Mirror game // Billie

Mon emménagement chez Angèle et Abril approche, et j'ai encore un max de trucs à faire. Jongler entre les cours, les devoirs, les examens, les tris d'armoire et les cartons, c'est pas du gâteau. Sérieux, j'sais pas comment font les mères célibataires. Mes pères n'étaient pas chauds à l'idée que je quitte la résidence des Pfo. Selon eux, l'inclusion et la cohabitation est primordiale pour une bonne cohésion de groupe. Mais je n'ai plus l'âge de tout faire pour me plier à leurs désirs. Il est temps que je fasse ce qui me convient à moi.

Et en parlant de ça... j'enchaîne les séances de tarot, et après mon apparition dans les rues en fête de Boston pour Halloween, le compteur a un peu explosé. Si bien que j'ai dû refuser plusieurs personnes, rien que cette semaine. Faudra que je commence à demander rémunération... mais ce sujet est toujours un peu délicat. Certains osent dire que, parce qu'il s'agit d'un don surnaturel, il ne devrait pas être récompensé de manière pécuniaire. C'est drôle, personne n'a ce problème de conscience quand il s'agit d'autres services comme le ménage ou la coiffure. Les gens oublient que tout le monde a besoin de manger et de payer ses factures.

Quoi qu'il en soit, j'ai une séance prévue depuis quelques semaines à 16h aujourd'hui, avec une certaine Billie. Comme d'habitude, je ne sais pas grand chose à propos du client, préférant me connecter à son énergie dès son arrivée plutôt que poser trop de questions et risquer de passer pour un charlatan ou une mentaliste. Arrivé 15h45, je me pose dans la petite pièce au fond de la bibliothèque et prépare mes tarots et oracles, que je dispose comme un lent rituel sur la table, en face de laquelle j'ai installé une autre chaise. Pendant une dizaine de minutes, je me concentre sur ma respiration et éteins les nombreuses pensées qui trottent dans ma tête, imaginant un étouffoir s'abaisser sur des petites bougies, et le crépitement accompagnant chaque flamme exterminée. Tschhhh...

Jusqu'à sentir une présence s'approcher, et entendre des pas retentir dans le couloir. Ah. There she is.

Les pas déterminés, tu les entends ? Est-ce que t'entends, que j'ai dans mes pas l'envie d'en finir avec une partie de ces charlatans dont je vois les multiples affiches, dans la rue ? Cette fois, c'est jusque dans les couloirs de mon école, que ces conneries me poursuivent. Alors à force que les ailes de mon nez s'écartent pour laisser passer un souffle profond, à force que je m'agace, d'une mâchoire qui se contracte, je viens en guerre. Ca tombe sur toi. Ca aurait pu tomber sur le charlatan du coin, avec sa boule de cristal et ses prédictions dignes de la dernière page d'un magasine qu'on qualifie de féminin. On reviendra plus tard sur le sexisme de ces pages. Dire tout et son contraire, saupoudrer de clair mais nuancer d'ombres ; finir forcément par toucher un peu de vérité. Trop facile. Y a aucun intérêt, et le monde continuera de tourner, exactement de la même manière, après mon intervention. J'ai l'air ridicule sur mon petit poney blanc, à brandir un étendard représentant un fantôme. Les miens. Les vrais. Ceux que j'estime vrais, en tout cas. Que j'espère vrais, pour ma santé mentale. Pour ma construction, clairement caduque si c'est mon esprit qui déconne depuis le début. Mon fantôme et moi, donc, on a pris rendez-vous pour une séance. J'ai pas demandé le montant, j'ai rien demandé du tout, si ce n'est cette réservation. Les pas déterminés, si vous avez suivi, je débarque dans la pièce au fonds de la bibliothèque. Rien que cette présence, dans mon antre aux livres, m'agace. Mais le sourire est léger sur les lèvres, quand je m'approche. Les orbes qui détaillent tout. Les cartes, les bougies. Y a pas à dire, c'est bien fait. Ca me contracte même un peu le ventre, si j'écoutais mon corps. « J'suis Billie.. j'me suis pas trompée de lieu, apparemment. » J'te sors même un rire de cruche, dont je juge immédiatement le son. « Je fais quoi, je m'assoie là et.. ? » J'ai l'air gauche. J'ai envie de te demander si tu vois quoique ce soit d'autres que les images de tes cartes, sur ces tarots retournés. Exhiber de la naïveté, pour mieux prendre au piège l'arnaqueuse. Parce que si tu voyais vraiment les choses, tu saurais qu'autour de moi, il y a plus de morts que de vivants.

La jeune femme qui entre me fait l'effet d'une brise tiède, de même que le léger accent... irlandais ? qui arrondit les angles de ses mots. C'est difficile à expliquer, mais... y a comme une vague de familiarité qui me traverse, avant même que mes pupilles ne se posent sur son faciès. Et quand enfin, mes opales rejoignent les siennes... c'est de la méfiance que j'y lis. Ça ne devrait pas me faire flancher ; après tout, c'est la même expression qui tend les traits d'un bon nombre de clients qui viennent consulter, surtout lors de leur première séance. Le doute, la peur, l'anxiété... ça a tendance à assombrir même les plus beaux visages.

Je tape un mini-bug sur le sien, incapable de détourner mon attention, scotchée à mon siège alors que je devrais me lever pour l'accueillir. Reprends-toi, Hyde. Ouais, elle est jolie, et alors ? T'es pas là pour draguer.

Je m'éclaircis la gorge avant d'enfin, décoller mes fesses de ma chaise.

─  Bonjour ! Moi c'est Zora. Installe-toi, mets-toi à l'aise.

D'un geste maladroit, je lui désigne sa place attitrée, avant de me rassoir également. Joignant les mains sur la table, je l'observe avec un grand sourire qu'on pourrait sans doute qualifier de... niais. Qu'est-ce qui m'arrive ?

─  Tout d'abord, j'aimerais savoir ce qui t'amène ici. Chaque personne est différente, et chacun cherche des réponses à diverses questions. Alors... je t'écoute. Comment je peux t'aider ?

Dans mon dos, une lame dissimulée sous le tissu. Guerrière pour des luttes futiles, des batailles perdues d'avance. Je suis l'acharnée ridicule, qui se bat toute seule et qui tombe toujours à la fin. Ma lame, nommée vérité, qui chauffe mes reins et ma colonne. Orbes fixées dans les tiennes. Moi qui tente le sourire léger, ingénue, d'une naïveté qu'on m'a ôté depuis trop longtemps. J'suis presque convaincue que tu n'me crois pas. Je ne le fais pas assez bien, dis-moi ? Je voudrais tenter la timidité, mais je suis bien incapable de cesser ce contact constant, déjà belliqueux. Le vert dans ton bleu : dans une autre réalité, celle où tu ne racontes pas des chimères à quelques crétins, je tenterai la séduction, l'air de rien. Le regard qui se lève, en même temps que ta silhouette. Ton accueil, que j'accepte d'une esquisse doucereuse. J'essaye encore, puisque d'ordinaire, je manie si bien le mensonge. « C'est un peu impressionnant. » Tes victimes doivent bien se recroqueviller derrière ce genre de remarques, non ? Si bien qu'il y a écrit pigeon sur leur front, à peine la première phrase prononcée. Vas-y, prends-moi pour la plus idiote de tous. C'est une technique, ce sourire que tu me sers ? Trop doux, trop charmant, quand je m'assois. Mon dos contre le dossier de la chaise, j'en mords l'intérieur de ma joue, légèrement décontenancée. Déjà. Décidément, je perds de ma hargne. Je m'attendais à davantage. Tu sais, de la fumée, une tentative de deviner des choses facilement captables. Je m'attendais à un numéro, et tu me sors le pire, celui qui semble honnête. Mes phalanges qui se posent sur le bord de la table ; le bois qui nous sépare. « J'aimerais.. » Avoir anticipé cette question, et offrir une réponse plus spontanée. Une inspiration. Le souffle et l'idée. « J'aimerais savoir de quoi sera fait l'année prochaine, dans tous les domaines. » C'est vague. Légère grimace. « C'est suffisant ou.. faut que je précise plus ? » Sait-on jamais. Légèrement penchée en avant, comme une confidence. « Je voudrais surtout savoir si mon frère et moi, on va enfin devenir majors de promo. » Un rire qui ponctue la fin, simulation d'une joie qui se meurt. Corps qui retrouve sa place. « Non vraiment, savoir à quoi m'attendre pour l'année prochaine, ça serait cool. » J'attends tes quelques premières prédictions, avant de sortir ma lame. Une façon de faire durer le plaisir de tes orbes bleues.

L’air moqueur se camoufle derrière une apparence naïve, bien mal exécutée. J’suis persuadée d’être celle qui mène la danse, sans voir que t’as attrapé mes doigts et que tu m’entraines dans des chemins que j’pensais plus prendre. La bêtise de celle qui gueule pour qu’on la croit, révoltée par le scepticisme qu’on lui sert, mais qui sert le même plat quand l’art n’est pas distribué de la même manière. Mais j’reconnais le gout, l’odeur ; j’sais pas pourquoi tout dans cette pièce devient demeure. J’m’arracherais ce rictus, si seulement j’étais pas persuadée de l’arborer pour de bonnes raisons. L’envie de défendre cette vérité que j’ai fini par croire être la seule, ou presque, à détenir pour partie. J’sais que ça m’échappe encore, j’sais que je ne fais que gratter du bout de l’ongle cet autre monde. Par peur, par flemme. Par peur, surtout. Qu’un jour, on me souffle que tout n’est qu’imagination, et que mon esprit s’est barré il y a bien longtemps. Qu’un jour, on me souffle que tout est vrai. J’sais même plus ce que je veux, j’crois même que je ne sais plus ce que je fais ici. Dissipée par un pressentiment qui m'enserre la gorge. J’en cligne les yeux, comme pour nettoyer les doutes. L’attention s’accroche à tes cils. Dans le doute, j’te file cet élastique sans valeur. Bleu, pour cheveux, dont l’élastique s’est légèrement détendu à force de se tendre et détendre. Je le trouve ridicule ; j’oublie qui écoute mes pulsations cardiaques, s’imbibe de mon sel et mon parfum. Je le sous-estime. Je te sous-estime. Un crayon, c’était bien. Mais dans l’estime, moi je me ‘sur’. Persuadée de tout gérer, surtout ce qu’il est impossible de canaliser, comme autrui. Le dos bien calé contre ma chaise, j’établis la distance que je peux ; mesure de conservation de dernière minute. Tout est bien fait, la sensation, je peux la sentir sur mes phalanges, que ça te traverse. Actrice talentueuse. J’écoute à peine ton introduction, les orbes fixes, perçantes, j’attends comme on attend une sentence. Non mais sérieusement ? O’Malley, pas toi. “Ouais, d’accord, vas-y.” J’abrège, je cherche à avancer la cassette, ne taisant qu’à peine l’impatience. J’veux juste vérifier. Savoir si ce qui grogne dans mon ventre n’est qu’un de ces signaux vains, parasites. Rassure moi, mens moi. “Nan, j’vois pas.” J’en suis ravie, d’abord. Puis, les sourcils se froncent, le silence s’installe et je cherche. J’le veux pas, mais que voulez-vous, le cerveau s’active. Je cherche et je trouve, évidemment que je trouve. Elle me montre où chercher, quoi trouver, et n’est pas loin de me fournir le souvenir dans les mains. “Ah, peut-être..” Orphéa, Gustin, toussa, toute cette merde qui a fini par nous éloigner au fur et à mesure. “Y a ma meilleure amie, peut-être.” J’veux pas trop t’accorder de bons points, comme si aller dans ton sens finirait par me perdre. Les lèvres pincées, j’me penche un peu, plantant mon coude sur la table et appuyant mon menton sur la main ouverte. Demoiselle, qui face au ravin, a tendance à s’y pencher. “Mais c’est un peu vague, j’suppose qu’on a tous des amies qui vont et viennent, et les connards sur Harvard, y en a un paquet.” L’esquisse est amusée sur la bouche. “Vas-y continue, j’ai pas de secret.” Provocation. “Ou ils sont trop bien enterrés.” Tu le trouveras pas sur mon profil meets, ni même en écoutant les bruits de couloirs. Mon secret git sous terre et me souffle à l’oreille. Peut-être même qu’il souffle à la tienne.