquoi pas. Merci dis-je en acceptant la flute qu'elle me tendait. Je prends une première gorgée, me rappelant de Noah lui-même en train de boire son champagne entre sa future femme et son frère, cinq ans auparavant, alors qu'il avait toujours détesté ça. Mes doigts se crispent de plus en plus sur le verre alors que cette rencontre que j'ai volontairement enfouie dans un coin de ma tête semble se faire un plaisir de se rappeler à mon souvenir. Le champagne est médiocre. Pourtant je le finis rapidement, espérant ainsi reprendre un peu de contenance.
Mon ventre est éteint. Depuis des années. En voulant fuir mon père à tout prix, j’ai fini par lui ressembler. Plus rien ne m’émeut, tout me glisse dessus comme une eau calme et âpre, inodore et sans couleur. Je ne m’émerveille de rien – ni d’un soleil qui se couche, ni d’un tableau d’art, ni d’un paysage de nature, ni d’un concerto de piano. Tout glisse et me rend fade. Tout est fade, en bouche, en tête, comme en corps. Il parait que cet état d’anesthésie émotionnel serait lié au choc provoqué par la mort de ma mère, et ma propre mort manquée quelques jours auparavant. Peut-être, dans le fond, qu’au mariage d’Oksana, pendant cette prise d’otage, j’ai voulu mourir. Peut-être que dans cette chambre d’hôpital, avec ce trou de balle dans le torse, j’ai voulu mourir. Et qu’il m’est impossible de me détacher, depuis, de la profondeur de cette émotion. Les années qu’ont suivi mes études à Harvard ont coulé comme l’eau d’une cascade sans point de chute. J’ai dû réapprendre à ne pas être mort, sans avoir trouvé de raison assez forte pour me donner envie de vivre. Dans cet entre-deux, je patauge. Ni triste, ni heureux. Devenu fantôme d’humanité, hantant mon propre corps, mes propres souvenirs.
Alors, lorsque mes yeux croisent ceux de Lara, j’ai dû mal à saisir ce qu’il se passe à l’intérieur de moi. C’est comme si les effets de cet rencontre étaient détachés de moi. Je dissocie, encore. Seul le tremblement de mes mains, que je tente de retenir en les animant, me rappellent à mes émotions. Je ne contrôle pas les réactions de mon corps. Pas plus que je ne parviens à freiner la bouffée de chaleur qui me gagne quand je me retrouve à quelques centimètres d’elle, son odeur envahissant l’entièreté de mes entrailles et de mon cerveau. C’est pénible les odeurs, elles mettent du temps à partir. Elles ne partent même jamais, et c’est parce que je la sens, là, que je sais, au fond de moi, qu’un jour, une fois, quelque part, je l’ai peut-être aimé les yeux fermés.
Lara à la tête tournée vers son hublot. La mienne reste fixe droit devant, je la tiens. Même si mon être tout entier me commande de me tourner vers Lara, de la regarder. Je voudrais la regarder. Je voudrais la détailler. Chaque courbe, chaque oscillation, de la forme de ses cheveux à celle de sa gorge. De ses yeux à sa bouche. Je voudrais figer le temps pour qu’elle ne me voit pas la regarder – et la regarder comme on apprend par cœur un souvenir. Comme on essaye de se souvenir intensément. Comme on cherche à se rassurer dans les choses qu’on a pu oublier. L’hôtesse revient, plateau et verre de whisky en main. Je l’attrape, mon oreille gauche frissonne en entendant le « merci » de Lara. Je vois, du coin de l’œil, qu’elle boit sa coupe. Et me souviens brutalement. La dernière fois qu’on s’est vu. Ce goût dégueulasse, le bruit des bulles dans le verre, le parfum de Lara … C’est comme si on y était, sauf que cette fois, il n’y a qu’elle, moi, une coupe de champagne et une bague de fiançailles pour me le rappeler. Je profite de deux gorgés de whisky pour déglutir la boule qui se forme dans ma gorge. Reprenant ma contenance – ma stature, mes airs suffisants et inatteignables, je tourne un regard courtois vers elle. La fixant de nouveau dans les yeux, « Tu as envie de parler ? ». Droit, sans filtre, sans attente. Pour lancer la balle, entamer la partie. Être celui des deux qui se laisse le moins déstabilisé par la situation. Après tout, notre toute première rencontre ressemblait aussi à ça. Un volcan et un orage dans un huis-clos.
Pendant longtemps, beaucoup de choses n'ont cessées de me ramener à Noah. Un verre de whisky commandé. Une limousine qui passe dans la rue. Une pub pour des dragibus. Une chanson de Radiohead... beaucoup de trop de chansons. J'ai appris à mettre tout ça de côté, à enfermer tous ces souvenirs dans un coin de ma tête, à double tour. Ou du moins à faire que ces petites choses insignifiantes me glissent dessus, à défaut de ne pas réussir à ne pas penser à lui. A cet instant, toutes ces souvenirs me reviennent en plein dans la face pour me démontrer à quel point je me suis fait des illusions. A quel point j'ai été bête de croire que je pouvais effacer tout ça facilement, comme s'il n'avait pas compté. Comme s'il n'avait pas créé cette blessure au fond de moi que je ne parviens pas à panser. Le champagne avalé trop rapidement me fait monter le rose aux joues, et entre mon ventre qui se tord et les palpitations de mon cœur, je me sens presque malade. Je me fige à nouveau quand je le sens remuer, apercevant sa silhouette se tourner vers moi du coin de l'œil. « Tu as envie de parler ? » Les invectives se bousculent dans ma tête quand je prends sa courtoisie pour de la condescendance. Je lâche le hublot des yeux pour retrouver les siens, les traits froids et détachés, experts dans l'art de masquer les émotions. « Je vois, aujourd'hui on se connait ? D'habitude on dit que les souvenirs disparaissent avec le temps, pas l'inverse » je réponds avec un brin d'ironie dans la voix, faisant référence à la dernière fois où nous nous sommes croisés, cinq ans plus tôt. Est-ce que j'ai envie de lui parler ? Oui et non. Une part de moi voudrait l'envoyer balader, ou même changer de place pour couper court à tout ça. Une autre voudrait parvenir à lui faire mal, à le rabaisser, l'humilier. Une troisième que je n'assume pas, voudrait que l'instant reste suspendu, comme pour s'assurer qu'il est bien là, face à moi. Qu'il n'est pas juste un souvenir, qu'il a réellement existé. « Comment va Emma ? » demandé-je, prenant à mon tour un air courtois mais distant lorsque j'évoque sa femme. Femme qui était également mon amie, dans une autre vie. Peut-être va-t'il la rejoindre, ce soir. Peut-être même a-t-il un enfant avec elle. Ou plusieurs. A cette pensée je sens mon ventre se crisper violemment. Un combat intérieur fait rage pour ne rien laisser paraître, soutenant son regard qui, pourtant, me fait déjà défaillir.
Je crois que les choses auxquelles on tente le plus de résister sont celles qui nous habitent de plus près. J’aurais pu rencontrer Lara comme on rencontre n’importe quel autre humain – se croiser, se détester, se séduire, baiser, se quitter et basta. Comme un vent qui passe sans parfum. Ou une musique médiocre qui reste en tête deux trois jours avant de totalement disparaître. J’aurais pu rencontrer Lara comme on rencontre n’importe qui. La regarder comme on regarde n’importe quoi. L’oublier radicalement à partir de n’importe quand. Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Et je ne m’explique toujours pas pourquoi et comment cette fille réussit à avoir cet effet là sur moi. C’est comme si, proche d’elle, je sentais tout mon corps prendre vie. De ma gorge qui se sert, à ma voix qui tremble, à mon cœur qui bat un peu trop fort. Proche d’elle je sens tout mon corps et je sais, parce que je le sens, que je suis vivant. Lara, elle me coupe le souffle. Me donne envie de respirer. Avant de la connaître, je ne savais pas que je pourrais à ce point me projeter dans quelque chose de possiblement doux et heureux. C’est effrayant.
Je la fixe pour ne pas me sentir désarmé. Prendre de la contenance, garder le contrôle sur une situation qui me dépasse. Ses yeux … Je la regarde parler et même si elle donne l’impression d’avoir envie de me tuer sur place, je m’en fou. Elle parle, elle me parle. Je regarde ses lèvres, ses joues, son cou, tout. Je réalise de plein fouet. Je suis là, en présence de Lara, ce n’est pas une illusion. Et toutes les heures que j’ai passé à tenter de l’oublier viennent enfin de trouver leur récompense. Lara est là, plus rien ne compte. J’esquisse un sourire narquois pour cacher la joie que me procure sa présence, « Aujourd’hui, on peut se rencontrer ». Je rétorque froid et sec, comme pour montrer que des deux, je suis celui qui gère le mieux ses émotions. J’avale la dernière gorgée de whisky, avant de reprendre, sourire provocateur aux lèvres, « Ou se souvenir ensemble, comme tu veux … ».
Je me tourne vers l’allée centrale pour faire signe des yeux à une des hôtesses d’amener un autre verre. La dernière question de Lara me scotch sur place. Mais je n’en laisse rien voir. Je reste quelques secondes dos à elle, le temps d’accueillir l’uppercut. Puis reprend un air suffisant avant de me réinstaller dans mon siège, le visage tourné vers Lara, « Emma saurait mieux répondre à cette question que moi, tu n’as qu’à l’appeler ». Ferme, pour couper court à cette conversation. Je ne suis pas prêt à dire la vérité. Si elle la veut, elle peut aller la chercher. Le simple fait que Lara se souvienne de ça, me prouve qu’elle ne m’a pas totalement oublié. Je me satisfais de tout, même de la rancœur. Pourvu qu’elle reste encore un peu, là, près de moi. Enfin.
Mon regard posé sur son visage j'érige un mur de plomb entre lui et moi, puisant le contrôle dans la colère qui m'habite. Mes yeux glissent sur ses traits, remarquent malgré moi ces petits changements que le temps à laissé sur ses traits. Sa barbe naissante, ses cheveux coupés différemment. Son air usé aussi, que je ne sais interpréter. A cet instant toutes les fibres de mon corps sont en ébullition, alertées par la simple présence de Noah. J'ai envie de rire, crier, pleurer à la fois. Faites que ça cesse. Faites que ça ne s'arrête plus jamais. « Faudrait-il encore qu'il y ait des souvenirs qui valent la peine d'être ravivés » je réponds d'un ton calme, détaché, comme si au fond tout ça n'avait aucune importance. Son sourire, j'ai envie de le lui faire ravaler d'une claque dans figure. La violence et la joie se mêlant dans la débâcle de mes sentiments. Pourtant je me contiens, appliquée jusqu'au bout à dissimuler à quel point il a put me briser. Mais soudain quand j'évoque Emma je le sens se braquer, me provoquant presque un sentiment de victoire. Y aurait-il de l'eau dans le gaz entre ces deux-là ? « Après tout pourquoi pas » que je lance, désinvolte, petit sourire sur les lèvres. Comme si j'allais l'appeler. Comme si j'avais envie de l'entendre parler de sa vie avec lui, de leur couple, de leurs projets... « Elle t'attend à Boston ? » je demande, faussement intéressée. Je trouverai bien une solution pour m'esquiver au dernier moment.