everybody's changing and i don't feel the same

L'air est encore rempli de sel lorsque Joyce quitte le bord de mer à dos de son fidèle destrier – son vélo bleu azur comme l'horizon qu'elle aime observer. Son maillot de bain dans son sac, elle s'est rapidement changée dans une cabine de plage pour ne pas faire complètement tâche dans le monde plus nocturne qui l'attend ; une robe blanche met en valeur le reste du hâle doré dont sa peau s'est teintée lors de son séjour en Egypte, et ses longs cheveux roses retombent en deux nattes dans son dos. Elle a déjà envie de changement et sait qu'elle ne tiendra pas longtemps avant d'abandonner cette couleur, mais tente tout de même de résister jusqu'à la fin de l'été. Septembre est annonciateur de nouveautés avec le doctorat et le retour à Harvard ; l'occasion de changement. Mais septembre n'est pas encore là et en attendant de s'assommer sous le boulot, Joyce tient à profiter du temps qu'il lui reste désormais que sa tête n'est plus remplie uniquement de son ex. Cette libération, aussi douloureuse a-t-elle pu être lui fait l'effet d'un poids qui s'est envolé de ses épaules, un souffle qui a repris dans sa poitrine. L'idée de pouvoir profiter de moments simples, comme d'aller boire quelques verres avec une amie, la remplit de bonheur. Ce n'était pourtant pas gagné, et quelques semaines encore auparavant, elle aurait eu une mine plus morose, l'esprit occupé ailleurs. Il faut croire que Jay avait définitivement réussi sa mission de lui rendre le sourire.
Arrivant devant l'endroit où elles ont rendez-vous, elle accroche son vélo bien solidement à un lampadaire, consciente qu'elle ne le reverra probablement pas de la soirée – ce soir elle compte bien se lâcher sur les verres et n'a aucune envie de prendre le guidon ivre, surtout depuis son dernier accident de cycliste alors qu'elle n'avait pourtant pas un gramme d'alcool dans le sang. Anti-vol accroché, elle entre ensuite dans le bar avant de repérer rapidement la table de son amie et de la rejoindre, un grand sourire qui s'épanouit sur les lèvres.

– Super bien ! Et toi ?

Sous le sourire et l'accolade qu'elle lui offre, pointe une brume d'inquiétude. Si le dernier semestre était délicat pour Joyce, celui de Haley a été pire et les choses ne semblent pas vraiment aller en s'améliorant. Il y a bien ce garçon dont elle lui a parlé et qui aurait pu lui changer les idées, mais il souffle le chaud et le froid et elle sait à quel point ça peut être déstabilisant.

Le ton, les mots, tout est là dans l’attitude de son amie : elle va ben. Ou du moins, c’est ce qu’elle prétend. Joyce se doute que sous la surface, si on rose un peu le langage phatique et la réjouissance qui teinte dans sa voix, tout n’est pas aussi simple. Elle accepte cependant l’idée que son amie va mieux, parce qu’elle l’espère sincèrement pour elle. Deux navires à la dérive bouleversés par les flots du dernier semestre : celui-ci sera meilleur. Des aventures, des terres inexplorées, des choses pour venir s’enliser dans les pensées noires qui les ont hantées ces derniers moi ; et même si tout ne se résout pas ainsi, d’un coup de baguette magique, ça peut aller un peu mieux, non ?
La biologiste s’assied et remarque alors les verres à cocktail posés devant elle ; Haley est diablement efficace et prévenante et elle ne doute pas que son amie aura fait le choix d’une boisson qu’elle aimera – pas qu’elle soit très compliquée, de toute manière, mais en plus de ça l’étudiante en médecine la connaît bien.

– Tu es parfaite ! s’exclame-t-elle en levant son verre pour trinquer.

Une seule gorgée suffit à valider son hypothèse : le mélange est divin et elle y reconnaît sans trop de peine la pointe de gin qui vient rendre le tout magique – et ça tombe plutôt bien, elle adore le gin.
Cependant, Joyce a à peine le temps de reposer son verre, encore en train de savourer les différents éclats goûtas sur ses papilles, que son amie annonce avoir une grande nouvelle. Et la myriade de possibles qui s’inscrit dans la tête de la doctorante est infinie : a-t-elle gagné au loto ? S’est-elle mariée lors d’une escapade improvisé à Las Vegas ? A-t-elle décidé d’adopter un chien ? Tellement d’idées, toutes positives puisque Haley n’a pas l’air de celle qui va annoncer une mauvaise nouvelle – et puis l’aurait-elle vraiment qualifié de grande si ça avait été le cas ?
Le suspens ne dure pas longtemps et est bien vite comblé. Une année sabbatique, s’éloigner un peu des cours, quelques temps au moins – pour mieux revenir ou non, peut-être. Pourtant, ce n’est pas à ça que pense d’abord Joyce et une mine interrogatrice vient teinter son air.

– Est-ce que… est-ce que tu vas partir de Boston ?

Pensée égoïste quand on sait que c’est elle qui jure sur tous les toits que, dès qu’elle aura son diplôme en poche, elle repartira conquérir les mers. Mais une année entière sans son amie lui paraît terriblement long et si, bien sûr, elle serait heureuse qu’elle puisse s’épanouir à l’étranger surtout après l’année qu’elle vient de vivre, dire au revoir n’est jamais évident, même quand on a passé sa vie sur les flots à dire adieu à chaque vague rencontrée.

– Pardon, ajoute-t-elle précipitamment comme pour justifier sa décision. Je comprends que tu aies envie de faire une pause. Si j’étais pas décidée à terminer mes études le plus rapidement possible, j’aurais peut-être même fait la même. Fais ce qui est le mieux pour toi, je te soutiendrai toujours.

Et si son amie partait, ça lui ferait toujours une bonne excuse pour prendre des vacances et aller lui rendre visite. Il fallait voir le bon côté des choses !